Comme des Amish

Je me vois déjà – avec le regard des autres – comme une sorte d'Amish, exclu volontaire des modes d'une contemporanéité qui ne me regarde qu'avec un sentiment d'automatiques rejet et anomalie – c'est à quoi est déjà parvenue cette scission des esprits que j'ai augurée et décrite, qui se réalise à présent en cette division et ces préjugés où l'on ne me considère plus. À présent, je suis d'ailleurs, et cet univers auquel on m'associe est à demi celui des Dieux et des Arriérés : je suis hors-temps, un alien, j'inquiète toujours un peu ceux qui veulent débattre avec moi et qui ne me trouvent pas assez actuel pour échanger avec quelque rassurante prédictibilité – ils vivent en l'époque où il est bon de se servir d'un peu de proverbes et de sujets faciles, et de se savoir ainsi communier. Imprévisible, je les effare. Ils ignorent mon âge, cet indevinable même les trouble, les importune, ils préfèreraient, pour repère commode, que j'aie, aussi visiblement que possible et comme tout le monde, la mentalité de mon âge. Ils détournent la tête, voudraient anticiper ce que je vais dire parce qu'ils ne savent pas pourquoi je m'éloigne tant de ce que je suis censé prononcer, eux qui n'ont jamais essayé ni même projeté de s'en écarter. Inconfort. Peur peut-être. Je dois paraître une statue de Socrate, au coin d'une table, et qu'on n'espère pas prendre la parole. Ce sont les mêmes au fond, ceux qui déplorent aujourd'hui la ciguë d'antan, qui m'en proposeraient bien un équivalent.

Nombre de mes traits de caractère me rendent, ainsi qu'une poignée d'autres comme moi, disparate et intempestif : ne pas se mêler de télévision, n'avoir nulle crainte en l'avenir, ne pas redouter la mort, ne quêter en toute discussion et même en humour que la profondeur et la performance à l'exclusion du proverbe, assumer sa part de vitalité si « immorale » soit-elle, savoir ne pas toujours se répandre en totalité en se gardant des pensées et des mots pour soi, admettre par-dessus tout la solitude comme condition de l'intégrité et du progrès... voilà ce qui, en public, me rend étrange et indésirable et me fait admettre une sorte d'étranger à l'homme. C'est avec facilité, la facilité étant ce dont s'empare en premier le Contemporain catégorique, qu'on m'assimile au Mennonite, parce que je n'ai qu'un mauvais portable et ne me tient pas aux thèses courues, écologistes, égalitaires, sanitaires... : j'ai donc l'air de maintenir une sorte de morale religieuse et obsolète, réactionnaire, un peu comparable aux scientologues, pourtant sans expectative, tandis que je ne me préoccupe jamais de savoir à quelle époque appartiennent mes pensées, et que j'échappe à toutes Église et Convention, et c'est parce que précisément je refuse de croire, tandis que l'homogénéité actuelle consiste au contraire à se constituer un vaste répertoires de croyances immédiates sur la foi d'articles de « science » invérifiés et qui souvent s'avèrent des variétés de publicité plutôt que des données réelles et brutes de la réalité.

Il y aura peut-être des rassemblements de gens qui, unis par une philosophie de raison, la raison que ce siècle n'identifie plus, se détourneront comme moi des usages majoritaires et aspireront à se rencontrer, à s'apprendre des sagesses sur le fondement de doctrines salubres, à poursuivre un développement éclairé et patient au sein d'enfin-semblables ; on peut imaginer à terme des communautés qui vivraient ensemble dans des lotissements, sans s'imposer aucune restriction, aucun rite, mais en se stimulant d'influences et d'usages facultatifs et justifiés – oui, mais que dirait le monde autour de cette sécession ? Il dirait, inapte à croire au bénéfice d'une volonté libre, qu'elle est « sous emprise », contrainte et enfermée, et, puisque le mépris de cette éblouissante autonomie lui pèserait comme antipode et comme injure, il tâcherait de chercher des témoignages et indices d'enfermement sectaire, et, ainsi qu'on le voit, comme ce monde si sûr de lui n'a point besoin de preuve pour prohiber, il mènerait sans relâche une persécution contre laquelle nos bonnes fois démocratiques et légales lutteraient en vain, finiraient anéanties. Voilà probablement pourquoi il n'existe pas, que je sache, de communautés Amish chez nous. L'extrême « tolérance » des Européens ne va jamais jusqu'à leur faire tolérer qu'un particulier ne consente pas à un vaccin inutile ni à laisser poser un compteur Linky dans sa maison : la mesure de ce que ce siècle tolère, c'est l'éventail d'opinions qui se situent entre l'écologiste et l'écologue. Toute nuance à la doctrine officielle lui fait l'impression d'un paradigme séditieux et dangereux, attentatoire à la sécurité : imaginer la nuance incarnée en quartiers d'habitations ! Rompu déjà depuis longtemps aux formes variées de la discrimination et de l'ostracisme qu'on a su instituer en vastes décrets moraux de salut public, je ne prétends pas qu'un si petit nombre face aux foules vastes et féroces pourrait supporter longtemps le harcèlement social désinhibé et légitimé par des terreurs exacerbées et irrationnelles : si une Constitution nationale pourtant assez limpide et univoque n'a pas même permis qu'on jugeât la liberté une valeur prioritaire sur la santé quand celle-ci était relative à une maladie bénigne, et si l'on a trouvé un expédient légal pour commettre tant d'atroces absurdités durant le Covid-19, il ne faut guère douter qu'on parviendra aussi à persécuter ou à déplacer les hommes éclairés que j'évoque ici sur un prétexte de peur ou de péril quelconque. Aussi faudrait-il tôt ou tard choisir l'exil, et tout ce qui aurait été bâti par ces sages serait à recommencer ailleurs – on sait combien les gouvernements aiment menacer leurs opposants par le malheur plus dur qu'ils puissent s'imaginer infliger eux-mêmes, à savoir le faite que, sous certaines conditions de désobéissance, on pourrait ne plus bénéficier ce dont on dispose déjà.

Comment faire ? Ou bien nous restreindre à une diaspora comme les Juifs historiques, dociles et discrets, et demeurer ainsi soumis, disponibles aux pouvoirs, au risque qu'un nouvel établissement de droits nous rende enfin contents, médiocres, stupides, enfermés dans la limite de frontières tant désirés, ou bien... publier sans vanité notre avantage et faire que l'« Amish » soit dans le monde et pour le monde un bienfait patent, reconnu, inédit, admirable (ce qui n'est pas non plus différent de la situation historique des Juifs d'Europe) : à cette circonstance, toute la société, si dépendamment solidaire de notre sort, n'aurait d'autre choix que de nous admirer de près ou de loin, attentive à nos trouvailles superbes, attachée à notre génie constant qu'elle ne saurait nier mais qu'elle jalouserait peut-être comme un état latent de mépris ou d'absence de solidarité – ce ne serait pas difficile de « dénoter » en intelligente initiative, c'est une société que plus d'un siècle de divertissement a faite stérile ! Rendre la décadence ambiante concernée par nos grandeurs au point qu'elle n'aurait même pas le moyen de feindre de se débrouiller avec indépendance, et la pousser par notre exemple – le contraste ne saurait manquer de devenir de plus en plus flagrant – à ce qu'elle s'interroge sur ce dont nous sommes pourvus qui lui manque, à savoir l'effort et l'esprit ! Ce n'est que par l'innocence de l'indifférente et humiliante vertu, sorte de douceur lointaine et occupée comme les effluves délicieuses qui parviennent d'une très belle serveuse qui travaille fort sans avoir le temps de vous considérer, dédaignant d'entrer en considération des petitesses du Contemporain, passée au-delà même du dédain, du souci et de la honte du monde – au même titre on ne critique pas le chien, certes on ne l'aime pas non plus beaucoup et on n'a guère d'attentions pour cette espèce inférieure, mais on ne lui reproche pas de marcher à quatre pattes, à moins de découvrir un spécimen de chien qui aspire à s'élever et qui, de loin, en présente quelque capacité (or, ce n'est pas encore le cas pour le canidé des jeux), et la surprise réitérée, confirmée, de nos modes de vie, de nos innovations, de nos mentalités, qui auront anticipé avec tant de ponctualité et de systématisme les dérèglements des hommes, est uniquement ce qui peut inciter cette dégénérescence à revenir à une doctrine saine qui servira de route après le secours de notre société, au lieu d'entretenir son aigreur de notre différence. Nous lui donnerons ni plus ni moins ce que nous voulons nous donner à nous-mêmes, et peut-être à force de recevoir nos contributions grandes et réitérées le Contemporain se rangera-t-il à plus de gratitude, parce qu'avec le peu de logique et de mémoire qu'il lui reste, il ne saurait quand même s'aveugler jusqu'à croire qu'une communauté isolée et privée de son imprégnation sociale a tiré parti de son histoire et de ses savoirs, et que ces Amish ne feraient que rendre ce que la société leur a prêté. Nous paierons humblement leurs impôts dont nous ne nous servirons qu'à peine, l'État nous sera un accessoire presque superflu, nous nous efforcerons de n'avoir besoin en rien des soutiens d'une société malade, et, comme ces profits sont faciles et rendent aliénés, nous ne rechercherons pas les gloires qu'autrui désire à la société du nombre : studieux et conscients, nous serons les derniers représentants du labeur dans l'univers du ludisme et des ludions, sans même s'apercevoir de notre effort, moralement accoutumés à penser et à faire : quoi d'étonnant à ce que nous serions aussi les ultimes penseurs et découvreurs de l'humanité puisqu'il n'y aura que nous qui concentrerons les vestiges de cette humanité ? On croira d'abord que c'est un hasard si nous sommes en telles choses souvent les pionniers et bientôt toujours les pionniers, puis on prendra l'habitude, pour tout, après un instant de flottement de moins en moins pudique, de se tourner vers nous et de nous consulter : nous serons bien les nouveaux Juifs, mais sans acquis définitif de terre où croupir notre progrès et où abdiquer nos mœurs. Le sol ne sera pas notre projet, car notre nation disséminée vaudra beaucoup mieux que le confort qu'aux principes nous avions fui et ridiculisé – nous serons des Amish qui ne répudient jamais leurs vœux humains.

Ce sera bel et bien l'Humanité de l'Après : réjouissons-nous déjà, car nous sommes nés, nous, avec une altérité sensible, plus sensible qu'aucun avant nous, une altérité qui dépare, des intrus, et déjà nous savons nous reconnaître, même si nos acuités, faute de méthode partagée et transmise, ne vont pas toujours jusqu'à nous abstenir d'insisterquand nous croyons à tort avoir rencontré un autre comme nous. Et si nous ne trouvons pas encore avec aisance, le temps avance où nous formerons nos îlots irrésistibles – ils préexistent déjà et en bien des façons, seulement leur erratisme empêche de les admettre des « fragments », et nous n'osons pas réunir sous une même appellation des symptômes que nous n'identifions pas encore sous les effets d'une même pathologie – je suis là pour la désigner, pour aider à la faire reconnaître, cette mutation. Certains comme moi ont déjà pris l'habitude de tester en leur entourage la vigueur du matériau humain, lançant des appels et expérimentant des alliages souvent décevants – c'est parfois sans se rendre compte qu'ils le font systématiquement –, cependant c'est une manière de procéder neuve, et peut-être absolument inédite, de ce qu'en dédaignant et méprisant sans un mot, sans une révolte, sans un désespoir, ce qui ne passe pas nos examens, on franchisse un à un les échelons de ce qui n'est pas une communauté, de ce qui n'est plus une fraternité ou une nation, vers le repérage d'individus précieux, réfutant tant de « semblables » pour quêter des individus qui valent mieux que des variations de pièces de troupeau, et dont, déjà, nous nous plaisons à nous entourer, nous parant de leurs insignes comme êtres-véritables au lieu des attributs de piètres copies. Je veux croire que cet environnement, que ces liens, que ces rapports tentés, que nous nous construisons et dont nous tirons continuellement notre désir du travail, est le prémice à des tentatives plus concrètes où notre proximité tangible sera le lieu fructueux où nous ne regretterons pas de vivre. Combien de décennies encore ? je l'ignore. Pourtant, je ne doute guère de l'advenue d'un tel temps, non parce que je l'espère, mais parce que sa réalisation a lieu immédiatement, quoique à un stade réduit, échappant aux perceptions faute d'un révélateur et faute d'un prisme pour le remarquer et le définir, en partie inconscient, comme intuitif, la quête de compagnons, d'alliés, de féaux. Nos Hommes auront tant de plaisir à œuvrer ensemble qu'il faudra parfois qu'ils se rejoignent en des espaces. Ils forger­ont alors, ce leur sera une conformation, presque un instinct, ils ne pourront pas faire autre chose et il n'y aura personne d'autre avec qui ils pourront le faire : on verra bien, de très loin alentour et sans qu'il soit possible d'appeler cela hasard ou rancœur, comme brillera en foudre, et pour l'Homme, la lumière de l'enclume et du marteau.

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