Comme il est facile de tomber amoureux
On prétendrait que c'est parce que je suis désillusionné ou insensible, c'est-à-dire blasé, que je suis venu à parler « en si mal » de l'amour au point de ne plus pouvoir en être affecté. C'est une erreur ou une calomnie – je préviens que ce que je m'apprête à écrire est le contraire du sauvetage auquel, à entendre ces mots, certaines femmes se préparent aussitôt à mon endroit tant par esprit de salut que par vanité. J'ai bien affirmé que l'amour s'était galvaudé et que son usage unanime n'était que routine relative et aveugle, mais je n'ai pas prétendu être incapable d'aimer. Même, je sais à la moindre occasion retrouver l'amour si cher qui transporte les foules ; je suis le plus grand connaisseur de l'amour et le plus fidèle à aimer ! rien de plus aisé que la passion ! N'ai-je pas écrit que ma hauteur consiste en la faculté de savoir sans réciprocité ce que le Contemporain ressent et pense ? C'est vraiment très facile d'aimer, je ne vois décidément pas pourquoi vous en faites une pareille histoire. Sa sorte d'engouement piquant, galvanique, se provoque sans mal à peu près quand on veut, pour peu qu'on côtoie suffisamment de monde et qu'on dispose alentour d'assez d'objets sensibles où poser ses yeux. Il suffit de rencontrer une femme charmante, puis de laisser galoper son esprit jusqu'à imaginer que cette apparence répond à une profondeur, ce qui n'est presque jamais le cas (on le sait bien, pourtant). Se mettre ensuite mentalement dans maintes situations troublantes, élaborer une multiplicité de scénarii dans son temps libre où l'on tient alors la partie du galant, avec actes et paroles. On se grise, on s'exalte ; en pensée, on nourrit des conversations, on s'efforce à devenir meilleur comme s'il s'agissait de mériter quelqu'un. On se plaît à se figurer aimable comme si c'était sincère, comme si l'on ignorait qu'en réalité ça ne pourrait pas durer sans un certain épuisement et sans gâcher l'autre en paresses et en caprices. On peut même fondre de sentimentalité sacrificielle, couler une larme solitaire avant de s'endormir. On s'oublie au plaisir creux de la sentimentalité et par désœuvrement ; on oublie que ce penchant nous est déjà arrivé des dizaines de fois et que, passé quelques jours, on s'est aperçu, sauf à maintenir l'illusion par obstination, que la femme élue était finalement assez quelconque. Je tiens la cause du mariage pour l'oubli le plus opiniâtre et déraisonnable de ce qu'aucune personne ne vaut qu'on s'engage à passer toute son existence enchaîné à une impression susceptible de beaucoup d'altération.
Personnellement, je tombe amoureux chaque mois, peut-être chaque semaine – je ne me rends plus tout à fait compte tant cette humeur me paraît habituelle et anodine, tant je ne m'y fie pas comme les autres. Ça ne va pas loin, ce serait idiot de s'enchaîner. Je m'entretiens dans des fantasmes amusants et variés qui sont une plaisanterie d'abandon, je pose en idée mon esprit et mes mains jusqu'à fasciner virtuellement cette personne, j'obtiens finalement en imagination ce que je désire, de maintes façons imaginaires – c'est agréable et cathartique. J'ai alors purgé ce besoin d'être envahi-passionné, comme les autres mais sans cesser, moi, de le savoir. Je jure que je ressens alors, à la demande, tous les effets puissants de l'amour – palpitation, fascination, élans et cris intérieurs –, ceux exactement que j'éprouvais à l'époque où, jeune, on ne me vouait pas encore au nihilisme et au cynisme : c'est en effet le même sentiment, sans altération, il suffit seulement que je ne me considère pas, que je décide de cesser tout contrôle et d'abdiquer toute raison comme c'est le cas évidemment quand on n'a aucune retenue. L'amant transi est à moitié fou et insane, s'adonnant à des envies absurdes : or, c'est seulement parce que la société admet l'amour une vertu qu'on permet de pareilles démonstrations, on ne tolérerait pas qu'un homme se liquéfie par exemple au désir d'obtenir un cheval ou au malheur de ne pas avoir La Joconde dans son salon. Dans mes fabrications d'amour, il n'y a aucune différence avec autrefois hormis mes « réveils », reculs qui procèdent de ce que je conserve à présent mon équanimité foncière et ne parviens jamais à m'extraire longtemps de mes écarts factices en quoi consistent, ni plus ni moins, les velléités amoureuses, toutes, toutes les amours.
Ça dure ainsi deux ou trois jours, chaque jour des demi-heures avec le cœur haussé dans la poitrine et des configurations rêvées. Puis ça me lasse, parce que j'ai conscience que ma vie n'est pas une scène médiocre de cinéma de classe populaire – ce que manifestement les autres, oblitérant tout réalisme, ont cessé d'admettre. Je discerne bientôt l'extrapolation que j'ai faite de la personne ordinaire que « j'aime », et sais que je nourris seulement une pensée émouvante à l'égard d'un spectre vanté. Passé ce délai et parfois une faible déception de ce qu'un soupçon me fait percevoir que la personne est éloignée de mon échafaudage mental, je me réveille, retrouve en mon « aimée » la banalité assez commune que j'avais occultée – c'est vrai que je méprise un peu au terme de mon fantôme, mais c'est un mépris réitéré qui ne blesse pas tant d'injustice. Je n'ignore pas, moi, que l'amour est une intention pour soi avant cette ampoule morale qu'on voit, il faut le reconnaître, même chez les plus stupides et les plus monstrueux. Enfin, c'est évident que ça soulage d'être amoureux, et aussi que même le mal d'amour permet de se sentir exister.
Qu'on évalue le plaisir qu'on sent rien qu'à se représenter déclarer son amour, le célèbre « Je t'aime » qui vaut surtout pour son effusion débarrassante quel que soit son contenu, qui ne veut rien dire au juste qu'un attachement et qu'un soulagement : on trouvera à cet examen qu'il est plus nécessaire pour son plaisir de se sentir le dire que de le penser vraiment, et qu'il se fait dans un tel aveu un défoulement subtil assez peu transposable à ce qu'on promeut de « moral » d'ordinaire dans les rapports humains. Je veux dire qu'un être rationnel et véridique, avant de dire une chose, préférera être sûr qu'il la pense, et partout comme ici où il n'a pas moyen d'en être durablement certain, il n'engagera pas sa parole, et il se taira, sceptique logiquement après l'expérience et la mémoire de toutes les passions qu'il a éprouvées un jour et qui ont disparu. Ce sage, d'ailleurs, admettra qu'il n'est pas décent d'exprimer ainsi tout ce qu'on ressent, et il trouvera qu'il y a de l'éthique dans la faculté d'inhiber sa personne, dans la contention de soi, et dans le refus d'épancher ses désirs et d'exacerber ses sensations ; il songera, plutôt que de se laisser aller à une purgation publique et peu hygiénique : « Pourquoi irais-je déranger quelqu'un avec mes problèmes personnels ? » Si la morale est affaire de discipline, alors, comme il est plus difficile de résister à l'aveu d'amour que d'y succomber, on doit se résoudre à ce qu'il est moins noble de faire sans esprit de conséquence tout ce qui nous plaît, comme de manger inconsidérément au prétexte de la faim, plutôt que de ne jamais retenir ses appétits et d'exprimer presque aussitôt qu'on ressent tous les manques spontanés qu'on croit ressentir. Autant ne pas exprimer l'amour : voilà ce qui s'appelle être juste, responsable, autonome, ne pas importuner les gens.
Je tiens un amoureux sérieux pour celui qui ne se connaît pas – ils sont nombreux, une foule atroce d'imbéciles – : il ignore qu'il aime pour se faire plaisir ou pour se faire mal, et qu'il monte sa distraction en obsession ou en prosélytisme. Celui qui aime ainsi essaye surtout de ne pas se rappeler qu'il change, il tâche à ne pas se rappeler qui il est, sa condition humaine, et il aspire à s'emprisonner lui-même et à emprisonner quelqu'un d'autre dans son ignorance : il est pareil au comédien qui oublierait qu'il joue, mensonge malsain où le spectateur le tiendrait pour un fanatique dangereux. Il n'est point nécessaire de faire d'une tocade une affaire existentielle, ni de s'en parer comme une grandeur dramatique. On peut très bien monter dans un manège à sensations sans se dire que c'est une structure à laquelle on va attacher toute sa vie.
Je me demande parfois cependant ce qu'il adviendrait d'un monde où tous les gens, ainsi que moi, seraient incapables d'aimer au sens ordinaire, d'aimer comme les autres, de s'inciter à aimer faute de se connaître ou de se contrôler (et où tous les gens considèreraient comme moi combien l'amour fou qu'on pourrait leur vouer est une anomalie du jugement et, en somme, un vice, de quoi dégoûter de celui qui aime.) Est-ce que les êtres cesseraient de se vanter et seraient ainsi plus authentiques, ou bien est-ce qu'ils seraient enfin au contraire assez élevés pour aimer d'une autre manière, plus saine, manière qui ne serait point l'amour que nous connaissons ? Autrement dit, est-ce qu'un monde avec que des War serait un monde sans amour, ou serait-ce plutôt un monde avec enfin de l'amour ?
Un jour peut-être, j'écrirai un livre sans « amour ». Non, je ferai mieux : j'écrirai un livre sur l'Amour, le vrai, originel, celui qu'on n'a jamais écrit, dont aucun livre n'a parlé – ce sera une sorte d'anti-Belle-du-Seigneur. La littérature n'a toujours fait que retourner à l'envi des variétés d'un amour d'imitation, amour appris en succédanés, amours-par-cœur régi par des conventions dont on s'est tant imprégnés que la majorité ne s'en aperçoit plus, particulièrement si l'on a l'envie de vivre le doux malheur – ou le dur bonheur –, euphorie ou damnation, de se sentir « amoureux ». Dans mon livre, le lecteur ne reconnaîtra pas l'amour : il sera infiniment troublé, il ne se retrouvera pas dans cette situation « si fictive », et ainsi, s'il réagit au trouble comme le Contemporain d'aujourd'hui, il oubliera, pour le salut de son amour propre, qu'il existe une façon bien plus pure d'aimer, très loin de la superficialité qu'il pratique. De sorte que l'indice par lequel je distinguerai que ce livre est excellent et a réalisé la peinture parfaite du véritable amour, c'est qu'après l'avoir lu, extraordinairement et comme saisi d'une amnésie singulière et définitive, le lecteur n'y pensera plus : ce sera un livre-refoulé.
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