Analogie pour comprendre la déchéance des exigences littéraires

Un vernissage. « Bonjour, peintre. Voilà : ce serait pour garnir un mur de salon. Il me faudrait un tableau de telle dimension, assorti à un papier-peint de telle couleur. Quelque chose de pas trop personnel ni artiste, parce qu'on invite beaucoup, alors on ne veut pas surprendre ni donner mal à la tête, juste quelque chose de décoratif, d'accessible et de passe-partout qui donne l'impression de voyager. Si du reste ça pouvait ne pas occasionner une grande dépense... »

En passant d'un art à un autre, comme ainsi, quelquefois on se rend mieux compte de la manière dont l'amateur considère, ou plutôt déconsidère à force d'être accoutumé à ses mœurs, son domaine de prédilection. Je crois qu'on n'oserait pas encore appliquer mon exemple et faire en peinture ce qu'on fait déjà couramment en littérature, l'équivalent d'une scabreuse tractation, ce que réclame aujourd'hui ouvertement à l'écrivain le client-es-livres, à savoir :

« C'est pour remplir tant d'heures. Il me faudrait un livre d'environ tant de pages, dans tel genre, pour un bout de vacances. Quelque chose de pas trop intellectuel ni profond, parce qu'on aime bien discuter entre amis, juste quelque chose d'agréable, de divertissant et de facile qui réalise la sensation d'une évasion. Si l'on s'en tenait par ailleurs à un prix modique... »

Ce n'est plus un mépris ou un dénigrement de nos jours de faire de telles exigences aux écrivains, on ne se sent plus de vergogne à publier sa volonté si prosaïque ni à brader les talents d'un artiste au service d'un plaisir vulgaire : c'est la règle de s'adresser ainsi à des auteurs qui sont même disposés non seulement à recevoir ces directives, mais à exprimer leur satisfaction de « l'honneur qu'ils ont de plaire », bien que ce soit pour eux à mauvais marché et que cela ne sollicite en rien l'étendue des orgueilleuses facultés d'un créateur véritable (mais à force de les voir pliés à ces bassesses, on ignore ce dont ils seraient capables en toute indépendance, et il n'y a pas lieu de penser que le peu d'usage qu'ils ont de leur art les exerce ou maintient à une haute compétence). Comme ils se savent environ esclaves, du moins subalternes à disposition, ils demeurent dans le besoin de multiplier leurs clients pour vivre du très peu que chacun leur donne, et ne se soucient point d'intégrité ni même d'art, ils ont oblitéré tout scrupule à vendre aux sots la piètre fourniture qu'on leur commande et qu'ils finissent par valoriser pour se la pardonner, ils sont sots eux-mêmes, n'ont rien d'artiste, se considèrent prestataires de services répondant à un cahier des charges qui peut rapporter tant auforfait –, et l'habitude que la société a acquise de les entendre partout si complaisants et anodins fait croire à tous qu'il s'agit bel et bien d'artistes, qu'on reconnaît les artistes à une posture contente et flagorneuse puisque nul ne fait manifestement exception, que du moins on ne reçoit jamais publiquement d'artistes d'une autre sorte et notamment insatisfaits et fastidieux.

Pour preuve que le monde et son rapport à l'art ont bien changé, je défie quiconque de regarder aux écrits d'avant 1900 et de trouver dans les critiques, dans les journaux intimes, dans les comptes rendus, dans les gazettes les moins ampoulées, dans n'importe quel texte en somme qui mentionne un livre, quelque extrait évoquant la littérature comme une distraction, comme un passe-temps, comme un instrument égoïste au service de l'amusement, c'est-à-dire comme l'usage contemporain ordinaire, sans du moins l'expression d'une honte ou d'une provocation – on n'en rencontrera guère. Le lecteur avait alors plus de déférence et d'ambition, il considérait un livre, n'importe lequel comme une œuvre, avec l'intention de l'examiner comme telle. Un livre avait quelque chose de sacré, se rapportait du moins nécessairement au supérieur, n'était pas un simple objet d'appétit ou une marchandise commerciale, consistait toujours en un travail et un jugement. C'est ce qui me fit écrire que la lecture de nos jours est sans rapport ou presque avec la lecture d'antan : on ne lit plus un livre ; on peut le déplorer – je m'en moque, je ne veux ici même pas moraliser, en l'occurrence ce n'est pas mon souci –, il suffit juste de le savoir, de ne pas une nouvelle fois s'illusionner sur la valeur de l'homme présent, de ne pas se dire qu'il lit pour ne faire que tourner des pages qu'il déchiffre.

Imaginer ces exemples de sollicitations auprès d'un sculpteur, d'un créateur de ballet, d'un compositeur, etc. : « Telle dimension ! Pas trop difficile ! Qu'on puisse en discuter avec des débutants ! Qu'on en ait pour pas cher ! C'est juste pour combler une courte période, pour occuper un vide. Qu'avez-vous à proposer, que j'aie le choix d'une concurrence ? » Quelle humiliation pour « l'artiste » autant que pour « l'esthète » ! On n'a plus la moindre réserve, on ne se retient plus de tant d'étroitesse ridicule et infamante, on ose tout commander et monnayer, la culture est consommation – c'est où l'on découvre que l'art s'en est allé – : on négocie partout un bref confort au lieu d'une perspective d'admiration. Même quantités d'écrivains, comme des prostitués publics, osent publicitairement clamer : « Mon bonheur est d'apporter des histoires, du dépaysement à des foules ; même sans argent j'en suis comblé. » Pire : ils ne sont même pas tous hypocrites ! Plus personne, eux compris, ne conserve l'idée d'un livre. Décadence d'autant plus terrible et inexorable qu'elle est inconsciente, ignore chaque jour davantage les références passées, se constitue en norme – le livre est devenu album –, distinction sensible, évidente, altération peut-être définitive supposant deux littératures séparées et incompatibles, à ce point disparates que l'opposition fait quelquefois penser et dire à ceux qui lisent mes textes un peu distraitement :

« Cet auteur que vous citez, de quel siècle le tirez-vous ? »

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