Contradiction du bloqueur stylé
Il y a indéniablement une chose à quoi ne veut pas réfléchir le bloqueur actuel, qui peut être un routier ou n'importe qui d'autre, dans sa volonté d'agir coûte que coûte : c'est que le citoyen qu'il dérange se trouve dans au moins trois-quarts des cas de son avis, et qu'il importune ainsi surtout des alliés qui risquent de juger mal, à force, son obtusion très stupide. La victime doit endurer une gêne aussi injuste que s'il crevait le pneu du routier, et lorsque sa patience aura expiré, il finira par prendre le parti de l'ennemi des bloqueurs parce qu'il juge que l'atteinte et l'oppression présentes lui sont devenues plus directes et plus graves que celles des autorités contre lesquelles il était premièrement tenter de lutter. On use l'innocent de bonne volonté, c'est ce qui le pousse à devenir inique. Le temps joue toujours en défaveur des fâcheux.
Le bloqueur et le manifestant actuels ont certainement raison d'aspirer à montrer qu'ils ne se soumettent pas, mais ils utilisent pour cela des moyens d'un âge révolu en supposant que le pouvoir tiendra compte de ce qu'ils constituent des marches importantes et ralentissent le fonctionnement de la nation : le gouvernement se moque du peuple que dans la rue il appelle émeutiers, et les révoltés ne sont jamais si fermes qu'on le pense lorsqu'on les voit consentir aux réquisitions d'État – ils ne font, dans leur impuissance et leur peu d'imagination, que suivre l'inertie d'anciens procédés qui fonctionnèrent en d'autres temps et sous d'autres mœurs, mais est-ce qu'on a vu que les Gilets jaunes, qui fut un mouvement bien plus vaste et plus durable que celui de mai 68, en connut les mêmes conséquences ? Les époques neutralisent les effets d'époques anciennes parce que la morale évolue.
Que faut-il faire alors, puisqu'on ne peut tolérer d'être privés de ses droits sans réagir ? Voyons ! à qui en voulez-vous au juste ? qui vous dépouille de ces droits ? Ce n'est certes pas votre voisin qui vous spolie, lui qui ne veut que faire ses courses en passant le rond-point du supermarché... Même le policier, qui est sans doute un peu imbécile comme chacun, ne vous a rien fait, en général, et c'est faux de prétendre qu'il « représente le pouvoir » : il se contente de suivre des ordres qu'il estime assez fondés, parce que ce n'est pas vrai, tout de même, que des commerçants privés et que des fonds publics doivent subir des dégradations. Mais qui sont donc ceux qui vous poursuivent d'oppressions qu'il faudrait songer à leur rendre ?
Vous les connaissez, députés, sénateurs, tous ministres responsables de vos malheurs : il n'est pas illégitime, je pense, de leur imposer les fruits de leurs légèretés, de leurs erreurs, de leurs mépris. Il est même inutile de les blesser ou d'attaquer leurs biens, il suffit de leur rendre le préjudice qu'ils infligent : ce sont eux qu'il faut empêcher de se déplacer, et d'acheter des denrées, et de recevoir des services civils, et il n'est pas pour cela nécessaire d'être des milliers, cent personnes à leur poursuite y peuvent suffire. On prétendra que la loi est votée et qu'ils n'y peuvent revenir : mais s'ils avaient gardé le souvenir des tracas provoqués par une mauvaise loi antérieure qu'ils ont fait promulguer, auraient-ils voté celle-ci ? Le problème de leurs décisions, c'est leur impunité : ils n'en ont jamais rien à pâtir ! Si chaque fois qu'ils prennent la route, une voiture plus lente, au conducteur très prudent, leur ralentit la voie, et si quand ils veulent une baguette de pain le boulanger a toujours sa marchandise réservée, et si quand ils désirent se promener des électeurs les apostrophent jusqu'à l'intranquillité ? Je ne vois pas ce que ç'aurait de si difficile à organiser : rien qu'un voisinage de l'élu – deux pâtés de maison – suffirait, sans illégalité, à réaliser un empêchement des plus sensibles.
Qu'on y réfléchisse, au moins : ce n'est pas parce que deux camions de policiers sont constamment en vigie devant le domicile d'un député qu'on ne peut veiller à ce que sa voiture soit correctement gonflée... et, par maladresse, vider son pneu, sans se retenir de laisser sur le pare-brise un message pour indiquer son erreur. À vrai dire, philosophiquement ma pensée est plus radicale : c'est que j'estime qu'un peuple sans moyen de menace contre ses dirigeants n'a jamais de recours contre la tyrannie, et c'est pourquoi je plaide en faveur de l'autorisation à peu près universelle du port d'armes, en ce qu'il n'est pas absurde que le peuple dispose de quelque puissance potentielle contre l'arbitraire, autrement il ne doit compter pour cela que sur la justice et la police qui, comme on le sait, sont les premiers instruments détournés par le pouvoir. Mais pour l'heure, je n'ai pas le droit d'y inciter le citoyen, aussi me contenté-je de clamer : « Rendez une gêne proportionnée aux responsables qui vous provoquent une gêne. » Si j'habitais près de Mme ***, ma députée qui a refusé de voter la motion de censure, je sonnerais galamment chez elle pour lui demander régulièrement d'expliquer quelque chose que je n'ai pas compris. On a le droit, que je sache, d'être travaillé par un doute urgent qu'on ne peut résoudre seul, même à minuit. Par exemple, je ne travaille pas les jeudis matin : je me proposerais peut-être alors de me tenir à sa portée pour la questionner sur ce que décidément je n'ai pas entendu – et il y aurait peut-être des gens disponibles les jeudis après-midi, et les vendredis matin, et les vendredis après-midi, etc.
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