Tout est proverbe

La suprême angoisse de l'écrivain de haute conscience et de grande ambition lui vient dès qu'il s'aperçoit que les hommes parlent, écrivent et même pensent toujours en des variétés de proverbe, que c'est presque inévitable et qu'il ne demeure quasiment rien du langage réfléchi hormis ces réflexes insensés de locutions commodes. Je ressens plus manifestement cette réalité au cours de migraines spéciales qui désorganisent mes facultés linguistiques, annulent en partie ses automatismes et neutralisent ma mémoire volontaire : il m'est alors difficile de m'exprimer, le sujet ne précède pas spontanément le verbe, je suis contraint de conscientiser laborieusement chaque mot, même une stupide préposition me devient l'objet d'une dubitative élection. Chacun peut réaliser un aperçu similaire quand il pâtit par exemple d'un gros rhume : l'intelligence se ralentit, le cerveau semble alourdi, la réflexion paraît embarrassée d'humiliantes torpeurs, et l'on croit perdre jusqu'à l'usage de communiquer des phrases courtes au point qu'on préfèrerait rester au lit non tant à cause de la fatigue que par crainte du ridicule. Ces états anormaux révèlent combien un énoncé n'est d'ordinaire qu'un enchaînement impensé d'expressions communes : presque le langage entier n'est qu'ordre et que code qu'on déroule sans vraiment conscientiser ou qu'on reconstitue selon un agencement préétabli correspondant au souvenir instantané d'un certain usage – l'adjectif adéquat accompagne le juste nom, les connecteurs logiques prennent automatiquement leur place, la progression sémantique se construit par associations convenues qu'il n'est pas besoin d'interroger... C'est seulement après des moments de pareils handicaps qu'on peut redécouvrir comme il est presque miraculeux d'échanger vite et « naturellement », quand l'intelligence répond immédiatement au commandement de la volonté, comme si c'était un superbe exaucement que la langue obéisse sur-le-champ à la pensée qui se constitue en mots presque sans réflexion, sans pesanteur, sans délibération dure ni pénibles hésitations.

Mais en vérité, on ne dit presque rien qui soit mûrement réfléchi, tout jaillit hors de soi avec vivacité, le mot s'échappe avant qu'on l'ait retenu, et, même quand on le croit pesé, quand on l'estime passé aux filtres de maintes tergiversations, il y demeure encore une grande part de locutions et de facilités, d'assez longs tronçons préconstruits et d'assemblages préalablement bâtis, comme s'impose inconsciemment à l'esprit le genre du déterminant avec le nom qui suit. On prétexte que c'est pour mieux se faire comprendre qu'on use ainsi de tournures évidentes et simplifiées, que c'est par souci d'être entendu des consciences plus simples : non, c'est qu'on ne parlerait pas du tout autrement, qu'on ne saurait aller au bout d'une idée s'il fallait toujours retenir et sélectionner soigneusement ce qu'on verbalise pour que l'idée devînt vraiment propre. On jugule rarement la parole, on la contient très peu ; elle se ramasse en soi sous la forme plus ou moins compacte de ce qu'on a déjà entendu et retenu par groupes lexicalisés, puis elle se libère et s'extériorise sans beaucoup de tamis et sans guère de variations par rapport à ce modèle standard. Par étude, on verrait par exemple que le début de n'importe quelle phrase est la copie d'un message déjà formulé de la même manière et enregistré dans la mémoire, et qui sert d'élan « sûr » pour avancer sans inquiétude. Seule la fin d'un énoncé, parce qu'on n'a pu tout à fait la prévoir, peut consister en une maigre improvisation, et dans cet inconfort où il a fallu décider une tournure, on en a généralement rabattu la forme sous l'aspect d'expressions accessibles, au point qu'après maintes séquences banales, même le sommet du message est le plus souvent une lapalissade en aspect ou en sens. Même préparés, même attentionnées, même littéraires, nous nous ne formons pas l'idée d'une rose sans y associer la couleur rouge, nous ne nous la figurons en majorité que par touches fort conventionnelles, et pour la décrire, nous usons probablement principalement des images correspondant à celles en usage dans la société où nous vivons – où « rose », notamment, égale stupidement « amour ». En quoi pour l'essentiel nous parlons en proverbe et pensons en clichés.

Or, le véritable artiste, je l'ai déjà expliqué, se défie du banal qui n'est que convention impropre à traduire la vérité des choses ou l'intériorité de l'individu. Il ambitionne toujours de révéler ce qui n'a jamais été exposé, de faire émerger l'identité particulière de chaque réalité ; son idéal, son rêve, son projet, est perpétuellement dans l'inédit et la pureté. Oui, mais comment procèdera-t-il si le matériau même dont il use, la pensée et le langage, n'est qu'un assemblage préfabriqué et conditionnel ? Ce sera de toute évidence pour lui une tromperie si ses outils le redirigent insidieusement vers l'inquestionné du quotidien et de l'unanime : il veut créer quand son marteau ne sait que niveler. Dès lors, trop conscient de ce piège, que fera-t-il ? Eh bien ! le premier mot qui lui semblera utile à s'exprimer, il s'en méfiera comme n'étant probablement que le plus pratique, de sorte qu'extrêmement circonspect et scrupuleux à ne jamais rien laisser échapper qu'il n'ait au préalable longuement pesé, tamisé et approuvé, il portera un soupçon élevé sur tout ce qui lui paraîtra commode et sondera premièrement non la justesse de son texte, mais le sentiment de facilité qu'il en tire au moindre mot ; et ainsi, il n'écrira rien qui arrivera fluidement à son esprit, il rejettera d'office tout ce qui se présentera à lui avec aisance, l'aisance d'un préjugé, le préjugé d'une forme ou d'un fond. L'indice d'une irréflexion et d'une platitude, c'est-à-dire de tout ce qu'il abhorre comme le contraire de l'art, sera pour lui la spontanéité, de sorte que, extrême supplice, son travail ne se situera plus qu'en la difficulté, il ne gardera rien qui lui soit échu en n'importe quelle forme de routine, il supprimera d'emblée de son art tout ce qui, dans sa célérité cognitive, signale probablement une normalité, la forme et le fond de la médiocre universalité, de ce que chacun communique aisément sans être artiste et sans alambic de l'esprit. Il s'efforcera supérieurement pour que son labeur soit toujours fastidieux ; le signe de sa réussite, sa boussole, ce sera sa continue souffrance.

Il lui faudra incessamment, par exemple, consulter un répertoire lexical pour s'assurer que le vocable qui lui vient à l'esprit est suffisamment instruit et le plus adapté à la pensée telle qu'il ne se l'est probablement pas figurée assez exacte tout d'abord mais telle que son étude l'aura affinée par degrés, c'est-à-dire surtout telle qu'il est de son devoir d'artiste de la ciseler, de sorte que sa progression sera d'une désespérante lenteur, que presque rien ne correspondra sur la page à l'impression immédiate qu'il s'est faite des réalités qu'il veut retranscrire et des pensées que son effort inquiet, loin de seulement traduire, explore et approfondit à chaque mot, à chaque tergiversation douloureuse de ce mot. Imagine-t-on alors la somme considérable de combinaisons, lexique et tournures, qu'il devra tester pour retoucher une pensée accessible que, par trop systématique, il devine d'emblée insuffisante et floue ? C'est sans parler de la vigilance incessante, de l'extrême contention d'esprit, dont il devra faire preuve pour parvenir à évacuer d'un brouillon le lot presque incommensurable qui n'est pas de lui seul et qui s'égare dans la convention et la réaction... S'écarter du proverbe pour ne pas se déprécier, pour accéder enfin à l'au-delà du superficiel qui constitue la forme de tout, de tout langage et de tout au monde, de tout ce qui n'est pas qu'une fabrication entendue... Il devra au surplus avoir recours à des outils personnels, les moins susceptibles d'influencer communément sa pensée de la manière qui se produit lorsqu'en consultant internet on en vient à oublier, au profit d'un mot suggéré, l'idée particulière qu'on s'était formée à l'origine de sa recherche, notre idée propre mais seulement sentie alors et extrêmement volatile, à laquelle il manquait une incarnation, une matérialisation dans la forme de notre langue. Sans parler encore, mais c'est encore plus évident, de la somme astronomique de suggestions que chacune de ces entités transporte, de tout ce qu'un lexème sous-tend d'autres signifiés que l'esprit assimile par étymologie ou par analogie, de sorte que l'auteur devra élire non seulement le mot justissime, mais celui qui correspond rigoureusement à l'impression qu'il désire produire indépendamment de son sens objectif et réel !

Un écrivain qui voudrait ainsi atteindre à quelque perfection, fût-ce une perfection partielle pour un texte bref, ne devrait reculer devant aucune studieuse souffrance pour déjouer la tendance du langage à se vider de substance, à sombrer dans la lapalissade et l'approximation, pour ne jamais inclure par négligence ni par mégarde une dose d'impersonnelle ou d'exogène universaline. Rendre au texte coûte que coûte son unicité, en épuiser l'insipide et le médiocre, ne jamais compter sur l'ordinaire pour donner son relief à la phrase, et redouter particulièrement la façon dont la conformité influe sur les perceptions et la réalité : aspirer à ce que toute phrase soit une altitude et admirable de pureté, comme les cimes enneigées et pures de toute trace avant soi. Aspirer au style, au soi, à l'anti-tous, à l'antipode du non-être, et œuvrer dans l'intention du texte dont chaque phrase, chaque mot et chaque virgule puissent être justifiés comme volonté consciente et non comme un hasard induit par le système de la langue et par celui de la pensée sociale. Sublimer le langage, le forger douloureusement aux rigueurs de son art au lieu de s'en servir pour se baigner complaisamment aux jouissances vulgaires de ses automatismes. Enfin, préparé à la critique, répliquer alors : « Je sais exactement pourquoi j'ai usé de ce terme, et je n'ignore pas que pour exprimer exactement ce que j'ai souhaité, on n'aurait pas pu ou l'on ne pourrait faire mieux. »

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