Assumer les morts

L'un des premiers réflexes humains à l'annonce d'un décès est de rejeter la mort hors de soi : on cherche à quelle « faute » le défunt a succombé, si ses actions ou son âge n'était pas légitimement associé à telle fin, on questionne son mérite, interroge sa valeur, se demande si la place qu'occupe l'événement ailleurs pourrait nous revenir, on conclut vite par la négative parce que la situation diffère toujours un peu, et sur la foi de différences anecdotiques mais érigées en symboles on s'empresse de dégager sa propre personne de la calamité, on s'extrait de la circonstance macabre, plus exactement on se retire de l'identification au mort, et, en ce dessein inconscient, on s'empresse de compatir pour la famille et les proches, de sorte qu'on ne considère perpétuellement la mort que du point de vue de celui qui perd quelqu'un, pas de celui qui perd la vie : le partage de l'affliction et du deuil sont même probablement une façon vivante de s'extirper de la préoccupation de la mort, de la conscience de la mort, de sa profondeur qu'on porte en soi en tant qu'êtres-pour-la-mort. S'imaginer la maison vide, les orphelins seuls, l'enterrement émouvant, ce n'est pas penser à la mort mais aux effets de la mort d'autrui ; et l'on s'épanche en tristesse virtuelle parce que la passion délivre de la réflexion, ou, pour l'exprimer plus justement, l'imagination d'un émoi exacerbé détourne de ses causes rationnelles et justes : rien de tel que pleurer l'amant perdu pour s'empêcher de songer à sa nécessité. On s'oblitère le jugement dans l'émotion pour différer le moment de réfléchir : la mort est triste et provoque des effusions hyperboliques, et voilà comment ne pas penser à la mort, comment se retenir d'évaluer la perte, comment éviter de s'approprier l'essence d'un disparu ; sans cela, on pourrait songer qu'il y a des trépas utiles, du moins des décès neutres du point de vue éthique, parce qu'elles débarrassent de vivants imbéciles et qui ne sont personne. On préfère focaliser sur le manque ; on permet par là de ne pas concevoir qu'un vide ne saurait manquer, le vide de qui n'a jamais véritablement existé, n'ayant eu de volonté ou d'effets sur rien. Ce détournement permet surtout de ne pas penser à sa propre vacuité, on a toujours le temps ainsi, on peut procrastiner encore et songer que le moment de prouver sa valeur viendra plus tard après « les affaires », parce que justement par défaut on n'est pas ce mort dont on refuse d'examiner le rôle et la grandeur, parce qu'on n'endosse que la place des vivants environnant le mort et qui doivent vivre – vivre encore – avec le souvenir du mort. Nous ne pensons qu'à la vie, mais à la vie comme persistance des habitudes : ce qui inquiète le plus – il faut se l'avouer –, c'est la manière de « gérer » la mort sans cesser drastiquement d'entretenir sa routine. La mort embarrasse et trouble surtout en tant que rupture avec un mode de vie antérieur : on redoute le dérangement qu'on convertit en manque, le manque n'étant que la marque de la différence – silences, espaces et « rendez-vous » – qui rendent l'adaptation délicate et douloureuse.

Or, combien tout cela démontre que nous sommes éloignés de la sagesse ! Que nous la fuyons, même !

Ce qu'il se passe, l'essentiel de ce qui arrive alors, n'est certes pas pour les vivants : pour celui qui est mort ! c'est à lui qu'arrive quelque chose ! Mais l'événement véritable est la mort, l'extinction, et ce n'est pas la continuation de l'existence d'une autre manière et avec une compagnie alternative ! on ne fait pas ainsi honneur au mort ! Je devine combien l'obnubilation de cette crise sur l'entourage du mort et ses émotions constitue une fuite et une déroute de la pensée : c'est surseoir à la réflexion de l'utilité de la vie en s'abstenant d'évaluer celle du mort. Il y aurait, au contraire, en une cérémonie funèbre, l'occasion inespérée d'une remise à plat de l'existence, perpétuelle à chaque événement de la sorte, au lieu d'une compassion automatique pour la plainte, au lieu d'une confirmation codifiée du devoir-jouir et des passions banales dont on fait la morale de ces réunions à peine solennelles – on a détourné le seul profit qu'il pouvait y avoir, en-dehors du décorum, aux funérailles : s'identifier au mort ! On n'en retient que l'aspect superficiel, que l'apparat, l'enterrement doit être « réussi » et l'on s'efforce soi-même d'y jouer son rôle et sa partition : ces circonstances ne sont que des conformités et des feintes, on les a expurgées de l'opportunité d'un enseignement. Au contraire, si l'on était profond, elles altèreraient la conscience dans la perspective de sa fin prochaine, mais on ne pense qu'à consoler, craindre ou s'épancher ; on devrait plutôt y apprendre combien la mort est une terminaison de la vie, c'est-à-dire l'imprévisible fin d'un livre qu'on ne devrait jamais, à chaque chapitre du jour, laisser piètre et inachevé comme s'il restait toujours une longue abondance de pages blanches à remplir et de textes brouillons à corriger.

Au cimetière, pensez que c'est vous qui êtes mort, et songez aux regrets de ce que vous n'avez pas accompli...non, pas ainsi ! pas ainsi ! même cela vous n'y pensez pas avec sagesse, car vous n'y songez qu'en termes de rapports à autrui – ce que j'ai ou je n'ai pas fait pour tel et tel. Non, pensez-y, ô désespérante créature, en termes de ce que, sans devoir pour autrui, c'est-à-dire en devoirs absolus, en ceux que vous devez à vous-même comme identité et comme individu, non vous avez accompli, mais vous êtes accompli. Ce serait ainsi d'abord, aux funérailles, pour le sage ou le philosophe : « Je ne suis coupable d'aucun manquement envers ce que je suis », et seulement ensuite : « Je viens en aide à ceux qui n'ont pas encore acquis la grandeur de mon autonomie. »

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