Ce qui repose sur la tradition, ou Les néopuritanismes de gauche

D'où sont-ils donc nés, ces mouvements contemporains d'indignation et de contestation, les « wokisme », « metoo », et « black lives matter », les « décroissance », « antispécisme » et tant d'autres avec ou sans ashtag oxymorique « je suis... » ? Promouvant chacun leur morale de « déconstruction » de l'homme moderne et déployant un à un leurs étonnants paradoxes, d'où sont-ils partis pour s'implanter précisément à notre époque plutôt qu'une autre ? Je crois que leur établissement s'est inscrit à un moment singulier de l'histoire des mentalités, moment à la fois languide et climatérique où la pensée est sans repères fermes, sans structure positiviste, sans scientificité rigoureuse, une pensée délitée en réactions passionnelles qui justifient tout, et où, simultanément, le Contemporain a ressenti le besoin d'une refondation mais sans s'assurer des moyens de la mener avec une réflexion rassise. Il a fallu ces conditions : l'inconsistance, nécessaire à vouloir réfléchir vite et sans recours au pénible travail de la logique, et le rejet ou laréaction, pour aspirer à abattre et recréer des doctrines en précipitation d'iconoclasme.

Et ce n'est pas un hasard, je pense, si c'est au terme de la grande stagnation intellectuelle des Boomers que ces propositions de réformes sont venues – il me faut une nouvelle fois lever au préalable des malentendus : j'entends par « Boomer » une mentalité spécifique du confort largement civilisationnelle et séculaire, lentement instillée dès le commencement du XXe siècle, dont le point culminant d'insouciance et de négligence est plutôt représentée par une génération née entre 1945 et 1975 mais ne se limite pas à elle, et à laquelle des individus de cette période ont échappé, consistant en l'esprit annihilant de divertissement et de fuite mentale que prend spontanément et graduellement, par manque d'effort et de stimulation, l'homme de n'importe quel âge en vieillissant dans notre société. Je dirais que les « puritanismes de gauche » ont pris leur essor du constat rancunier de cette stagnation boomer, après la déconfiture du respect-d'office, après la chute du dogme de ce-qui-est-dû-aux-aînés-qui-ont-beaucoup-souffert, après la prérogative inconditionnelle de l'âge-qu'il-faut-surtout-ne-jamais-critiquer, en somme après l'aperçu de toute l'immoralité stupide qu'avait contenue cette foule de prédécesseurs, et j'avoue en cela que j'ai du mal à donner entièrement tort aux partisans d'une tentative renouvelée, réinitialisée, de penser l'homme, tant la végétation extrême de leurs aïeux, ce croupissement affligeant de patrimoine et d'héritage dont ils n'eurent jamais bien conscience, méritait une correction. C'est que ce successeur a fini par s'apercevoir que l'Occidental du Confort, durant des lustres d'inexistence individuelle d'un apparent et sidérant inédit, s'en était toute sa vie tenu à la fermentation d'une poignée d'idées oiseuses, décoratives, mondaines, pédantes, inutiles, admirateurs du style des développements de Heidegger, théoricité vague, inapplicable, abstruse et vaine, en parangon des philosophes du désœuvrement et du traité alambiqué pour cogiter en des cénacles et fourmiller des images à médailles. Cependant qu'il devenait ontologiquement insoucieux et distrait, le Boomer entretenait, en dépit de ses innombrables professeurs appointés et ornementaux, des mœurs particulières dont il tenait avec agrippement à la conservation et à la prééminence, parce qu'il comprenait en loin qu'elles l'approuvaient comme sauf-conduits et comme privilèges : c'est que sa légitimité et son estime-de-soi venaient de l'incontestation de son mode de vie, un peu comme Tocqueville décrit les mœurs des habitants du Sud des États-Unis durant l'esclavage, sans nettes difficultés d'existence, plutôt autoritaires et médiocrement disposés à affronter des résistances, et d'un ennui favorable à la publication des arts à condition qu'ils fussent faciles et populaires. Je ne dirige pas ici des accusations de défoulement, et je n'exonère pas les fils des futilités et des évanescences imputables aux pères : la génération après eux ne vaut pas mieux, encore reconnais-je qu'elle vaut peu pour des raisons distinctes – on peut ainsi distinguer des vices et leurs causes au lieu d'admettre d'un seul tenant sans nuance tout ce qui est vicieux.

C'est néanmoins bien vrai que tout cela était auparavant patriarcal, xénophobe, et gorgé de « convictions » comme une fière sanie, profondément impensé. On vivait l'euphorie enivrée d'un perfectionnement des aisances, et l'on tâchait surtout à ne pas observer les prémisses d'un futur qu'on empruntait ou pillait : il s'agissait en quelque sorte de dépenser tous les plaisirs en faveur de l'immédiateté bienheureuse, en hommage aux sciences favorables, en rattrapage des profits qu'une proche histoire de guerre mondiale avait confisqués, et même quelquefois en considération de ce que la pensée réelle, véritable et concrète, la pensée sérieuse concernée par le siècle, s'apparentait à un totalitarisme régenteur : voilà pourquoi ces certitudes végétaient confites entre elles depuis longtemps, sans presque se dénoncer car n'ayant jamais su d'autres références – végétations qui s'ignoraient et donc se révéraient par défaut. Mais d'autres après les Boomers finirent par s'apercevoir que c'était du vide, que ça ne servait à rien, que ça n'avait apporté aucun fruit, que la béatitude s'était finalement changée en nuisance. Ne pas soupçonner que je discerne – que je décerne – un mérite intellectuel à cette révélation, car ce n'est pas tant que leurs enfants prirent la peine de lire et de comprendre leur vacuité – ils ont plutôt perdu l'usage de lire, ces bambins ! et disons pour être précis qu'ils ne lisent plus un livre tandis que leurs parents en lisaient beaucoup sans se rendre compte que ce n'étaient pas des livres. C'est plutôt que par contraste cette jeunesse a fini par constater d'évidence leur style de vie, leurs craintes absurdes, leurs déraisons inquiétantes et systématiques, leurs empiriques défaillances, et qu'à force de fréquenter adultes des êtres si mentalement capricieux et déséquilibrés ils ont jugé, souvent avec effarement et désillusion, qu'on ne pouvait être à la fois sages en pensées et aussi ridicules en actes, si insignifiants et pleutres, et ils ont démystifié cette culture du Boomer. Alors ils ont trouvé que ce qui les avait rendus aussi vains et poseurs, la faille essentielle de leurs défectuosités, ç'avaient été la litanie des doctrines d'autorité qui les favorisaient, ce ton morgue et suffisant de donneurs de leçons qui suppléait au mérite véritable, et qu'ils parlaient toujours en reposant leurs doctrines sur des usages irréfléchis mais présentés comme des vérités incontestables, toujours admis comme des principes péremptoires, jamais réinterrogés et jamais réinstruits – ils appelaient cela Valeur et Culture, y ajoutant souvent le terme « nationale ». Cela suffisait pour qu'il fût défendu d'y toucher : y toucher, c'était vouloir le mal et le retour de la guerre, et on le leur concédait parce qu'on croyait qu'ils en sortaient, de la guerre, quoique sans l'avoir connue plus qu'en rapports et qu'en dissertations, plus qu'en littérature. Seulement, on s'aperçut que leurs conversations tournaient court tôt ou tard : ils avaient sempiternellement raison d'emblée parce qu'ils se dressaient « au nom de » avant de démontrer que ces noms n'avaient pas tort, arguaient toujours une vérité extérieure et morale qu'il eût fallu commencer par établir ferme et légitime, et bientôt les contester revenait à leur « manquer de respect », à s'opiniâtrer, à être fou ou immoral, à vouloir le retour des obscurantismes les plus meurtriers, des hécatombes, des apocalypses et des armageddons. Ce n'était certes point une génération philosophe – on découvrira un jour, lorsqu'on aura de nouveau besoin de philosophie si cette nécessité advient, que la pensée boomer n'a consisté qu'en un décorum stérile et vaniteux –, c'était même le contraire d'une génération dialectique, d'une génération qui savait échanger au-delà des politesses, génération qui instaura l'interdit de nombreux sujets « à table » et « en public » : leurs enfants n'avaient le droit de disputer que sur ce dont ils étaient d'accord, ils devaient d'abord projeter de les confirmer, toute contestation et même toute nuance leur étaient une provocation, un tabou et une offense : une trahison. Le premier enseignement qu'ils firent à leurs fils fut de les « respecter », synonyme : ils tinrent, eux, leurs fils « en respect ». Mais leurs « profondeurs » vantées, vantardes, ils les avaient assises sur des volatilités indécidables, ils avaient des « penseurs » qui n'usaient plus, et à dessein, d'un lexique compréhensible, ils s'enorgueillissaient de la trilogie tragique Barthes-Deleuze-Derrida dont ils firent les modèles d'une parfaite réflexion abstraite, fondamentalement mondaine, qu'ils n'entendaient pas eux-mêmes, mais avec cela il leur fallait – condition préliminaire à l'acceptation de toute nouveauté – que la base fût exactement au même endroit, que valeur et vérité en demeurassent exactement au même point visible et sensible, façon de ne les point révolutionner, façon de leur épargner les bouleversements malséants et les difficultés vraies. C'est ainsi qu'à bien regarder cette ère, qu'à l'examiner avec un froid et juste recul, avec une impartialité dénuée de sympathie c'est-à-dire enfin avec science, on trouverait que ces hommes ont accompagné des changements bien plus qu'ils ne les ont provoqués, qu'ils ont plutôt eu peur que les changements les surprissent et les dépassassent, qu'ils ont toujours craint que l'époque les remisât, et que ce n'est qu'alors, après la peur, qu'ils ont remué pour se poster au-devant et feindre l'éclaireur, pour prétendre qu'ils avaient bel et bien causé des changements, astucieux rodomonts et matois fiers-à-bras ! Mais ils n'ont pas vraiment voulu l'évolution du droit des femmes ou l'insertion des minorités, ils n'ont pas véritablement lutté pour des causes, n'ont pas revendiqué d'éthique nouvelle, ils n'en avaient pas la force d'âme et l'esprit : ils ont toléré, concédé, accepté ; toute leur existence n'est qu'un conservatisme régulièrement altéré au bénéfice automatique de « l'air du temps » et du « progrès ». Leur entière morale consistait en une sorte d'adaptation perpétuelle et fébrile – ils ont préféré se fondre dans le changement plutôt que d'en être dépassés –, parce que c'était une génération gâtée ou « favorisée », qui ne s'engageait guère, et dont la facilité d'existence existentielle défendait la révolte – Mai 68 ne dura à peu près qu'un mois et mobilisa peu de gens, le pouvoir politique y céda surtout parce que la mémoire encore vive des dictatures lui causait trop de déshonneur, mais les Gilets jaunes furent d'une durée et d'une ampleur plus vaste, d'un engagement plus désespéré et d'une portée plus révolutionnaire, il y a seulement que la ressemblance du despotisme ne rencontre déjà plus chez les dirigeants actuels autant de honte rédhibitoire. C'est pourquoi, faute de fondement révolutionnaire, les Boomers qu'on avait supposés hardis se changèrent tôt en bourgeois dès lors qu'aucune pression ne leur imposait de se porter un peu en amont de ce qui allait venir, dès lors qu'ils n'avaient plus à s'adapter à des effets extérieurs pour les accepter de meilleur gré et s'en estimer mieux. Ils avaient beaucoup : quand on a beaucoup, on a peu intérêt à désirer autre chose, on ne renverse rien. La révolution naît toujours de la pénurie. Il y avait pour eux trop à risquer, et ils ont manifesté en la conscience que, justement, ils ne risquaient guère de pâtir de leurs revendications, et c'est ce qui arriva, à savoir qu'ils obtinrent avant de prendre de vrais risques. Les vraies révolutions ne viennent pas d'étudiants de la Sorbonne ou des facultés de médecine : ils ont bientôt vu que leurs agitations portaient, et ils en firent des victoires surhumaines avant que leurs chemises ne fussent froissées. Il nous en reste Daniel Cohn-Bendit et Bernard-Henri Lévy.

Mais j'ai déjà écrit cela ailleurs et il y a assez longtemps.

Pourquoi à présent, sur ce constat sans appel – littéralement sans appel : je n'ai jamais vu un Boomer apte ou même désireux de s'en défendre, toute leur dialectique là-dessus est à la mauvaise foi ou au déni – s'étonner qu'une génération suivante ait méthodiquement entrepris de réformer la plupart des préjugés de leurs parents et aïeux ? Il était peut-être temps en effet d'accueillir une évolution volontaire et hardie plutôt que la veule tendance à anticiper et à se conformer à des mœurs parce qu'on sentait qu'elles devaient advenir. Il faut admettre qu'aussi bien pensées et usages s'étaient longtemps fondés sur des paradigmes paresseux : on ne trouve presque pas de Boomer ayant réfléchi en-dehors du rond des coutumes et des présomptions, et si l'on examinait leurs sujets de fierté « révolutionnaire », on trouverait combien ils sont piteux et dépendent peu d'un effort : le droit à l'avortement, qu'ils présentent par exemple comme une législation majeure de leur règne, ne fit qu'entériner une évidence et limiter un scandale plutôt que pourvoir par des résolutions nouvelles à des sauvegardes d'audacieuse modernité ; pour le dire uniment, c'est en ce temps qu'on jugea que les femmes avaient le droit de ne pas s'enfoncer en secret un tuyau de caoutchouc raccordé à une pompe à main dans le vagin comme on pratique de la charcuterie pour interrompre leur grossesse, et l'on ose encore appeler cela un « grand progrès » !... Loi adoptée en 1975 – si tard ! – et seulement « à titre expérimental », et encore par 277 voix contre 192 à l'Assemblée nationale, plus 101 abstentions : et il faudrait appeler cela bravoure ?! Feindra-t-on d'ignorer longtemps que cette « révolution », que cette « réforme grandiose », que cette « altière apothéose », se contenta de légaliser ce qui n'aurait jamais dû être interdit, cependant que la loi arrangeait aussi bien les hommes qui pouvaient connaître ainsi les adultères les plus variés avec moins de conséquences et de tracas, c'est-à-dire sans la menace d'un bébé à entretenir ? Prétendra-t-on qu'elle empêcha l'homme de considérer l'épouse avec énormément d'insidieux mépris si intrinsèque qu'il continua même à ne pas s'en apercevoir ? Un esprit de distance trouve toujours à l'examen des « progrès » de cette génération une façon de rattrapage des arriérations ou une manière de se procurer d'autres conforts, mais guère, sinon pas, d'audace : l'espèce d'indolence à suivre, pourtant conservatrice, caractérise un citoyen du Confort qui crut pouvoir prétendre à l'autorité et au respect au seul titre de « représentant de la Démocratie ». Or, lorsque ses enfants durent affronter des difficultés réelles et dès la naissance, ils se tournèrent ouvertement vers eux à la recherche de conseils, et ne rencontrèrent que des êtres pétris d'irrationalité, imprégnés de craintes de changements, foncièrement inaptes à des pensées qui seraient plus que des variétés de réaction ou d'adaptation, et ils découvrirent, plus ou moins stupéfaits, que ces parents n'étaient pas en capacité mentale de les aider, que leur réputation et leur mode de vie n'étaient bâtis que sur un vide surestimé, peut-être même que les problèmes qu'ils rencontraient avaient été provoqués par ces parents oublieux et si tôt gâteux. Tous les indices de cette imposture se révélèrent à eux, dégringolant l'un après l'autre par suite logique, en ce moment radical où ils comprirent avec une soudaineté désolante qu'ils n'avaient aucun mal à savoir ce que pensaient leurs parents qui, eux, étaient incapables de se représenter leurs réflexions et sentiments, pourtant guère inaccessibles ni composés. Une courte stupeur les saisit à la découverte de la profonde stupeur de leurs pères : objectivement, la moindre épreuve concourait à faire de ces pères des... imbéciles heureux – et l'heure venait nécessairement où il fallait résoudre des difficultés sans eux.

Alors, il y eut – logiquement – la sensation du besoin d'un retournement des valeurs ou de leur réinstruction : puisque ces gens n'avaient à peu près réfléchi à rien, puisqu'il n'était pas impossible que leur irréflexion fût cause des malheurs actuels, on devait redéfinir un mode de vie plus sain, mieux établi, basé sur des raisons plutôt que sur l'inertie, et non encore de cette raison livresque, structuraliste et pédante que n'avaient jusqu'alors cessé de plébisciter des êtres presque entièrement départis de préoccupations réelles et dont toute la pensée se situait ou dans l'instinct rassurant des préconvictions qu'on n'interroge jamais ou dans l'idéalité valorisante d'universitaires dissertant à leur place de concepts et néologismes déconnectés. Le constat d'un certain désastre écologique notamment, du moins l'évidence d'un abandon de cette question, fut prétexte à conspuer ce qu'avaient favorisé les Boomers, ces contractions sur « ce qu'on refuse tout net de remettre en cause » ainsi que ces palabres incessants et hautains sur « ce qui fait bien dans sa société et pour le dîner », à vrai dire toutes les postures associées à la Culture et aux Valeurs, cet état d'esprit fermé mais avec colifichets publics pour se sentir de l'orgueil. Leurs fils, ayant senti combien il était urgent à présent de réformer, s'étaient tournés vers eux dans l'espoir d'une hauteur et d'une sagesse, et ils avaient reçu pour réponse et de plein fouet la vérification terrible : l'inanité et la vanité.

On peut certes tolérer mal d'être méprisé et maltraité par une génération dont l'existence fut avantagée et qui réclame encore en temps de crise la poursuite aveugle et inlassable de ses privilèges ; on peut notamment prendre avec un peu de violence et de vexation cette vile dureté qu'on vous jette en désintérêt de mépris cacochyme, et vouloir ensuite rendre « le coup » ; le désenchantement fut toujours assez brutal, et la résistance des Boomers démultipliée parce que, très contents de leur monde auquel ils s'étaient mollement et lourdement habitués, ils n'avaient pas l'habitude de recevoir des leçons, estimant leurs efforts suffisants puisqu'ils n'en avaient jamais véritablement fait et ne pouvaient donc se rendre compte de ce que signifiait Effort ; ils avaient surtout pris coutume de prendre l'antérieur pour référence, et, passablement pliés aux règles de la société, ils avaient tacitement admis que c'était à eux de dicter la conduite à leurs successeurs : l'âge et la vieillesse ne servaient dans leur mentalité qu'à s'octroyer une meilleure place, ils avaient anticipé l'or à venir de cette règle propice vue comme immuable ; mais leurs fils ne crurent pas devoir poliment se soumettre à l'autorité de gens qui s'étaient historiquement distingués par l'évanescence plutôt que par la grandeur. Ainsi, une partie des générations plus jeunes, après avoir méprisé leurs aïeux, décidèrent que, tout compte fait, il était assez probable que la société antérieure ne reposait que sur des habitudes et des compromissions, que ce piètre entraînement de valeurs indiquait systématiquement un confort et une tare, et ils en vinrent à concevoir que, le plus souvent sinon toujours, ce qu'avaient admis leurs parents ne reposait sur rien de fiable et qu'il fallait toujours se diriger vers l'antipode, en quoi ils n'avaient pas tout à fait tort : leur position devint celle du contre-pied. Voilà comment, teintés de morgue, naquirent ces mouvements novateurs : si l'on y regarde bien, on trouvera qu'il s'agit toujours de poser par principe que les anciennes mentalités sont erronées, que les comportements précédents sont mauvais, en ce qu'il est clair que ces habitus n'ont pas été questionnés et donc légitimés avec quelque fermeté irréfragable par la raison des Boomers.

D'ailleurs, on vit bientôt que ce Boomer, qui, sauf ses représentants vieillis, n'avait de toute sa vie argumenté que par proverbes, était incapable de les défendre, d'en justifier quelque chose de tangible, que les arguments difficiles qu'on lui faisait en matière de dure accusation le laissait scandalisé et stupide, que son esprit était inapte à produire une réfutation méthodique, qu'il s'effondrait presque aussitôt face à l'attaque, qu'il abandonnait la partie à des grognements et à des mauvaises fois : il avait toujours vécu en longue paix béate, comment aurait-il pu savoir ferrailler ? comment aurait-il conservé l'usage des armes de la guerre que sont le raisonnement et l'esprit ? Il avait délégué ou émoussé les lames spirituelles, laissées à rouiller des décennies au fourreau des spectacles idiots, il n'était plus du tout prêt pour la guerre, dépassé, peut-être plus pitoyable encore de devoir se confronter avec si peu de résultats à des déconfitures criantes. Tous, ils furent bientôt percés de part en part et de toutes parts, et, sous l'opportunisme et l'abus des plus forts, on en profita pour leur reprocher tant de choses auxquelles ils ne purent répliquer, tant de routines et de paradigmes dont ils n'étaient jamais sortis et qui leur faisaient l'impression de normalité et même de nécessité. Leurs yeux s'écarquillaient : ils étaient déjà hors du monde, relégués dans le vieux monde, ne voyaient pas ce qu'on leur montrait quelque peu en persiflant et en se servant du soutien de la victoire et du nombre ; plus on l'emportait contre eux, plus on s'emportait, de plus en plus sûrs de leur innocuité. On les trouva mous, prévisibles, obsolètes ; cela incita aux assauts désinhibés, plus la bête fut aux abois plus on alla franchement à la curée ; on se moqua de ce qu'ils ne firent de scandales que de combats d'arrière-garde : « Comment séduire une femme si on ne peut pas lui toucher les fesses ! » : les huées alors ; leurs régressions amusèrent, leurs crispations anachroniques, et on les condamna, ça suffisait, certes ils étaient ridicules mais peut-être aussi dangereux, influents en tous cas (car ils avaient encore des députés partout), il fallait les rabrouer et les punir. Ces attitudes confirmèrent que, décidément, on ne pouvait composer avec eux. On les remisa – ils étaient décatis, rétrogrades, supplantés – sans entretenir force compassion : la compassion ne s'adresse qu'aux vieillards dociles et ils étaient, eux, des vieillards récalcitrants. Ils ne pouvaient s'adapter à un tel changement de paradigme ; ils n'avaient fait toute leur existence que s'adapter à des variations très progressives et latentes, prévisibles, de représentations secondaires. Ils furent jugés pire que hors-la-pensée : des hors-société, des intempestifs, des séniles ultimement frétillants.

Par exemple, on voulut reconnaître la réalité simple, franche, réelle, pragmatique c'est-à-dire loin des concepts insondables et spécieux auxquels ils étaient habités, que des hommes ne se sentaient pas tels, et que des femmes ne se sentaient pas telles, et on pensa qu'on pouvait le reconnaître – il faut particulièrement le noter – parce qu'on n'avait jusqu'alors jamais pensé (les Boomers n'avaient rien théorisé non plus là-dessus) que l'identité se construit largement et peut-être uniquement sur des représentations du soi, en sorte qu'un homme et une femme ne consiste pas qu'en organes génitaux, ne se définissent pas essentiellement en fonction de cette constitution corporelle pour autant qu'on concède à l'humanité des attributs plus raffinés que ceux des autres mammifères. Certains se dirent alors qu'on appellerait plutôt « homme » et « femme » celui ou celle qui s'admettait tel ou telle, et, pour le concevoir plus proprement, ils distinguèrent dans l'identité ce qui appartient au sexe et ce qui relève du genre. Ce n'était pas stupide – c'était même tellement évident que ça ne valait à peu près d'être annoncé que comme introduction sémantique, mais ceux qui le professèrent avaient perdu depuis longtemps l'usage de lire des ouvrages de penseurs plus que d'épate et de publicité, et c'est pourquoi ils jugèrent l'idée géniale et y insistèrent. Et il leur parut logiquement qu'il était plus arbitraire de désigner d'abord une personne par le sexe au lieu du genre, parce qu'il paraissait dans beaucoup de cas que le sexe conditionnait moins l'attitude d'une personne que la façon dont elle se représentait son genre, autrement dit sa masculinité ou sa féminité, et que l'attitude comptait davantage dans l'humanité que la congénitalité. C'était bien juste, et comment s'y opposer ? La seule difficulté pratique consistait à demander toujours à quelqu'un comment il voulait qu'on le désigne avant de lui parler, ce qui posait quelques inconvénients et incommodités. Or, c'était déjà pour des Boomers une pensée bien trop forte et dérangeante qui leur réclamait un travail intellectuel bien trop intense : ils firent alors, à dessein de soulever des paradoxes au lieu d'argumenter, une accusation de ce qu'on pût appeler « homme » une personne enceinte, bien qu'ils n'eussent de leur côté jamais rechigné à appeler « garçon manqué » une fille d'apparence masculine, telle expression comportant quelque chose de moqueur, de condescendant ou d'indélicat dans l'idée d'une anormalité de mœurs – ils se gaussaient alors, toute leur moralité fut de placer leurs rires dans le sens de la communauté. Ils furent incapables et choqués, après avoir appelé « garçon » une fille par plaisanterie, de nommer un homme efféminé : femme ; ils savaient la distinction, mais dans l'instant où on la leur expliquait il n'était plus possible de la leur faire retenir, plus possible de modifier leurs conceptions, plus possible d'atteindre leurs représentations, leurs fondements inébranlables : c'est à très peu près comme s'ils oubliaient leur rire juste après avoir entendu ce qui ne s'accordait plus à l'humour si longtemps dominant – leurs mœurs furent des humeurs, on devrait inventer quelque chose comme le concept d'humœurs : fait d'accorder sa morale aux traits d'humour les plus homogènement répandus –, problème d'une génération qui avait perdu la réflexion jusqu'à la mémoire de l'argument qu'on veut réfuter. Leurs valeurs ne consistèrent qu'en agrégats de solidarités convenables et solubles dans la masse, en la volonté inquiète de gravitation adhésive et serrée à la façon des trous noirs et que d'aucuns osent encore baptiser du nom pompeux de « Nation », comme si le mot sous cette acception valait quelque chose – la nation est un groupe de gens fédérés par la peur de ne pas avoir les représentations qu'il faut pour s'y insérer (la bonne et heureuse vertu de former ensemble une « nation » !). Ils focalisèrent et bloquèrent sur des apparences de contradiction qu'ils refusèrent tout exprès de dépasser, procédé récurrent de mauvaise foi par exagération ; ils se contentèrent d'en constituer des outrages, de se porter victimes et otages (« l'otrage », autre néologisme : qui s'offusque de « servir de pâture », terme supérieurement valable pour les temps passé, présent autant qu'à venir). Ils n'avaient pas vu ces vidéos troublantes où des femmes, de jolies femmes coquettes et sensuelles, plaisantes et attirantes comme des fantasmes, retirent délicieusement leurs jupes et révèlent un pénis avec lequel elles jouent. Pour l'ancienne et modique race, la considération réflexive du genre n'était jamais venue : on naissait et grandissait avec l'idée que son sexe était son genre, point – on n'avait pas même la supposition d'une alternative et d'un choix, on n'en avait à vrai dire pas l'imagination – et on adoptait très tôt des comportements correspondants à des représentations sociales de virilité ou de féminité : c'était en effet dans la plupart des cas beaucoup plus simple. L'homosexualité paraissait une exception et une aberration : il s'agissait d'admettre que la nature avait en quelque sorte induit en quelques spécimens des penchants contraires à ce qu'ils auraient être, plutôt que de songer que le genre pouvait découler d'un questionnement et d'une décision. Autrement dit, on estimait alors naïvement que l'homosexuel s'était un jour trouvé confronté à un désir « bizarre » et « anormal », « contre nature », et que cette attirance intuitive et innée, comme une sorte d'anomalie des gènes, l'avait conduit malgré lui dans l'exception et la marginalité. Si les Boomers acceptaient cet état de fait, c'était, outre qu'ils n'y pouvaient rien comme le reste – il faut spécialement noter que les Boomers, pour foncièrement conservateurs qu'ils furent, ne firent rien davantage pour revendiquer et imposer la conservation : c'est une époque qui fuit tout combat, c'est en ce sens seul qu'il faut entendre leur conservatisme, à savoir une répulsion à engager des forces dans un changement aussi bien progressif que rétrograde –, notamment au titre que ce « n'était pas la faute des homosexuels s'ils étaient homosexuels » : ça leur était « tombé dessus » d'un coup, sans qu'ils y pensent, il n'y avait pas à tirer rancune de leur manque de conformité, car les homosexuels ne se signalaient par aucun mépris, ils ne revendiquaient encore rien, ils avaient plutôt « subi ». Il ne vint même jamais à la pensée du Boomer qu'on pouvait décider comme une préférence un goût y compris sexuel, que cela aussi pouvait se réfléchir et se motiver, que nul n'est condamné par nature à détester le camembert ou à priser la musique classique. Tous avaient vécu la sexualité selon une espèce de réflexe, sans penser qu'un réflexe est aussi largement conditionné par la société et l'environnement, et ils s'étaient dit, fort automatiquement encore, que leurs propres penchants hétérosexuels étaient forcément justes puisqu'ils étaient majoritaires et qu'ils n'envisageaient pas qu'ils fussent autres. Mais quand ils s'aperçurent que parmi des couples homosexuels on trouve un peu plus d'enfants homosexuels, ils crurent à un prosélytisme dangereux et firent du tapage encore : ils n'assimilèrent pas que c'est dans les milieux où se situe une « minorité » que l'enfant se sent une possibilité que, en un milieu dénué de cette minorité, il n'eût jamais conçue. Pour le dire simplement et par analogie, vous ne savez que vous êtes noir ou blanc que dans un univers où il existe des êtres d'une autre couleur de peau que la vôtre : l'idée d'hétérosexualité n'a presque aucun sens dans un environnement dénué d'homosexuels, c'est à peu près comme dire que vous êtes humain – voilà comme les Boomers avaient vécu. Ils n'acceptaient environ la différence qu'à condition qu'il y eut une forme de repentir dans le souhait, tacite ou explicite, de ne point exprimer trop visiblement cette différence. Et je ne saurais nier que beaucoup de Contemporains en sont également là.

La publicité qu'on fait même sans activisme de la singularité par le seul fait de l'assumer sans honte induit des perspectives nouvelles pour autrui tout autant que des chocs : soudain, on découvre qu'on peut être différent de soi et par un attribut qu'on n'avait jamais supposé ; mais alors on comprend que revendiquer son appartenance à cette alternative, c'est désapprouver le consensus contraire et considérer son état au moins égal voire supérieur en une sorte de scission. Toujours, l'existence du marginal volontaire induit une idée bouleversante de possible, mais le marginal divise une société qui est tentée de l'interdire. C'est ainsi que peu à peu la question du genre devint pour l'adolescent non l'évidence qu'elle était autrefois pour le Boomer, cette irréflexion du « senti d'office », mais une interrogation nécessaire, un « passage » obligé ; c'est ce qu'on lui a reproché : « Les enfants vivaient heureux sans penser à cela. Ils n'avaient pas ce problème. On fabrique des problèmes aux enfants. » Pour affirmer ceci sans réserve, il faut bien sûr négliger quantité de circonstances et de cas, comme par exemple ces garçons qui, sans désir pour les filles, se sentirent contraints au mariage avec une femme dont ils ne supportèrent jamais le contact – ce sont des situations un peu rares mais qui ont existé et qui constituèrent des vies pénibles. Mais même si l'on exclut de si singulières douleurs, pourquoi s'inquiéter tout à coup que les enfants se posent une question comme si leur état méritait mieux que de réfléchir ? Je crois qu'on se fait chez nous de l'enfance une idée toujours mièvre et faussée, idée des jeux et de l'innocence, idée du « sanctuaire » où rien ne doit entrer que pur et joyeux, idée notamment d'un paradis perdu où le Contemporain, qui est bien resté l'enfant le plus abruti qu'on ait peut-être vu de toute l'histoire humaine, aspire à demeurer le plus longtemps possible et même à retourner jusqu'au temps-des-cerises : on n'a jamais réussi à parler d'enfance qu'en moraline ridicule bardée de précautions excessives. On désire maintenir dans la puérilité, dans cet « âge d'or » d'une nigauderie béate, et l'on ne songe pas que tout le mal qu'on sentit soi-même en découvrant une réalité « pour adultes » ne provint certainement que de ce qu'on nous l'avait trop longtemps cachée – ailleurs, dans bien des pays, même ici autrefois (faut-il seulement dire une telle évidence ?), les enfants connaissaient bien la mort pour vivre auprès d'elle, et ils n'en tiraient guère de souffrance justement parce qu'elle leur était normale (une fonction essentielle du psychisme humain est de s'adapter en relation avec la fréquence des expériences). Je n'ai jamais vu de mal à permettre à un enfant de regarder les images qu'il veut, et je n'ai jamais rencontré qu'on pouvait insérer à toute force en l'enfant une volonté étrangère : il veut ce que ses développement et environnement le rendent curieux de savoir, voilà tout, et il est curieux d'une multitude d'horreurs bien avant que ses parents aient pu filtrer et contrôler ce qui est entré dans la teneur de sa volonté. Il veut des images ? Il veut des discours ? Il veut des discours qui sont aussi des images mentales, quelle que soit la vérité avec laquelle on les leur représente ? Il suffit qu'il sache que toutes les images ont leur propre code, mais ne le savent-ils pas déjà, et est-ce qu'ils s'imaginent que Peppa Pig existe et qu'ils pourront le rencontrer et vivre dans son monde ? est-ce vraiment qu'ils agissent comme Indiana Jones après avoir vu le film ou entendu lire son histoire, fouettant des étrangers et embrassant des femmes sans permission ? Non, ils savent que c'est de la fiction, ne sont pas si bêtes, au besoin il suffit de le leur rappeler. Or, de quel âge parle-t-on, l'âge où ils se posent ces questions sur la sexualité ? Bien souvent, ce qui ne suscite aucun intérêt pour un enfant est par lui superbement ignoré, par exemple ses oreilles se bouchent dès que vous parlez politique. Quant à moi, je me souviens d'avoir physiquement désiré des filles, avec mon sexe, en classe de CM2 : j'y avais donc probablement de l'intérêt un peu plus tôt – j'ignore si c'était très précoce, je ne pense pas que les « films à thème » que j'ai presque aussitôt regardés m'ont configuré en une certaine direction. Introduire la sexualité dans l'adolescence revient environ à évoquer la lecture à six ans ; c'est exactement le moment où ça vient, où naît la préoccupation : c'est plutôt ne pas en parler alors qui reviendrait à induire une frustration et peut-être une déformation vers le tabou. D'ailleurs, on n'a pas compris comment on traite la question du désir selon la question des genres, ce n'est pas du tout qu'on « pose un problème » à un adolescent en lui en parlant, mais on lui suggère des possibilités, il n'est même pas tenu, rigoureusement tenu , de faire un choix, il se décidera quand il voudra ou bien même il ne décidera pas. On lui soumet seulement l'idée qu'il peut avoir un corps d'homme et se sentir un désir de femme – ou réciproquement –, façon de lui épargner plus tard un préjugé ou un malentendu. En somme, on ne fait encore que lui offrir une liberté – nulle liberté ne s'acquiert vraiment sans une question et sans le trouble afférent et provisoire. Il ne s'agit aucunement, à l'origine, de culpabiliser un garçon d'apprécier des poitrines fortes ou une fille de préférer la voix grave.

Malheureusement, je dois reconnaître qu'il réside également beaucoup de hargne dans ces propositions de changement de paradigme : une de ces hargnes pour exister qu'entretient toujours la nouvelle génération à la similitude de leurs parents. Elle ne vient pas seulement du mépris des Boomers associés à de frileux droitards traîtres, elle tient du désir de revendiquer et de combattre à une époque de facilité où les motifs de préjudice sont rares et nécessitent donc une surestime du mal. Voilà comment l'entendre : il faut de nos jours se fabriquer une offense, car par quel moyen le Contemporain se croirait-il une vertu s'il n'était pas surtout victime ? Il ne fait rien, ne connaît pas d'actes, ne sait guère réfléchir aux causes extérieures, par conséquent il ne sait que convertir une souffrance en actes, il a besoin de la souffrance comme justification parce qu'en dehors de la souffrance ne requérant aucun argument, il est lui aussi un reliquat de Boomer en ce qu'il ne saurait étayer d'autre manière ses opinions : il faut qu'il proteste sur et contre un maldont il s'estime la victime ; or, nous vivons dans une société si compatissante par défaut que la revendication d'un mal garantit et atteste à elle seule l'existence du mal – le credo de ce monde si pleutre et pleurnichard est : il y a un mal réelpartout où quelqu'un ressent le mal. Il faut donc toujours que la lutte soit évidente suivant un ordre moral aisément identifiable : il se sent ainsi raison sans la peine d'avoir des raisons. Ses luttes en sortent dérisoires et ses engagements insignifiants : il les exhausse pour se trouver une « responsabilité », il rend des simulacres d'actes pour se savoir de la « valeur », il étale ses passions d'outragé pour accéder à la prétention d'une « légitimité », ces faiblesses constituent tout son « individu » – il a besoin d'y croire, il ne feint pas, il est réellement aussi peu désespéré qu'il n'en a pas l'air. Notre époque est d'extrême susceptibilité comme légitimation : on est indigné, courroucé, quelquefois jusqu'au procès, parce qu'un patron vous a envoyé un e-mail en-dehors des heures de travail ; ce patron n'est pas peu surpris lorsqu'il reçoit son assignation à comparaître, l'accusation sur ce motif n'existant pas du temps de sa jeunesse, il est probable qu'il l'ignorait aujourd'hui s'il n'a pas fréquenté la modernité des désœuvrés. C'est exactement ainsi, avec si peu de distance, qu'on fait le procès de gens qui ont considéré l'esclavage comme un simple mode de vie, qui ont fait de la cuisine et de la parentalité une affaire de femmes, qui ont tenté une caresse sans permission écrite, ou qui ne se croient point fautifs de faire de la viande une consommation régulière et plaisante. Le Contemporain face à eux exerce sa rage comme s'il avait été calomnié et outragé personnellement, et sa maigre capacité ne va jamais se représenter qu'on s'adaptait seulement à des mœurs où l'on naissait sans aspirer délibérément à des hégémonies. Il devient l'Opprimé – étranger, femme, Noir, Indien, animal, végétal – dont il embrasse la cause : il est perpétuellement épidermiquement hyperbolique, il charge son emphase de couvrir son infimité, ses prétextes et son défaut d'esprit. Il s'occupe pour se revêtir d'importance, mais ce lui est un divertissement vital : sans sa douleur, il n'existerait pas par ce qu'il fait puisqu'il ne fait rien et ne se donne jamais de peine ; il adore donc s'offusquer, a le goût de la contrariété – et je songe qu'on ne confond jamais tant quelqu'un qui a tort qu'à sa façon de se mettre absurdement en colère –, il trouve après cela qu'il doit corriger le monde non par son action qu'il abandonne mais par ses influences et indirectement par des lois, c'est pourquoi il exige que ses lubies soient des ordres universels. Il ne risque rien : il devient un tyran domestique ; comment comprendrait-il que ses volontés ne sont qu'un point de vue, assez piètre de surcroît, mal renseigné et sans un livre-étai ? Il lui faut par exemple que la femme ait toujours été rabrouée, que son émancipation soit loin du but, que la civilisation entière soit demeurée patriarcale et consiste en une étroite spoliation de sa véritéd'existence. La femme docile n'a pas le droit d'aimer son état, bientôt le féminisme ne lui laisse pas le choix : ou elle coopère à sa libération, ou elle se range au côté des geôliers et devient un « homme » – son consentement passif vaut pleine participation. Ce manichéisme grandiloquent est à la mode : il concerne toute idéologie qui ne dispose que d'une « morale » pour principe, c'est-à-dire d'aucun argument, car hormis sa colère elle ne se défend par rien. Dans ces extrémités et ce radicalisme obsessionnels, on trouve évidemment maintes formes de provocation : une cause requiert un ennemi, alors on crée soi-même l'ennemi par ses propres outrances, ou l'on ne se sent nulle cause à porter. On tâche à fabriquer par des formules excessives des indignations que la société précédente ne connaissait pas, issues précisément de ce qu'elle faisait en toute innocence : on sera étonné de trouver que trente ans en arrière, poser la main sur le bras d'une femme signifiait une tentative de domination et une incitation au viol. On exige des certificats de consentement avant tout rapport sexuel. On exige qu'une galanterie ou qu'un compliment induise des excuses. Les Boomers sont perdus dans ce jeu d'excès, et on le fait exprès : ils ne se reconnaissent évidemment pas dans ce portrait très sali qu'on fait d'eux, ils se souviennent qu'il existait des femmes qui trouvaient avantageux et flatteurs de recevoir des hommages et des assiduités, et qui ne semblaient point feindre, et qui ne les acceptaient pas uniquement par crainte de refuser des avances. Et c'était bien vrai, en ce que les femmes alors n'avaient pas l'alternative de s'imaginer des offuscations symboliques tirées de la sociologie très intellectuelle d'à présent. Elles aimaient sincèrement les marques de la force des hommes, le pouvoir des hommes, et les certitudes des hommes. Elles avaient même pour le viol une sorte de curiosité qui leur paraissait essentielle et relevait d'une imagerie agréable. Elles n'en tiraient aucune culpabilité ; et elles savaient mesurer la différence d'un viol réel et d'un viol simulé, c'est-à-dire d'un rapport juste brutal. Mais on leur dit bientôt que leur goût était la faute des hommes qui avaient instauré ce système de complaisance et d'impunité, que c'était une doctrine masculine que de les inciter à vouloir se laisser posséder. Quelle que soit la vérité (puisqu'en termes de représentations, on peut tout dire), leur plaisir, lui, était bien réel, même si d'aucuns jugent que c'était un plaisir « mauvais ». Les néo-puritains sont si exagérément révolutionnaires qu'en la matière même un chevalier des romans du XIIe siècle aurait encore beaucoup à se faire pardonner : ce n'est pas qu'ils ont raison de vouloir modifier les mœurs, c'est que les mœurs doivent se plier à leurs accusations et à leurs désirs de circonstance, justement – le désir actuel que ce soit mal parle contre un désir passé qui trouvait cela bien, et rien de plus philosophique ou profond. Oui, mais le plaisir neuf à dénoncer les « injustices » est évidemment plus juste que le plaisir tiré des mœurs d'autrefois à cause de Progrès, et ces adeptes le savent non tant par des raisons que parce qu'ils le « sentent », et ils le sentent dans le mal qu'ils éprouvent à considérer les mœurs d'autrefois parce que ces mœurs leur « font mal à penser », voilà tout : leur amour propre les défend de regarder à leur autorité par le sentiment d'un autre. Ils ne se figurent pas un instant que leur plaisir, à eux, pourra un jour être associé à des mœurs passées comme une tyrannie également, et que la valeur de leur plaisir sera probablement remplacée par une autre tout aussi peu étayée. Leurs sensations ne sont jamais assez converties en pensées pour aller jusque là : la généalogie et l'anticipation rationnelles.

Pour ces motifs, ces mouvements ne tolèrent pas qu'on conserve des plaisirs anciens. Ils veulent convertir chaque personne à leur vision du monde, une vision thétique et extrapolée, une pure construction mentale : ce n'est pas qu'ils ont tort dans la méthode de leur interprétation – celle-ci en vaut une autre, je veux dire qu'à bien examiner leurs procédés c'est exactement le système hérité du Boomer, à savoir affirmer des théories qui sont tout aussi vraies que fausses, oiseuses et douteuses, et qu'on retourne en négation avec une égale sensation d'inutilité –, c'est simplement qu'on peut interpréter les choses autrement, qu'on peut les fonder même tout à fait inverses. Les hommes étaient heureux de se parer de puissance comme la femme d'arborer la fragilité : c'étaient des codes faciles, pratiques, des espèces de valeurs bien identifiables et qui satisfaisaient justement par la simplicité à s'y conformer. Je ne reproche certes à aucun de ces néo-puritanismes d'attenter à ces valeurs, mais, en plus de ne pas savoir les considérer suivant un contexte d'imprégnation morale, suivant un examen psychologique et social, je les accuse de ne pas ambitionner d'établir leur critique sur un système de valeur audacieux et nouveau, car ils se sont tous fondés eux aussi sur une valeur préexistante sans la questionner, à savoir : l'égalité. Une égalité vue comme idéal absolu. Une égalité selon laquelle ce qui diffère par les valeurs – disons par les grandes catégories de valeur – implique nécessairement un déséquilibre préjudiciable. Une égalité presque au sens de la ressemblance : égalité du syndrome de couvade, égalité non individuelle, égalité qui gomme les singularités, qui les bannit, qui admet, si l'on préfère, qu'un être de sa propre distinction, un être qui détermine ses critères pour juger, est un danger qu'il faut prohiber. Une égalité qui commande même les valeurs de chacun. Une égalité selon laquelle une différence de perception entre deux êtres, une différence de représentation selon les êtres, sert forcément l'oppression. Une égalité qui fait de la tolérance intérieure, privée, intime, une tyrannie. Égalité qui ordonne comme un droit que l'homme égale la femme égale l'homme et qui tient à effacer le sentiment de la différence jusque dans l'œil du sujet pensant. Parce qu'autrement, disent-ils, naît l'abus : la vision qu'ils ont de l'égalité est fondée sur leur incapacité à se figurer eux aussi un paradigme différent qui ne serait pas établi sur une lutte plus ou moins déclarée, qui ne voudrait pas dicter à autrui ce qu'il faut voir et sa conduite. Une égalité considérée comme lutte pour l'égalité : « La tolérance, c'est un devoir de ne pas tolérer l'intolérance même discrète, même tue ; la paix idéale s'obtient par la guerre monstrueuse, pas seulement par l'exemple. Elles luttent, ils luttent, tous luttent comme en un manichéisme facile, alors il faut que la différence passée soit aussi le fruit tacite ou explicite d'une lutte, que chaque différence témoigne d'une victoire abjecte contre une minorité spoliée » – ces gens, bien sûr, veulent aussi leur victoire abjecte, mais eux sont les « bons ». C'est encore un fruit de la bêtise du marxisme simplificateur appliqué par système à toute l'humanité : il est impossible, n'est-ce pas ? qu'un rapport de distinction entre des êtres existe s'il ne procède pas d'un souhait d'écrasement d'une catégorie. Le patron veut tuer ses employés, c'est établi : voilà pourquoi ils diffèrent. Semblablement, l'homme diffère de la femme parce qu'il aspire de longtemps à la réduire et maintenir en esclavage : ils seraient pareils autrement. L'obsession forcenée pour la scission volontaire de ce qui ne se trouve pas dans un rapport de la plus stricte égalité, même de la similitude la plus vétilleuse, relève d'un complotisme révolutionnaire, l'idée que tous ceux qui s'opposent à l'identisme le plus littéral et serré aspirent à appartenir à une aristocratie de brutes. C'est justement cette valeur qui n'est jamais questionnée, parce qu'on lui trouve, comme dans n'importe quel complotisme, une abondance d'exemples symboliques et interprétés dans le sens de sa théorie par biais de confirmation. On peut aisément refaire toute l'histoire nationale et mondiale en supposant que les hommes de toutes cultures ont assis leur autorité contre les femmes, que c'est une clé pour comprendre l'histoire, et que, même sans s'en apercevoir, les sympathies et les prodigalités ponctuelles des hommes pour les femmes ne sont que le résultat d'intentions inégalitaires refoulées ou des variétés de pitié issues d'une catégorie de puissance – où la psychanalyse, comme en chaque matière qui s'oppose à une démarche bien scientifique, intervient opportunément pour orienter partialement des phénomènes et des faits. Il est vrai que dans les œuvres européennes, au théâtre par exemple, la femme n'a pas le rôle d'un homme, les deux ne sont pas interchangeables : c'est à peu près une démonstration et un crime, selon ceux dont nous parlons. La réalité indéniable de la différence de représentation des genres dans les arts est toujours un élément à charge pour ceux qui soupçonnent la distinction d'imposer des idées de supériorités. La sensation même qu'il existe deux types, deux natures d'êtres distincts, leur donne à penser que l'humanité cloisonne les personnes dans des états stéréotypés et leur refuse une évolution au sein d'une société ségrégée. Dès lors, il importe qu'il n'existe plus de différences de nature, seulement des différences circonstancielles et désirées par l'être, de façon que nul ne soit rigoureusement défini et donc limité dans une certaine représentation sociale.

Femme et homme, il est vrai, furent longtemps indéfinis, cantonnés au sexe et même à l'image et au rôle de leur sexe : je ne me targue pas d'échapper à ces représentations de genre. On demande à des wokistes ce qu'est une femme, et ils sont embarrassés au point de répondre : « Une femme est une personne qui se considère comme femme » ; c'est qu'ils refusent d'établir une propriété qui serve de définition à la femme, qui « l'essentialise » comme ils disent, qui la circonscrive même grossièrement, et ils nient évidemment la prédominance de l'organe. C'est très prévisible selon leur conception, ce n'est même pas faux si l'on admet que la femme qui compte le plus dans la femme est le genre de la femme, autrement dit son choix de la féminité ; ce qui les gêne et les force à produire une définition circulaire, c'est de déterminer par quel comportement social un être se sent féminin (et inversement), autrement dit ce qu'une personne cherche à atteindre quand elle souhaite ressembler à une femme. Ils n'osent pas admettre que la femme reste en notre civilisation (pour le dire stéréotypiquement et compendieusement) : coquette, fragile, délicate, décorative et sensuelle, et qu'on la définit plutôt à travers l'homme par une multitude de postures destinées à lui plaire. Mais s'ils l'admettent, ils ne reconnaissent pas que l'inverse est probablement vrai : la virilité est aussi largement un ensemble de vertus caricaturales faites pour séduire les femmes parce que l'homme les leur suppose attirantes. Ce contraste est nié par les féministes qui préfèrent imaginer de féminines aventurières au langage ordurier et de mâles dandys finement cambrés ; on peut certes les imaginer, ça ne me dérange pas ; après tout, maintes déclinaisons d'identité existent, il ne me vient à l'esprit d'en nier aucune même si l'on peut établir que ce n'est pas la définition historique ou traditionnelle d'un comportement masculin ou féminin – je ne réfère qu'à cela sans poser cette définition antérieure pour meilleure. Après tout, le wokisme propose justement de réformer l'histoire et la tradition, proposant un modèle désintoxiqué échappant aux conventions et aux préjugés, c'est pourquoi il ne doit pas refuser de considérer ce à quoi il s'oppose. Mais cet homme et cette femme « de genre » sont-ils arbitraires ? Sont-ils purement des représentations induites par la société ? Est-ce que curieusement on ne trouve pas généralement que sur Terre, y compris dans les territoires les plus reculés situés en-dehors des influences de mœurs étrangères, l'image de la féminité et de la masculinité se distingue – on débusquera toujours çà et là des exceptions, ou l'on prétendra qu'aucun territoire n'a connu d'histoire sans influences étrangères. En m'interrogeant ainsi, je ne plaide pas en faveur de l'ordre établi mais je m'interroge si les représentations associées aux genres ne se fondent pas aussi d'une manière plus essentielle sur la conformation des sexes : je ne veux pas disserter ici de ce que j'ai déjà décrit ailleurs, mais qu'on voie notamment comment le déroulement d'une sexualité à l'état « naturel » ou « spontané » implique les dispositions en général qu'on attribue à l'homme et à la femme « traditionnels ». Car l'homme envahit bien un corps, et il n'est pas, que je sache, capable de le faire s'il ne se sent un désir ardent et actif de le posséder – il entre en effet du viol dans le coït mâle. La femme reçoit un corps, sa position implique une passivité complice, une facilitation de l'intrusion qu'elle permet. Je crois certes que pour beaucoup les rôles génériques découlent de cela, qu'on a étendu ce rapport à maintes autres activités au point d'établir des caractéristiques référant aux genres et auxquelles les êtres ont adhéré par praticité et pour plaire, et que cette extension des attributs de la sexualité s'est faite non pour opprimer en considérant l'intérêt d'un parti de dominer l'autre – est-ce d'ailleurs que les femmes ne dominent pas beaucoup les hommes pour toutes sortes de choses relevant de la féminité ? –, mais au contraire parce qu'on a pu croire que les êtres se conformeraient plus aisément à ce qui correspondait le plus à leurs « instincts », et c'est bien exactement ce qui s'est passé tant qu'une intellectualité ne les avait pas remis en cause. Je ne veux pas encore dire que tout doit se rapporter au sexe, ni que l'humanité soit légitime à reproduire socialement même en symboles toutes les circonstances de la reproduction sexuée, mais j'essaie de deviner d'où proviennent ces représentations historiques et peut-être universelles, et je crois que pour cette distinction essentielle, d'autres conformations congénitales, comme la menstruation, la poitrine ou la grossesse, ont également induit des représentations genrées qui, il faut le souligner avec honnêteté, n'ont pas uniquement consisté de la part des hommes en manières de dureté ou de condescendance – explication qu'en ses fragilités cycliques toute femelle sollicite la protection du mâle (et tout le genre peut-être procède de là). Mais ce que j'appelle ici une « réalité » va importuner les théoriciens woke qui nieront ce rapport de brutalité et de soumission dans la sexualité, comme en toute autre cause les néo-puritains tendent à nier l'état initial et peut-être réel de ce qu'ils défendent : on en trouve qui contestent que la femme ressent un plaisir vaginal qui ne soit pas entièrement « de tête » et inséré en elle par des représentations sociales et des fantasmes induits (il n'existerait plus que le clitoris comme organe du plaisir), et qui arguent que, dans un rapport d'égalité stricte, tout ce que fait l'homme, y compris sexuellement, devrait être par lui accepté en retour, selon toute logique s'il en concevait la réciprocité suivant l'adage « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse » et s'il daignait ne pas se contenter d'une sauvagerie animale, comme la pénétration qu'il devrait au moins s'essayer en sodomie pour vérifier ce qu'il procure (car un plaisir donné se teste d'abord). J'ai même entendu avec surprise que l'érection n'était pas une condition nécessaire pour l'homme à faire l'amour, qu'il s'agissait encore d'une donnée préjugée de l'histoire de la « virilité toxique », culpabilisante aux impuissants et à certaines catégories d'homosexuels et de transexuels. J'entends ce que cela signifie, je ne me situe pas dans l'incompréhension du Boomer crispé, je perçois combien c'est logique en un sens : on aspire à abstraire des relations humaines ce qui réfère au primitif, et l'on tend ainsi à rétablir, jusque dans les désirs et le plaisir, le primat des droits de l'homme et des valeurs évoluées contre les satisfactions « régressives » ; il s'agit de « reconstruire » l'homme dans la direction d'un raffinement de son Âge instinctif, d'une Réforme de ses relations à autrui, des Lumières d'une justice dont la sensibilité même sortirait éclaircie jusqu'à vouloir l'Idéal plutôt que l'Agréable, ce qui n'a jamais été entrepris avec succès jusqu'à aujourd'hui. C'est surtout ne pas comprendre que rien en l'homme même moderne ne s'éloigne si radicalement de ses intérêts généalogiques, que le désagrément de sortir de confortables acquis lui fera trouver ennuyeux d'adopter des mœurs nouvelles, et qu'il lui faudra nécessairement la contrainte de la loi pour un objectif qui ne le rendra, à cause de la coercition, ni plus heureux ni meilleur : il s'agira en somme d'altérer l'humanité ductile vers des considérations dont elle n'a rien à gagner sinon sa sensation de bonne-conscience et d'estime-de-soi qui sont d'inconscients et hypocrites inessentiels. Autrement dit, on risque fort, par les pressions dont on tordra l'humanité afin de parvenir à ce but, à une déformation monstrueuse et artificielle susceptible de la rendre pénible et proprement inhumaine.

Notamment, j'ai beau réfléchir, j'arrive toujours au résultat que les désirs se fondent sur des représentations : il est extrêmement difficile d'expliquer pourquoi un homme ou une femme vous plaît, et pourquoi tels attributs de cette personne vous communique une envie. L'expliquer n'est cependant pas impossible, mais le désir ne demeure alors qu'à conditions que l'élucidation ne soit pas un motif de repli et de honte : or, ces mouvements dont je parle tâchent suprêmement à rétablir la justification des émois en-dehors des préjugés : c'est là le principe même de leur entreprise de reconstruction ; par exemple ils admettent par principe égalitaire et légaliste qu'un être réfléchi et évolué ne devrait, en amour, avoir nulle disposition particulière en faveur d'un arbitraire aussi injuste que l'organe sexuel ni même que des apparats, et qu'une société élaborée et raffinée ne doit permettre à nul sentiment de contenir une part de violence, comme le souhait d'être possédé ou le désir de conquête ; ainsi, l'impensé des plaisirs, les délicieuses indécences de l'existence, les subversions consenties même réciproques, deviennent blâmables y compris quand elle ne nuisent à personne, ou, pour le tourner autrement, tous les plaisirs spontanés de l'existence et insuffisamment instruits au niveau intellectuel se changent en perversité – c'est pourquoi je nomme ensemble ces mouvements « puritanismes ». Leur destination initiale est de rétablir l'égalité au centre des rapports humains, en excluant tous simulacre et prédétermination, et ce mobile moral lui donne prétexte et latitude à honnir une vaste gamme de bonheurs humains considérés comme nuisibles en symboles et en conceptions ; l'amour woke par exemple tend à se fixer exclusivement suivant des critères de mérite, et, dans une société de l'égalité parfaite, il n'est censé exister nulle prévention favorable ou défavorable à l'endroit d'une personne, tout l'intérêt qu'on lui porte doit logiquement s'adresser à son intériorité et à ce par quoi cet être se distingue en facultés acquises. Ce n'est pas faux théoriquement, ce n'est pourtant jamais ainsi que se constitue un désir : il y a certes quelque chose d'impitoyable à se sentir attiré par des muscles ou des seins, par des habits ou de l'argent, par une façon de rire ou une certaine odeur : ces attirances sont certes exclusives de tous ceux qui ne bénéficient pas de ces attributs, ce sont en pratique des gens que leur situation interdit de recevoir l'amour de personnes qui ne sont pas « déconstruites » en termes de préjugés, mais le désir s'en moque, il ne pense pas à ceux qu'il exclut quand il élit. On voit combien le wokisme pousse la chasse aux discriminations jusque dans les représentations cloisonnées de genres. Et à ceux qui rétorquent que le désir notamment sexuel relève de l'inné, on peut répondre que c'est douteux, parce que la société où l'on grandit induit toujours la forme et la destination du désir, au point que c'est justement à cause de cette imprégnation fondamentale qu'on n'y pense qu'à peine et qu'on se croit libre d'aimer qui l'on veut. Mais il faut admettre que, si l'on y médite, on ne trouve guère de raison – d'arguments – d'aimer plus une femme qu'un homme : c'est l'arbitraire qui s'impose à nous et que peut-être une cogitation radicale remettrait en cause et révoquerait. Et pourquoi tels sous-vêtements vous excitent-ils ? pourquoi telles formes de corps ? telles réponses et telles stimulations ? Qui sait si vous n'entretenez pas sans le savoir un conditionnement qui, reproduit par l'environnement et notamment vos enfants, ne viennent pas alimenter la multitude de représentations nuisibles servant des puissances inégalitaires depuis des siècles, au même titre que les bigots sudistes instruisaient inconsciemment leurs fils du mépris des Noirs, tandis que vous pensez seulement profiter de vos satisfactions de votre côté sans que personne s'en plaigne ? Chaque fois qu'on vous demande pourquoi vous avez telle préférence en matière d'attrait, vous trouvez certes que vous êtes embarrassé pour répondre – je me livre moi-même parfois à cet effort avec une acuité rare, et je ne parviens pourtant guère à démêler ces causes qui, en effet, ne se rapportent pas à la construction de l'identité d'autrui : je veux dire que j'aime bel et bien avec injustice des corps et comportements qui ressortent à l'inné et à des stéréotypes ; or, le wokisme, égalitaire, veut que ce soit mal, car il entend que systématiquement l'on considère l'intériorité d'une personne avant de la juger ; pourtant, il n'a pas cherché s'il existe un seul sentiment qui ne soit pas issu de représentations peut-être inéquitables, et il ne peut se défendre que la représentation qu'il se fait des sentiments est conditionnée par l'obsession de l'égalité : bientôt, il s'agira d'admettre que la pureté d'aimer se situe dans la justice, que l'amour basé sur l'inexplicable et irrésistible attrait est un totalitarisme mental. Il faudrait donc que je refondisse non seulement mes amours, qui sont des engagements forts et durables, mais aussi mes moindres désirs, sur des motivations de mérite, et je ne pourrais plus jamais me tourner vers une foule, goûter du regard une femme ou même plusieurs, en pensant sans intention tangible : « Voilà quelqu'un dont je m'assouvirais bien avec toutes sortes de rudesses ! » Mais alors j'y perdrais mes fantasmes ! Surtout, je devine combien je sortirais frustré d'une telle inspection, moi qui considère le Contemporain si vide, si peu méritant, si dénué de qualités intérieures : attendre d'admirer pour désirer, parmi le siècle indigent où je vis, reviendrait pour moi à me défausser du désir ! Les gens, je trouve, ne valent rien, et s'il fallait non même que j'attendisse qu'ils prouvent leur valeur mais rien qu'un début d'individualité, je crois que mes exigences feraient de moi un moine condamné à l'abstinence et au célibat : on jouit au moins un peu de se figurer en imagination des scénarii décomplexés et immoraux.

C'est ainsi une altération essentielle des rapports humains que proposent les partisans de la doctrine woke : on découvre que leur façon d'aimer est foncièrement différente de tout ce qu'on a connu, qu'il s'agit d'un inédit jamais expérimenté et qui n'a même peut-être plus aucun rapport avec l'amour connu, avec l'amour tout court. Comme eux-mêmes ne peuvent beaucoup trouver à admirer la molle consistance de leur conjoint déconstruit et influencé – dans un couple normal, on s'aperçoit après peu d'années qu'on fonde l'union sur le malentendu de l'impossible promesse d'aimer toujours, mais qu'on ne peut aimer identiquement ce qui change, et qu'on ne peut aimer identiquement parce qu'on change soi-même –, en vérité leur désir diminue, et ils tâchent à établir des désirs sur d'autres objets que la personne avec laquelle ils vivent, et tout en particulier sur leur combat. On ne me comprendra pas si l'on suppose que j'admets le couple une déconfiture nécessaire : je dis que, passé la compréhension totale du conjoint – ce qui arrive assez tôt –, on ne peut plus qu'espérer un progrès de ce conjoint, son élévation progressive par l'effort qui surprend perpétuellement, ce qui, il faut le reconnaître, dans un siècle de confort et de facilité, advient peu. Mais alors le couple traditionnel conserve quand même une alternative à l'ennui : c'est de prendre des poses désirables, d'affecter les postures propres à susciter le désir, de jouer des affèteries et des typicités – les postures traditionnelles de la séduction qui minaude et qui plaît par codes. Mais les wokistes refusent de se conformer au surperficiel des traditions, à des images, à des théâtres de conventions : au contraire, ils tendent exactement à se montrer en quelque sorte indésirables selon les critères socialement établis, en indiquant explicitement leur opposition qui leur est, comme je l'ai justifié, cette lutte vitale et permanente. Quel intérêt y a-t-il pour quelqu'un à prendre soin de son corps s'il admet que le corps réfère à un arbitraire sans mérite qui ne doit donc point entrer en ligne de compte dans le désir ? Pourquoi l'homme refuserait-il de se plier à tous les diktats de sa femme puisque précisément il reconnaît que les hommes ont abusé de leur pouvoir et que la masculinité nécessite une repentance ? Vient alors la fabrique d'une société d'hommes gros et soumis, opposés au désir qu'inspire encore de nos jours quelque mâle dur et autoritaire. Ces gens peu à peu, inaptes à rencontrer un plaisir autre qu'intellectuel, ne posent plus que les degrés de leur combat pour plaisir – disparaît en eux le plaisir physique, ce jusqu'au fantasme, parce qu'il n'existe pas de fantasme sans représentation, un fantasme n'étant pas rationnel et ne s'attachant guère en général à des concepts aussi abstraits que la prévalence de l'égalité universelle. Ces gens, pour le dire nettement, n'ont plus guère de rapports sexuels, ils s'attachent, par conséquent, à établir que l'asexualité est un choix rationnel et même probablement le plus sain parce qu'ainsi ils ne sont victimes ni de la brutalité que la sexualité implique toujours ni de la soumission qu'elle suscite en partie. D'ailleurs, très souvent, rien qu'à les voir on ne leur imagine guère une sexualité ni à quoi pourraient ressembler leurs sérieux et froids ébats de consensus. Il y faudrait une somme de précautions et de permissions qui défendraient à quiconque de prendre l'initiative et d'imposer un choix – on peut à la limite imaginer une sexualité contractualisée, dénuée de commandement et d'incitations brusques, où chaque intervenant exprimerait par avance et bien en état de lucidité ce qu'il souhaiterait comme prestation d'un commun accord : comme pour l'amour et le désir qui ressortent dénaturés de telles conventions, j'ignore si l'on pourrait encore appeler « sexualité » cette organisation sur commande, j'ignore en particulier quel plaisir on tirerait de ce pastiche expurgé d'inattendu et de pulsion. Insister avec sa langue et peut-être déjà, après tout, une manière symbolique de viol nécessitant adhésion écrite, mais même cette adhésion peut être admise comme consentement forcé, incité par une société inégalitaire ou règnent les rapports patriarcaux de domination – il faut au préalable abondamment en parler pour lever ce risque et ce doute ! C'est logiquement que pour une génération élevée aux doctrines impérieuses des précautions et du consentement, regarder la télévision paraît beaucoup moins risqué que d'exciter son conjoint, excitation qui équivaut toujours un peu à lui communiquer – lui imposer ? – son propre désir.

Je me penche notablement sur le wokisme : c'est pour généraliser de façon qu'on devine comme la rationalisation du désir et du plaisir devient contraire même à leur expression et à leur réalisation, car il s'agit toujours d'abord de se demander s'ils sont mal, et même plutôt par quel biais ils sont mal, et, au moindre doute, de postuler combien l'histoire de la masculinité et du patriarcat peut en faire un instrument de brimade. Le désir, qu'on croyait spontané et émané de nous, devient alors un odieux complexe : il faut se méfier de soi-même, s'en vouloir de ce qu'on ignore en soi, de ce qui procure du plaisir par le seul fait d'être sans explications, et qui sait par exemple si le fait d'avoir financièrement réussi ou d'être hétérosexuel ne découle pas d'un privilège blanc ou d'une irréflexion avantageuse, voire d'un mépris ? Et si vous aimez la viande : n'aimez-vous pas le meurtre dans la viande ? n'avez-vous pas le goût du carnage ? Les néo-puritanismes insèrent de la culpabilité partout en vous demandant : « Pourquoi êtes-vous ainsi ? » et, comme pour beaucoup vous ne le savez pas, ils ont ici leurs explications faites qu'il ne leur suffit qu'à réciter comme des listes, cependant qu'ils vous feront admettre, à l'instar des adeptes d'interminables psychanalyses, que vous avez tort assurément puisque autrement vous y auriez réfléchi : l'impensé même induit une faute, c'est que vous ne voulez pas y regarder de près, vous sentant en loin coupable de quelque chose ! Ils n'ont pas plus réfléchi et disposent pour tout raisonnement de leurs éléments de langage, mais au moins ils ont des réponses prêtes ! Ce conditionnement qu'on tâche à inscrire en chacun de systématiquement savoir des causes cachées avant de risquer un contact crée partout une sorte de malaise, perceptible en l'hésitation de toute action et de toute pensée : Ouvrirai-je la porte à cette femme ? Si je le fais, le prendra-t-elle comme une condescendance ? Comment lui exprimer mon attrait sans prendre le risque d'attenter moindrement à sa pudeur ? Peut-on instruire une demande sans que le refus constitue un choc chez une personne extrêmement susceptible ? Et cætera. La société neo-puritaine est celle où l'ancienne fluidité spontanée des échanges disparaît au profit d'un paradigme moral selon lequel on ne doit pas oser ce qui peut être moindrement considéré comme une nuisance. Une telle société est celle des écrans, où la déclaration est un contrat par texte ou par courriel, où le citoyen craint de se trouver en présence d'autrui, où l'action même peut être premièrement regardée comme une atteinte. C'est la révision totale du rapport humain jusqu'à présent fondé sur des formes de la confiance et de la séduction : une neutralité de retenue remplace alors les enthousiasmes et les audaces qui pourraient être mal interprétés et reçus avec paranoïa. On ne s'étonnera pas que les Boomers résistent à cette vision, eux qui envoyaient leurs femmes à la cuisine sans l'once d'un sentiment négatif ; on ne s'étonnera pas davantage que la plupart de la société y résiste aussi : tout devient froid, processif et compliqué dans ce monde psychanalysé – psychotiquement analysé.

Il est pourtant vrai que ces partis de grande « sensibilité » a priori bizarres et décalés, et qui introduisent de la culpabilité pour ce qui ne relevait d'aucune volonté de nuire – il n'y avait autrefois de délit ou de crime que là où naissait la volonté d'en commettre : or, c'est à présent terminé, il suffit pour être blâmé que vous ayez manqué à être informé sur les réformes morales en cours – établissent leur « sagesse » sur l'idée d'une reconstruction entière des représentations de l'individu dans la société. Soit ! mais la tentative ne s'appuie que sur la proclamation d'une égalité qu'il faut enfin nuancer, voire limiter, voire dénoncer : est-il bien vrai par exemple que le Contemporain souhaite qu'on interdise toutes les manifestations de supériorité ? Désire-t-il qu'on juge injustes les gens séduisants au prétexte qu'ils sont bien disposés « par nature » pour être minces ou intelligents ? Accepte-t-il de refonder ses propres désirs pour introduire en lui l'idée qu'un goût, même s'il ne blesse directement personne, est infâme en ce qu'il distingue et sélectionne ? Est-ce qu'on finira par montrer certains couples du doigt en leur imposant d'avoir des attirances plus cosmopolites et conformes au droit à tous d'être aimés ? Les obligera-t-on à des thérapies ou à des rapports ? En somme, les citoyens de notre époque exigent-ils bel et bien que la morale – comme l'écologie et tous motifs de cet ordre – se manifeste pour chacun par de nouvelles et vétilleuses obligations légales ? J'en doute ; mais je crois que c'est la direction que prend globalement notre société, parce que le Contemporain est passif, tolère tout ce qui émane d'une « bonne intention » autoproclamée et dont il refuse d'augurer l'enfer sous-jacent, reçoit sans défiance ce qui avance à lui sous la couverture suave et sanitaire du « bien » collectif y compris s'il y faut ajouter quantité de restrictions et de frustrations individuelles et absurdes ; l'aspect vaguement bienveillant d'une doctrine suffit à la lui faire adopter ; comme il n'a aucune notion de morale complexe et qu'il suppose que toute intention de sauvegarde et d'égalité est le gage d'une sympathie à son égard ou d'une faveur à la société, il l'adopte sans défiance, car il reste foncièrement réticent à travailler sa philosophie et à comprendre enfin que toute violence au monde même d'une dimension historique naît d'une volonté de réparer et d'améliorer, et il trouve l'immense avantage de l'indolence à se laisser dicter sa conduite – la jeunesse pratique de moins en moins, elle pratique moins en tous domaines, elle perd l'expérience d'avoir avec les choses un rapport direct, d'affronter la vie, de se heurter vaillamment au monde des actes et des idées, et elle ne baise plus tant. J'ignore si je réprouve la conception nouvelle d'un amour entièrement dépris de préjugé : ce n'est pas la mienne, je m'en sens incapable et même dégoûté, mais je ne vois pas pourquoi je lutterai contre un penchant s'il entraîne le monde vers ce qu'il estime favorable ; je voudrais seulement qu'on continuât à permettre à mes semblables et moi-même des relations « d'injustice » pour autant qu'elles sont mutuellement consenties : et je ne pense pas qu'en terme de préjudice cela revienne à consentir à se livrer en esclave volontaire. Si cette permission entretiendrait et perpétuerait peut-être une mentalité « indésirable » en une société qui aspire à l'unicité des opinions, si elle contribuerait à cette séparation des mœurs dont j'ai parlé ailleurs et instruisant la division d'une espèce en groupes intellectuels de plus en plus distincts, si l'idée de la « nation » y perdrait sans doute, l'individu au contraire est le symbole d'une civilisation libre, et je suppose que lui permettre d'exister, c'est-à-dire contre le groupe, est le meilleur moyen de promouvoir une société de grandeur d'âme. Certes, d'un point de vue pratique et pour faciliter les comportements sociaux, il faudrait peut-être à terme indiquer, pour les reconnaître par signe ostensible, qui appartient à ce courant rétrograde dont je fais partie, et qui s'offusque par exemple qu'on lui touche l'épaule ou qu'on ne l'appelle pas « iel » ; cette marque signifierait entre autres : Je fais partie de ceux qui acceptent et pratiquent les séductions traditionnelles et à qui il n'est pas besoin de demander sans cesse d'inquiètes permissions (c'est sans doute en partie pourquoi, quoique marié, je ne porte plus mon alliance : ça ne signifie pas que je multiplie les adultères, mais je ne considère pas ma relation aux femmes comme le fruit d'un conditionnement issu du mariage, car j'ai trop souvent constaté comme les gens mariés deviennent ennuyeux à refuser par principe tout esprit de séduction – c'est d'ailleurs peut-être pour cela qu'ils se marient : ils se savaient peu aptes à plaire, ils trouvent un prétexte dans le mariage à ne plus jamais essayer, de sorte que ce n'est plus pour eux un échec d'être si peu attirants, ce devient même un succès). Mais ce qui m'interroge le plus en ce radical changement de paradigme se résume à une question : quelle place restera-t-il après sa réforme non seulement pour l'amour traditionnel, mais pour l'amour tout court ? Un désir doit être « réfléchi », à ce qu'ils disent : est-ce possible sans rompre le désir, sans dégoûter de vouloir ? Peut-on aimer, savoir pourquoi, savoir notamment les raisons piètres dont on aime toujours quelqu'un (j'aime quant à moi la fragilité d'une femme, j'aime ses appels sexuels, ses affèteries et aussi certaines formes caractéristiques de son corps : tout ceci est « bas » d'un point de vue moral, je le sais et ne parviens pas à m'en repentir), puis, le sachant, s'en dédire, lutter contre, pour retrouver alors une autre soif et un appel différent compensant cette disparition, cette perte, cette annihilation méthodique, de nature à recréer un désir qui fût de l'amour ou y ressemblerait, un amour cette fois entièrement « intelligent » ? On voit combien déjà toutes les œuvres du passé sont décriées pour la mentalité « primale » qui les inonde, y compris les œuvres romantiques, et l'on fabrique des interprétations de Roméo et Juliette homosexuelles, c'est-à-dire plus « inclusives », moins « figées » en « rétrogrades représentations », on est au seuil de considérer cette pièce, et toute autre parlant d'amour, au nom de la Cancel Culture, comme aberration à proscrire, au prétexte que sa tradition exerce insidieusement son influence néfaste. Mais qu'est-ce qui remplacera ? quel modèle enviable ces néo-puritanismes ont-ils à proposer qui fasse d'emblée l'impression d'un profit ? qui procure une nette et patente sensation de bonheur ? qui fasse naître en chacun l'opportunité d'un remplacement ? J'accepterais qu'on m'indiquât un plaisir supplémentaire, je consentirais même à participer à une révolution des mœurs, à conditions qu'on substituât à mon plaisir un plaisir plus intense ou au moins équivalent ; mais lequel m'offre-t-on, sensible plutôt que cérébral, qui n'est pas fait que de nullification ? On m'offre là des valeurs dont je ne discerne pas le plaisir, un amour sans les attributs reconnus de l'amour, on ne m'offre que des retenues et des frustrations, il faut de toute part que je me retienne même quand je ne voudrais pas qu'on se retînt envers moi, on m'offre la neutralisation des différences et les contraintes légales au nom d'une société « idéale » que je ne reconnais pas, dont je n'envisage pas l'intérêt : qu'aurais-je à y gagner ? qu'est-ce que la société aurait à y gagner ? L'amour woke est-il encore bien de l'amour ? J'en doute, ou il faut qu'on déforme et torde tant le mot qu'il n'a plus aucun lien avec ce qu'on en admit jusqu'à aujourd'hui. Mais, m'objectera-t-on, qui sait si ce n'est pas la destination de tous les sentiments après tout ? qui peut savoir au juste si l'on aimait ainsi que nous dans l'Antiquité ou au Moyen âge, si l'amour avait le même sens et la même valeur ? Je n'ai pourtant pas l'impression qu'à aucune époque on ait ressenti une tension ou une crise du sentiment amoureux au point que les gens d'une société se soient sentis moralement inquiétés d'aimer comme ils en avaient l'habitude : c'est peut-être arrivé aux femmes vers le XIXe siècle quand elles se sentirent tant enfermées dans leur foyer et leurs espérances, et tant coupées de la possibilité d'aimer, qu'elles développèrent un sentiment d'inutilité et d'impuissance profond et qu'on appela : hystérie. Or, comme il est singulier que le wokisme, tant associé au féminisme, propose pour modèle un monde propre à pousser chacun au trouble hystérique ! Je ne suppose pourtant pas que ces mouvements tâchent sciemment à établir des codes tyranniques pour tout rapport humain, mais leurs intentions décomplexées par le sentiment d'appartenir au « camp du bien » risquent fort de conduire à un despotisme des mœurs. La pornographie par exemple, et même généralement le cinéma et la littérature comme porteurs de valeurs « passéistes », comme ressuscitant des « passifs » et véhiculant quantité de représentations traditionnelles qu'on refuse de laisser diffuser, ne manqueront pas de devenir l'objet des colères les plus maniaques jusqu'à leur prohibition partielle ou totale – bien qu'on n'oblige presque jamais personne, que je sache, à regarder un porno. Mais tant qu'on n'aura pas officiellement admis que par principe la liberté prévaut sur le « bien », on motivera des régimes de prohibition, on accordera à des puritanismes une place de philosophes et de législateurs. Ce que je déplore ainsi avec ces mouvements du « progrès », c'est l'intolérance foncière où ils situent toute forme d'habitus qui ne correspond pas à la vision d'avenir qu'ils vantent, même sans savoir si l'humanité qu'ils proposent reste humaine. Car ils ne se contentent pas de proposer des alternatives et des sources parallèles de satisfaction, ils restreignent des plaisirs que nul n'avait jamais envisagés comme des abus : ils cherchent à vous persuader non d'adopter un plaisir éclatant que leurs doctrines recèlent, mais à vous faire renoncer aux vôtres, à vous priver du plaisir qu'ils censurent. Au prétexte que sans le savoir vous seriez embrigadé, ils cherchent à vous « déconstruire » : oui, mais ils n'ont pas conscience de le faire eux-mêmes au moyen d'un embrigadement, et bien plus coercitif. Et voici ce qui advient, qu'on rencontre aujourd'hui chaque jour davantage en des formes atténuées mais qui enflent et se perfectionnent par exemple quand vous formulez un avis divergent sur un virus ou sur une guerre : vous croyiez être innocent, la personne avec qui vous étiez en contact n'avait aucun motif de vous reprocher quelque chose, et l'on a insinué en l'esprit de cette personne que vous étiez le mal de façon à lui créer une souffrance, alors elle convient finalement au terme de cette « édification » longue et « thérapeutique » que vous lui avez bien fait du mal (on ne peut devenir de ces néo-puritains du jour au lendemain, il y faut placer le trouble avec une lancinante persuasion) et cette personne « reconstruite » (il faudra tôt ou tard, quand la société sera calmée et assainie, qu'on conçoive tout ce que ce terme de « reconstruit » implique d'odieux bourrage de crâne) prétend que vous auriez dû premièrement vous en apercevoir et ne pas lui infliger la peine qu'elle a mis peut-être dix années à découvrir ! C'est ignoble et très inéquitable, ce revient à appliquer en matière de morale ce que le droit défend, à savoir d'appliquer la rétroactivité des jugements et des châtiments fondée sur la nouveauté des mœurs : en somme, vous deviez déjà savoir que vous alliez plus tard avoir tort, et même il faut instruire l'idée qu'en vérité vous le saviez bel et bien, puisqu'alors on pose ces valeurs comme universelles et innées ! Vous savez qu'en mangeant de la viande vous êtes responsable de génocide ! Le futur perdant d'une guerre sait qu'en se battant il était dans son tort ! Or, comment ces idéologies ne voient-elles pas que ce processus inique est infini et retombera sur leurs propres partisans ? Il ne fait nul doute que, comme ces néo-puritains ne cessent de le faire, leurs condamnations tôt ou tard rencontreront des zélateurs plus durs et qui condamneront ces premiers à leur tour – alors, on renouvellera Robespierre guillotiné. On concevra qu'une gifle est une terreur, qu'un courriel est une terreur, que déshabiller une femme même consentante est une terreur, qu'évoquer la sexualité de façon impromptue est une terreur, que penser à une femme nue est une terreur... et l'on brûlera les bourreaux d'aujourd'hui, comme au temps des sur-révolutions. C'est le signe d'une société qui n'a pas fait de la liberté une notion essentielle, qui réagit par épiderme et avec empressement pour se garantir d'une peine extrapolée qu'elle ne sait pas deviner imaginaire et dont le remède réalise plus d'inconvénients que le mal qu'on cherche à chasser : c'est le grand tort d'une pensée homogène qui ne se réclame d'aucun art et d'aucune rigueur et qui se contente de déclamer par emprunts des proverbes – on a franchi un pas décisif dans cette direction lorsqu'on a permis à des groupes sans rapport au préjudice de s'introduire dans des tribunaux et de se porter partie civile : on a offert à des répurgateurs de se mêler très directement d'affaires légales où ils n'ont enduré aucune nuisance. À la fin de ce processus de censures successives ne resteront que les interdits, sans adjonction d'aucun plaisir, si ce n'est que, provisoirement, des chefs de file auront temporairement obtenu une popularité, peut-être vendu des livres et gagné des places. Mais ces gens, si persuadés d'avoir raison et totalement incapables de se figurer comme on peut déroger à leurs visions sans être coupables, s'insurgent contre ceux qui ne demandent qu'à vivre en la satisfaction mutuelle de gens même « arriérés » qui ont le « malheur » pas même prosélyte de goûter les « sévices » qu'ils « infligent » aux autres. La loi suprême de l'homme devrait être de laisser tranquilles ceux qui ne se plaignent de rien et qui, libres et éclairés de toute informations que le monde leur apporte pour se fabriquer des atteintes s'ils veulent, ne se sentent pas même l'intuition de ce dont ils pourraient vouloir se plaindre.

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