Circonstance unique d'une noble déclaration d'amour
Ce qui entache toute grandeur et même tout soupçon de noblesse dans une déclaration d'amour, c'est l'intention pratique qu'on peut supposer qu'elle recèle, consciemment ou non, en ce que la compassion qu'elle risque de susciter chez l'aimé(e) traduit une envie stratégique d'appropriation. C'est pour cela qu'on rencontre peu de ces aveux qui ne soient pas émaillés de décoration : ce style-là sert à persuader, c'est typiquement une parade qui se destine tacitement, sournoisement, à engager et à emprisonner une volonté. On expose sa souffrance ou sa valeur, c'est une façon de vaincre par la pitié ou par l'admiration. Une lettre d'amour présente toujours la forme d'une lettre de motivation ; on y sollicite une espèce d'embauche. Il faudrait, pour que son expression fût noble et débarrassée de toute suspicion de manipulation, que l'amour fût dit sans affect ni argument, de façon désintéressée, comme à côté de soi-même :
« Je vous aime », c'est un fait, ce n'est pas même un fait heureux, ce n'est pas même un enthousiasme ; c'est, tout au plus, un sentiment dont je puis retracer la généalogie et les causes. Je vous aime, et presque tant pis. Je ne demande par là ni confirmation ni empathie : ce serait indigne et trop bas.
On trouve des déclarations telles dans La Foire aux vanités, Le Soleil des morts ou Cyrano de Bergerac. Il faut alors, pour que rien ne soit dit dans le doute d'une intention autre que purement informative, que cet amour ne puisse être en rien changé par la réaction de l'autre, que son récit soit exempt de toute volonté d'effet, qu'il soit comme exprimé avec rigueur et par nécessité, qu'il ne puisse résulter rien de sa révélation dans quelque sens que ce soit, et que cet aveu ne procède point d'un besoin personnel qui puisse moindrement se sentir soulagé par la parole mais uniquement d'une clarification indispensable dans telle situation objective. Pour le dire en un mot métaphorique, la plus pure déclaration d'amour se fait mentalement au presque-passé :
Rien qu'une sorte de fatalité m'a conduit à vous le dire : ce que je vous avoue ne doit pas avoir la moindre influence sur vos pensées ni surtout sur l'appréciation que vous faites de ma personne. Je vous aime, vous le dis parce qu'il est tard ; ce n'est ni bon ni mauvais ; dites-vous que ça n'a presque rien de personnel, comme de certaines haines pas moins absurdes que l'amour ; c'est ainsi. Je ne parviens pas à me débarrasser de votre image, que j'adule autant qu'elle m'embarrasse : parfois j'en souffre, c'est ma faute ; d'autres fois j'en exulte, et ce n'est pas plus sensé ou meilleur. Je ne le déclare pas non plus pour vanter votre personne, je refuse de vous complimenter pour vous attacher à moi par reconnaissance, car, à ne rien vous cacher, j'ignore si vous méritez mon amour, je ne vous peindrai pas sous des lumières si valorisantes, je suis moi-même assez circonspect si les qualités que je vous trouve sont réelles ou illusoires, durables ou temporaires. Je ne me déclare pas à vous pour que vous fassiez quelque chose de mon amour, je vous le dis parce que les circonstances l'exigent et qu'un malentendu préjudiciable autrement pourrait surgir qui altèrerait nos rapports bien davantage que ces quelques mots dont je vous informe juste.
Et je préfèrerais, pour tout vous dire, et pour ma propre gloire, que vous ne fassiez rien de ces mots plutôt que vous n'alliez me donner l'habitude, par le premier succès d'un aveu qui ne se justifie que par une situation, de croire qu'on peut prononcer des vérités pour en récolter des avantages. Parce qu'enfin, Madame, si vous n'aviez pas senti la valeur de celui qui vous parle avant qu'il se déclarât à vous, il est vain de prétendre tout à coup l'avoir découverte : c'est quelque amour-propre qui vous persuade, et je vous en aimerais moins d'être fate ainsi, ou d'avoir été longtemps si peu observatrice. Et c'en serait au point qu'il faudrait presque que je me ravisasse et que je me dédisse de tout ce que je viens de vous exprimer !
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