Allégorie de l'accommodation de l'oeil

Un ophtalmologiste :

« Je vous avais prescrit des lunettes il y a dix ans pour pallier une légère myopie de l'œil droit. Vous aviez refusé. Vous êtes revenu il y a cinq ans, et aujourd'hui vous n'avez toujours pas perdu en acuité visuelle.

­— Oui, mais j'ai conservé ce défaut que mon œil droit voit mal de loin, et que de près c'est mon œil gauche qui peine. J'ai malgré cela l'impression d'une bonne vision d'ensemble. N'est-il pas curieux que les pathologies de mes deux yeux soient inverses ?

— Non, c'est parce que vos yeux se sont adaptés l'un à l'autre. Sans vous en apercevoir, vous regardez certainement davantage de loin avec le gauche et de près avec le droit, de sorte que chaque œil s'est plus ou moins spécialisé, bien que les deux servent toujours aux usages de près et de loin. L'équilibre de ces corrections naturelles vous permet de regarder à toutes les distances sans être particulièrement gêné.

— C'est bien ce que je pensais, et c'est logique comme je l'avais auguré ; voilà pourquoi je n'avais pas cru devoir souscrire à votre ancienne prescription. Mais que serait-il arrivé si j'avais porté des lunettes comme vous me le recommandiez ?

­— Vos yeux auraient pris l'usage d'un artifice, et, à perdre l'habitude d'accommoder, ils seraient tous les deux moins bons aujourd'hui.

— N'est-ce pas ce qui arrive à tous vos patients comme moi ?

­— Votre cas est spécial. On n'en rencontre guère. Je ne suis pas mécontent, à vrai dire, de vous retrouver aujourd'hui pour faire le point.

— Pourquoi « spécial » ?

— Parce que nos patients ne s'opposent jamais à nos diagnostics : ils ne cherchent pas à y comprendre et s'en remettent à tous les avis médicaux qu'on leur donne. Nous ne prenons pas le risque de leur déplaire en leur recommandant de souffrir un effort, fût-il aussi involontaire que de s'appliquer à regarder avec leurs propres yeux.

— Je m'en doutais également. Que me reste-t-il donc à faire, et que me conseillez-vous ?

— Je puis toujours vous renouveler ma prescription, si vous voulez.

— Vous ne vous offusquerez pas si je la refuse encore ?

— Non. Mais j'ai quelques confrères qui, s'ils le savaient, en seraient fort contrariés. »

***

On fait avec le cerveau des enfants – ce n'est d'ailleurs guère différent des adultes – ce qu'on a coutume de faire avec leurs yeux : on les habitue à ne pas « accommoder », à s'en servir moins volontairement, en y plaçant toutes sortes d'artifices pour qu'ils ne « souffrent » point – injonctions à moins de lectures, à moins de soin de la graphie, mise à disposition d'un « adulte scripteur » et d'outils numériques –, et c'est ainsi que, progressivement, à force de dispenses, l'organe devient paresseux, tandis qu'il aurait fallu au contraire, tant que c'était possible, inciter à œuvrer davantage et à trouver un système de compensation naturelle, par le développement d'une particulière vigilance que permettait la relative plasticité du cerveau. Mais à notre époque où le paradigme est à l'excuse, on se contente de faire reconnaître par un spécialiste qu'« il y a un défaut », et ce spécialiste refuse de recourir à une thérapie, parce que ceci demanderait un effort dont il ignore si le patient est capable ; il préfère donc ordonner que la société ne fasse pas appel à cette faculté du patient, et sa prescription, qui entérine et aggravera un handicap, a valeur de décret tout puissant dans le monde.

Je suis ce patient de l'œil dont j'ai premièrement indiqué l'exemple : je n'ignore pas par où je souffre de faiblesses, et, tant que ces faiblesses restent légères, je m'empêche d'avoir recours à quiconque, j'y travaille spécifiquement par moi-même jusqu'à les surmonter ou, du moins, jusqu'à paraître normal en société. On ignore que longtemps mon lexique fut si limité qu'à quinze ans j'ignorais encore la différence entre un torchon et une serviette, que ma peur des contacts humains était telle que prendre rendez-vous chez le coiffeur m'était un supplice, et que ma mémoire était si piètre que j'oubliais régulièrement mes affaires de sport et trichais à presque toutes les évaluations scolaires : j'ai corrigé cela ensuite quand je m'en suis aperçu ; mais j'aurais pu, au contraire, estimer que c'était un problème congénital et m'accorder toutes sortes d'exemptions pour éviter de me sentir humilié, « stigmatisé » comme ils disent, me savoir déculpabilisé et ainsi me croire à jamais l'irresponsable victime du sort.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: #discussions