Il est instructif de regarder les gens danser, parce qu'il y a divers degrés dans la danse, divers humours, diverses intelligences, diverses façons de considérer pourquoi l'on danse, et parce que le cumul de ces strates fait une profondeur. Et cela se voit à la manière dont les gens dansent. Certains dansent par obligation quand c'est en telle circonstance un rituel et qu'il faut s'y soumettre. Certains dansent pour complaire à une ambiance de foule et ainsi appartenir par rôle à un groupe qui s'est déterminé à un amusement plus ou moins factice et conditionnel. Certains dansent par plaisir de disparaître, en ce que la musique permet de s'abandonner en ce que Kerouac appelait la pulse. Certains dansent pour s'exalter, se sentir beaux, jeunes, dansant sous le regard des autres parce qu'ils n'ignorent pas disposer de propriétés, déjà présentes dans diverses vertus sociales, qu'ils veulent confirmer en dansant pour réaliser l'image totale qu'ils ambitionnent. Certains dansent par séduction, avec ou sans intention de « réalisation », et en établissant avec des partenaires une connivence qui rend moins seul et qui permet d'entrer par le corps mobile en la personnalité sensuelle d'un autre. Et certains ont sans doute des raisons de danser qu'un danseur occasionnel comme moi n'imagine même pas.

J'observe – je ne puis jamais m'empêcher d'observer ce qui a trait à une performance ou à un art : cela m'attire et tend à m'accaparer. La plupart des fêtards dansent mal – ils dansent peu, sans endurance, sans insistance, ils vont et viennent, boivent et discutent et redansent par alternance ; ce sont surtout les femmes qui multiplient les danses l'une après l'autre comme une décision sportive. Bien danser, c'est à mon avis abandonner son corps, mais sous un contrôle esthétique, en assimilant les particularités de la musique qu'on danse : le bon danseur, plaisant à regarder, ne se contente pas des sempiternels pas (celui qui danse le madison ne se contente pas non plus de suivre la chorégraphie imposée, toute sa personnalité est dans sa part de détente et de légèreté) ; celui qui ne fait que réitérer des mouvements a l'air de s'ennuyer, à la longue il finit par donner l'impression de réfléchir, il se fige, c'est ennuyeux et même assez pénible à voir – il fait assez longtemps, depuis mon mariage, que j'ai compris que pour danser au moins avec vitalité, il ne faut pas se retenir mais se donner, et qu'un danseur mou et sérieux est encore plus ridicule qu'un danseur gesticulant et grotesque. Dans le bon danseur au contraire se lisent une gaîté et un désir en partie improvisés qui ne se départissent pas d'un regard sur soi, qui sait ou devine ses effets, comme une femme en plein ébat admire par intervalles sa cambrure ou ses jambes, parce qu'il s'efforce à plaire ou à se savoir beau, et qu'il y a des virevoltes et des poses communicatives – artistiques ? – qui donnent envie aux autres de jouir et d'aimer.

Je ne m'inquiète que d'un constat quand je vois des gens danser, c'est quand personne ne se regarde, considère, interroge ou cherche, quand chacun estime d'emblée que chez l'autre comme en lui-même il n'y a rien à trouver, autrement dit quand seules des enveloppes remuent sur un rythme – c'est le propre des gens sans intériorité, sans degré, même pas le premier, et qui n'ont rien à communiquer, qui n'imaginent même pas ce que serait une danse qui réalise un effet. Alors, les danseurs, qui souvent ne peuvent s'entendre parler à cause du volume sonore, sont sans les fenêtres de leurs yeux, n'osent pas séduire, ni se toucher, ni se montrer, ne veulent pas déparer, craignent ce qui ne serait pas conventionnel, se cantonnent à imiter, incapables de rentrer en un soi qui serait porteur de jugement sur leur grâce ou sur leur art corporel. Ils ne savent pas ce qu'ils font, et ils ignorent presque complètement pourquoi ils le font.

J'ai le soupçon – mais ce n'est encore qu'un soupçon – que cette danse vide et insensée est l'apanage de la génération la plus jeune, celle qui vient perpétuellement après l'autre.