Aporie du Français sur la conception de l'homme
« Les Français ont plus de foi dans l'homme qu'ils n'ont d'illusion sur les hommes. » : cet excellent mot de Valéry résume parfaitement l'aporie à l'origine des principales erreurs de jugement du Contemporain sur la valeur humaine. Ici, on croit en L'homme, mais on ne connaît pas UN homme qui mérite une telle ferveur : la dichotomie est fondamentale – je veux parler du glissement lexical de l'essence à l'incarnation – pour entendre la faute logique et en déduire la cause. Pour le Français, l'homme est presque sans rapport avec un homme, et il faut que les deux notions présentes en un même terme ne puissent se mélanger ou bien, selon à quel degré on comprend les choses, se mêlent au contraire inextricablement de façon que la valeur de l'un, qui est prégnant à l'esprit, rejaillisse sur l'autre ; c'est probablement ce qui permet au Français de se sentir une grandeur, car il est sans nul doute une pièce de ce « l'homme » qu'il préjuge respectable et prometteur, mais il ne saurait se vanter de ce que « des » hommes, dans tous les constats ordinaires de son expérience, l'aient fort impressionné, de sorte qu'en ce sens auquel il préfère ne pas regarder il serait sceptique sur sa propre espérance. Partout où les Français sont pratiques, ils critiquent la petitesse mesquine de l'homme ; partout où il leur suffit d'arborer les insignes de la philosophie décontextualisée, les voici généreux admirant l'homme magnifique. Ils semblent incapables d'établir le rapport entre l'humanité qui apparaît à leur esprit sous des acceptions de pompes éthérées et intangibles, et le spécimen humain qui fait systématiquement mauvaise impression, et je prétends que s'ils refusent d'établir ce rapport c'est parce qu'ils ont intérêt à conserver l'idée que l'homme est valeureux en dépit de ses concrétisations, ce qui leur permet d'extraire leur cas de la considération de la valeur humaine.
Et ce blocage cognitif, l'inaptitude mentale de l'ordre de l'auto-censure, du tabou ou du pressentiment de peine, à se figurer que l'homme n'est que le singulier essentialisé qu'il ne faut pas sublimer ni travestir du pluriel où l'on doit logiquement retrouver les propriétés du tout, a produit l'étrange aberration qu'on rencontre en la pensée française, à savoir le réflexe absurde et opiniâtre, d'une nature schizophrène, remonté loin dans son appareillage intellectuel, selon lequel l'homme individuel n'est pas l'homme collectif et n'a environ aucune propriété commune avec lui. Autrement dit, il n'est plus possible de discuter avec quelqu'un qui s'accorderait sur l'idée rationnelle selon laquelle les hommes d'une société – ainsi la société dans son ensemble – ne sont que la somme de chacun des ceux qui la constituent : il faut toujours qu'on commence par postuler que les actions et les pensées des hommes sont énormément altérées par le nombre, et qu'à la logique salubre de la somme des hommes faisant assez rigoureusement les hommes dans l'ensemble on interpose des sophistications selon lesquelles il existerait une déformation capitale de l'homme unique à l'homme social. C'est au point que, évidemment, toutes les fautes y compris d'ampleur historique de l'être particulier deviennent imputables à l'être collectif que tout le monde accuse à l'envi mais que nul ne touche jamais, qui ne concerne presque personne au juste et n'a surtout presque aucun lien avec la responsabilité des individus. Or, le Français ne sait pas bien pourquoi il est porté à cette inhabituellement difficile distinction, mais il devine qu'il doit la produire, et c'est une sorte d'urgence qui la lui fait émettre non en se formant une pensée claire de ce paradoxe bizarre mais en y sentant en loin un profit, en percevant qu'il y a quelque chose de troublant et de rebutant à l'assimilation stricte du singulier et du collectif. Il ne s'agit pas d'ailleurs de nier que les influences exercées sur l'individu par le groupe l'altèrent considérablement, mais comment ne voit-on pas qu'une telle influence ne s'exerce initialement sur l'individu que parce qu'il est influençable ? Ainsi, l'oblitération de cette évidence permet de conserver intacte la pensée heureuse, au sein du Contemporain, que l'homme est valeureux, sans avoir à attacher à cette doctrine l'application d'exemples sensibles qui lui seraient toujours décevants : on sort ainsi satisfait de s'en tenir à des proverbes flatteurs où l'on se sent inscrit, comme associé à l'idée du tout, et l'on n'examine pas en quoi il serait juste de s'assimiler plutôt à l'idée du particulier, qui est beaucoup plus évidemment une turpitude et une vilenie : l'estime-de-soi est sauve, et l'on garde sa fierté d'appartenir à l'humanité, oubliant qu'on est un homme, tandis qu'en réalité on ne fait, en toutes choses de l'existence, qu'être un homme.
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