Comme nous devenons obsolètes et négligeables en tant que sujets politiques

L'effort constant, inconscient et logique de n'importe quel parti politique et n'importe quel politicien, c'est de sans cesse reconfigurer ses objectifs et ses vœux en fonction de la forme archétypale de celui qu'il gouverne ou qu'il veut gouverner. Ce n'est pas par électoralisme ou par complaisance qu'il fait cela, mais il doit garder une idée de ce en quoi consiste « l'homme majoritaire », ce matériau homogène social, sur lequel il veille et conforme ses souhaits, pour appliquer ses propositions et ses réformes à des êtres plutôt qu'à des idées qui tendraient sinon à devenir indésirables ou désincarnées : ce n'est en cela pas tant chez lui un principe de popularité que de réalité. Si le politique s'éloigne du modèle du Contemporain répandu, il se déconnecte d'une société de personnes et pénètre en une sphère de pensées pures et détachées, ce qui vaut certes peut-être mieux quand le citoyen est effectivement un imbécile, mais ce qui ne donne pas l'impression d'œuvrer pour la foule et obtient peu de chances de plaire et réussir en démocratie. Ainsi, une politique, généralement sans le savoir, procède à une conversion de ce qu'elle estime continuellement le citoyen normal, ses rejets et ses aspirations, en projets qui lui correspondent, parce que toutes formes d'assemblées affectent au moins de s'appuyer sur le peuple pour asseoir leur légitimité. Le plus souvent elles sont si imprégnées de l'humeur populaire dont elles croient renouveler la captation, qu'elles rendent des articles moraux qui sont bien fidèlement les reflets des volontés du Contemporain le plus standard, en sorte que ce dernier ne leur est pas seulement outil ou prétexte, mais justement la source dont elles tirent leur mentalité législatrice.

Pourquoi rappeler cette évidence ? Pour soulever le problème personnel de ma – notre – scission foncière, après avoir admis la mentale séparation en cours d'humanités distinctes : il est si flagrant que les individus comme moi sont admis invraisemblables, ou disons absolument non-représentatifs – des aberrations statistiques (nous sommes toujours ceux qui répondent, et sans désir de contradiction, à l'opposé du panel dans tous les sondages) – que la politique aura logiquement de plus en plus tendance à nous ignorer ou à nous mépriser dans le moindre de ses domaines, que nous ne sommes déjà plus au juste pour elle des sujets politiques, que la politique ne nous considère plus, c'est-à-dire que faute de nous rendre visibles pour minorité victimaire, ce qui nous répugne, notre pouvoir électoral est devenu nul. Voilà pourquoi l'avenir est pour nous nécessairement, du point de vue de nos rôle et représentation politiques, ou une illusion, ou un abandon : nous sommes si éloignés du Contemporain pris pour repère que nous avons disparu des programmes – ce qui vaut peut-être mieux que, comme des Juifs ou des Gitans, on ne reconnaisse notre différence que pour nous harceler ou, disons, « emmerder ». Enfin, il faut l'admettre : nous sommes une race politiquement éteinte dont les réclamations ne consisteraient qu'en frétillements de poisson sur la berge, signes d'asphyxie. Tant qu'on ne nous jugera pas supérieurs en pensée quoique inférieurs en nombre – ce qui est assez loin de se produire chez une humanité qui tolère de moins en moins l'idée de hiérarchie des êtres –, nous n'aurons sur cette terre pas la moindre place organisatrice ou législatrice, et toutes nos revendications seront négligées comme si nous n'en faisions pas partie. Moins même qu'exceptions, nous ne sommes simplement pas, pour le politique, des existences : tout ce qu'il fait, il le fait totalement sans nous, comme si nous valions moins que des fantômes – comme des négations pour ne pas dire des négativités (c'est ainsi qu'il nous admet quand par quelque effort il se penche sur le peu de réalité transitoire que nous lui représentons). Nous ne devons rien espérer de politique, sinon la réalisation systématique de l'antagonisme de nos visions et de nos souhaits : pour l'heure, il faut s'y résoudre pour s'épargner déceptions et espérances, tout ce qui adviendra en politique relèvera forcément de la contradiction même involontaire d'avec ce que nous sommes, en sorte que la moindre activité politique dont on est et sera témoins, satisfaisant autrui et confortant sa mentalité, confine pour nous au scandale, à l'atterrement ou, plus objectivement, au décalage, tout à la fois le plus consternant et le plus prévisible.

Voilà pourquoi notre rôle se réduit désormais à l'observation sagace et au commentaire perspicace, oui, mais personne – personne que des individus comme nous – n'a l'intention de tenir compte de nos remarques et de nos conseils ; et le politique n'a pas tort : pourquoi le ferait-il ? Il devrait déjuger le Contemporain à dessein de le rendre meilleur, méthode politique qui, jusqu'à présent, n'a jamais connu un seul exemple de succès dans un régime similaire au nôtre. Or, on ne peut tout de même pas pousser le paradoxe, parmi des instincts politiques qui sont surtout des instincts pratiques, jusqu'à inciter le politique à s'atteler à la concrétisation opiniâtre de ce qui a le moins de probabilité d'arriver ! Certes, on peut toujours s'imaginer, mais toujours en vain, qu'avec d'abondants soutiens, une prise de conscience générale, l'occasion d'une faute ou d'une catastrophe, une figure étonnamment charismatique etc... mais allons : ceux dont il s'agit ont plus intérêt à vivre comme si nous n'étions pas, à nous laisser sans représentants et sans voix en des forums où ils clament l'inverse de nous et où nous les embarrassons toujours. Pour réaliser une société de notre grandeur, nous aurions besoin d'unité politique, d'une nation tissée de la matière de notre élite, là nous pourrions installer nos discours et nos idées qu'ici nul ne goûte parce qu'ils exigent un travail – nous ne voulons certes pas « influencer », métier de parasites et de quémandeurs. Or, un tel rassemblement n'est pas près d'exister, il n'est peut-être même pas dans notre nature, fataliste, indépendante ou dignement hautaine – nous ne voulons mêler nos mains justes à des saletés comme la politique parce qu'il s'agit toujours d'imposer à des imbéciles l'opposé inédit de ce qu'une réalisation d'idiotie suprême suffirait quelques fois à leur dissuader de recommencer (questionnement fondamental sur la nécessité de permettre le mal, de ne pas empêcher le désastre des souhaits des majorités, de l'inciter même pour qu'il en tire des leçons pratiques après l'échec). Ainsi, à mesure que nous nous singularisons, nous leur devenons insignifiants et disparaissons de leurs égards, nous leur sommes plus invisibles tandis que nous devenons l'exceptionnel recul humain, en sorte qu'il ne fait aucun doute que ce que le monde réserve – c'est logique et chaque jour avec plus d'inéluctable destin –, est exactement la somme des décisions que nous n'aurons pas prises et qui séparent notre environnement de ce que nous souhaitons qu'il soit : notre futur est de plus en plus de subir le vôtre. Un monde qui nous est de moins en moins conforme, voilà la fatalité qui nous attend, c'est pourquoi il ne faut pas s'étonner si au sein de l'inertie fatidique où nous sommes condamnés à compter pour rien et à nous soumettre à des sots, nous ne pouvons qu'espérer – diriez-vous encore après cela que c'est mal, peut-être ? – le cataclysmeréinitialisateur.

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