Symptômes de régression

Au travail, votre concentration ne s'accroche à rien, ou alors très relativement et temporairement. Dès le premier quart d'heure, vous sentez courir et grimper l'impatience, que l'activité soit aisée ou difficile, c'est à la fois psychologique et nerveux, vous peinez à rester assis avec rectitude, vous peinez à ne pas manipuler un objet comme ces pseudo hyperactifs qui sont souvent des inaccoutumés de contraintes, vous peinez à ne pas rendre vos agacements ou vos procédures à voix haute, même à ne pas dire ce que vous faites comme les jeunes enfants qui s'oublient à raconter ce qu'ils dessinent tout en dessinant, qui sont incapables d'inhibition ou d'un minimum de partition mentale, de distance et de tenue. Bientôt, vos membres tremblent, parce que l'attention ne réussit pas à s'attacher longtemps ou exclusivement à des idées qui la focalisent, alors vous sentez excessivement votre corps au lieu que la réflexion l'annihile ainsi qu'il est physiologiquement répandu depuis des siècles, une prison vous opprime qui n'est pas tant bâtie de fer que de temps, ce temps de votre détention – rétention, retenue, tenue, contention c'est-à-dire contenu. Dès l'abord, vous vient l'envie de travailler vite, d'une seule traite, comme un exutoire ou un débarras pour passer fébrilement à quelque récompense jouissive, après avoir englobé la totalité de ce qu'il y a à faire, après avoir sélectionné parmi vos différentes tâches un certain ordre qui constitue encore un moyen de procrastiner comme dans des parodies de fonctionnaires à la Adrien Deume (il n'existe pas, s'agissant de la névrose qui vous touche, vous et vos pareils, d'indice plus révélateur de votre appartenance et plus distinct de la bonne santé intellectuelle que cette façon systématique et dilatoire de mettre de côté des « dossiers » pour plus tard : tout esprit de conséquence se contente, hors priorité particulière et impérative, de traiter bravement ses missions selon leur chronologie arbitraire, affrontant pour ainsi dire l'ennemi comme il se présente, sans cette faiblesse illusoire d'élire d'abord les plus faibles en espérant qu'ils serviront d'entraînement à terrasser les plus forts, quelle évidente ineptie !). Puis vous luttez dans l'application forcenée quoique brève, par à-coups galvaniques et comme en apnée, en une contraction injustifiable et inédite de vos forces pour des moindres banalités, pour des routines professionnelles qui grignotent en peu de temps votre peu d'énergie et de patience : vous sous sentez essoufflé, le cœur comprimé, à cet effort dérisoire et simple. Même ainsi, vous résistez continuellement contre la distraction, contre des fenêtres où vous voudriez passer un œil, contre des brièvetés et intermèdes où vous voudriez consulter, contre messageries, vidéos, ou choses domestiques sans importance et aisément reportables où vous voudriez égarer votre stupide curiosité encore et encore pour quelque surprise, jusqu'aux besoins naturels que vous ne sauriez qualifier alors de pressants, tout porte chez vous à diversion, votre esprit est toujours ailleurs, dans la prospective comme fuite, vous quêtez presque sans discontinuer agitations et lumières, vous avez pris l'habitude, au milieu de n'importe quel effort, de vous fixer des pauses qui se sont graduellement rapprochées au point que vous ne travaillez plus un quart d'heure de suite sans consulter votre portable. Sans cesse, il faut vous résoudre, vous faire violence, vous raconter la raison de la tâche compliquée ou pénible, la raison du devoir impératif, la raison de la bouche à nourrir et de la sanction quand même trop humiliante qu'il vous faudrait recevoir sinon, pour vous livrer à une série de contraintes qui vous éreintent incompréhensiblement, qui vous vident honteusement, qui sollicitent le fin fond de votre conscience comme si c'étaient vraiment des exercices difficiles, comme si autrefois vous ne les faisiez pas avec beaucoup plus d'efficacité et de rendement émulatifs, comme si votre âme, votre âme même en ressortait usée et éprouvée. Vous commettez maintes fois, à répétition, avec accoutumance presque, des fautes de pure inattention que vous ne vous reprochez même plus ou bien qui vous rendent irritable, orthographe, vocabulaire, manipulations, gestes imprécis, inutiles, superfétatoires ; vous devez redoubler de vigilance et souvent refaire, crainte de vous savoir vaincu à des insignifiances, de mal lire un mot comme sous dyslexie, de vous tromper d'une heure ou d'une journée entière, pareil au cancre mentalement indisponible qui entre en classe sans son cartable. Votre mémoire renâcle à se rappeler des plus homogènes systèmes, des protocoles les plus éprouvés dont le moindre changement vous surmonte et vous déboussole, il vous faut revenir à des fiches qu'en toute logique vous auriez dû apprendre quasi inconsciemment dès les premières minutes ; la nouveauté vous accable et vous paralyse, il vous faut beaucoup de répétitions avant d'acquérir une pratique neuve, et vous comptez beaucoup sur la similitude des autres pour seulement n'être pas le dernier à savoir faire. En tous cas, plus jamais vous ne vous donnez durement de la peine, plus jamais vous ne vous mettez au défi, ni ne cherchez à vous fixer des objectifs un peu plus élevés, toujours plus altiers, ni à vous sentir perpétuellement au-delà de ce que vous étiez, non, vous renâclez, rechignez et trépignez à rendre un mal, à vous exhausser, à vous sentir travailler comme on étire un muscle pour le rendre plus efficace et flexible. ... Mais bien entendu, vous supposez que c'est seulement ce travail qui est en cause, que c'est le fait de sa nature répétitive et abrutissante, non-épanouissante, protocolaire, que toutes vos défaillances reviennent à ses attributs foncièrement superficiels et robotiques (oui mais sans ce machinisme-là, où donc serait la preuve de votre capacité puisqu'il n'y a encore qu'aux répétitions mécaniques que vous rendez un relatif succès ?), dont l'ennui intrinsèque est ce qui rend le plus sa réalisation délicate, c'est que vous ne vous « y retrouvez plus », n'est-ce pas ? dans ce travail, que vous ne parvenez plus, « parce que c'est trop bête », à vous livrer à de telles inanités, qu'en somme « vous valez mieux que cela », bien qu'évidemment l'épreuve vous manque, bien qu'à ne pas parvenir au moins il faudrait que vous fussiez excellents à accomplir le plus. Oui, oui, bien entendu.

En privé, vous formez, par instants fugaces, des résolutions que vous ne tenez pas, qui sont des visions d'un vous-même plus digne, plus tenace, plus pugnace, des je-devrais qu'un chevalier-de-vos-fantasmes exécuterait sur-le-champ, comme lire un vrai livre, préparer un vrai repas, s'atteler à une conversation vraie, respecter des horaires strictes, mais alors il vous vient aussitôt une difficulté, une pesanteur, un essoufflement moral, un à-quoi-bon qui vous humilie, que vous préférez oublier dans une autre distraction que vous feindrez de croire exceptionnelle, que vous excuserez par une gêne momentanée, par une moindre fatigue inexpliquée, là, surgie tout à coup, par une envie à absolument assouvir, sans cause évidente, une sorte de malaise, une palpitation, une tachycardie de la certitude. Vous replongez dans la réalisation d'un penchant, d'une tendance, d'une veulerie, typiquement de la télévision ou du zapping numérique, dont le provisoire est censé relativiser la nullité, promis ça ne durera pas, ce n'est que le temps de ce curieux spasme, de cette transitoire pâmoison de la rectitude, mais qui dure, et qui se perpétue. Vous ne parvenez plus à véritablement délibérer, à manifester des actes décisifs et des pensées autonomes, toute activité entreprise, même aussi inepte que de la distraction, se poursuit jusque tard, jusqu'au sommeil que vous trouvez difficilement parce qu'en réalité rien dans l'emploi de votre temps ne vous a fatigué, et il faut tout prolonger, comme ça, presque sans fin, sans fin raisonnable, parce que, comme sous hypnose, l'idée même de « trancher un fil » vous épuise et décourage, l'idée même d'un exercice de la volonté vous est devenu contre nature, fût-ce une décision d'arrêter une chose, de stopper une langueur en cours, d'interrompre un programme (l'urine abonde presque quand vous résolvez in extremis aux toilettes ; ne dites pas que ça n'est jamais arrivé) ; jamais la pensée vive et pointue d'une résistance ou d'une détermination contre vos suaves inclinations ne vous étreint assez pour vous faire promptement et vigoureusement réagir à ce qui arrive. Vous n'avez plus qu'appétence au divertissement, c'est toute l'insistance qui vous occupe, avec ou sans mésestime de vous-même, avec ou sans le réconfort de se sentir nul et diminué, oui, je dis bien : le réconfort du sentiment de contemplation de sa nullité, qui est un abandon victimaire dans l'autodénigrement, qui est un fatalisme confortable, qui vous approuve, qui signifie une nature qui n'y peut rien, qui simule un handicap, qui vous dédouane de tout : « Je suis nul alors autant continuer, à mon âge ». Ce goût est une lassitude d'être actif, une atonie de l'esprit, un opposé à l'être, au point que toute chose obligatoire que vous faites et par quoi vous exprimez votre être, vous ne la faites qu'avec en tête cette pensée de l'après dans la vacuité et le ludisme, et qu'en accomplissant le petit peu qui vous occupe, vous êtes déjà, en esprit, dans le repos de l'incréé et de l'impensé, que même en agissant vous vous projetez dans le néant et n'êtes pas tout à fait comme un individu. C'est aussi pourquoi il vous est odieux de diviser votre esprit, de vous scinder, de vous projeter, c'est un effort devenu inaccessible, il vous faut appeler « charge mentale » le seul fait d'avoir à mettre en retenue une idée tout en pensant à un processus, vous êtes incapable de faire plusieurs choses à la fois même petites, d'être simultanément attentif à deux stimuli sans en tirer énormément d'agacement et d'aigreur, vous êtes déjà bien en détresse de réaliser correctement, correctement en toute objectivité, une pensée ou une action unique, de sorte que même votre mémoire, troublée incessamment par des images de divertissement et de diversion, pâtit considérablement de la virtualité où vous existez toujours en pointillés, que ce n'est que par exception que vous croyez qu'on peut se souvenir de choses acquises à de certains intervalles, et que vous n'imaginez pas qu'on puisse exiger de vous que vous soyez en mesure de retenir beaucoup plus que quelques informations à la fois. ... Le tout constitue un sentiment général dont vous ne vous extirpez jamais ou que par sursauts, par exemple au lever et à des heures d'enthousiasme disparate et absurde, à des moments de vivacité presque inquiétante qui devrait pourtant figurer l'état normal à celui qui ne se laisserait pas aller à l'abattement, sentiment que vous aimeriez appeler déprime, dépression, cyclothymie ou maniaco-dépression, oui, aimeriez, à dessein de trouver un prétexte médical et peut-être génétique pour vous sentir excusé, pour vous croire souffrant d'un mal, pour vous estimer la proie d'une injustice de santé, puisque de nos jours la victimation atténue toute responsabilité – et d'ailleurs vous mangez des antidépresseurs, ou d'autres choses comparables, ce qui vous justifie, vous n'êtes pas au mieux, vous êtes en cure, en rétablissement, votre convalescence est en cours, toujours, sempiternellement, ce n'est pas vous, c'est évident que vous n'êtes pas vous-même, en ce moment.

Non, vous n'êtes pas malade, bien que vous soyez effectivement en-deçà de vos forces, en-deçà de votre humaine mesure, bien que vous soyez ridiculement abattu et atteint, bien que vous collapsiez, bien qu'il y ait indiscutablement en vous un affaissement nerveux et neuronal, bien que votre santé et votre vitalité aient été dégradées par vos usages et vos contentements – asthénie et hypotonie – ; votre apathie n'est pas une pathologie, votre aboulie n'est pas née d'un dérèglement hormonal, votre thyroïde n'y est pour rien, l'endocrinologue ne pourra décidément pas vous soigner, vous ne souffrez pas d'une cause étrangère, vous n'avez nul besoin de séances de psychothérapies : vous êtes juste décadent, c'est complaisamment que vous avez déchu, vous êtes à présent au-dessous de l'homme que vous étiez par votre propre faute, vous êtes infra-humain, et rien ne vous y a précipité que votre désir perpétuel de succomber au confort et aux plaisirs. La façon que vous avez de vous en apercevoir par instants de lucidité est ce qui vous pousse le plus à renouveler et à prolonger l'oubli, parce que, si piètre que vous êtes, vous avez quand même besoin de vous estimer pour vivre, il vous faut surtout ne pas vous rappeler ce que vous ne valez pas en humain et de ce dont vous êtes anormalement incapable et dépris. Vous ne pensez ni ne faites plus rien à quoi vous n'êtes pas rigoureusement forcé, votre existence ne se démontre que par ce dont vous êtes contraint et qui, en cela, vaut mieux pour vous, pour la preuve ontologique de votre existence, que toutes les libertés et les loisirs que vous réclamez et qui vous font disparaître dans l'indétermination. Tout ce que vous croyez penser et faire est la représentation d'une foule, la reproduction d'un consensus et d'un processus qui n'est pas de l'individualité mais la rassurante convention qu'on s'accorde de ne pas déroger à des minimums communs ; toutes vos révoltes sont bêtes et pré-inscrites dans des courants qui vous approuvent et que vous n'avez qu'à suivre, et la société où vous vivez vous force de moins en moins à des exigences, vous accorde de plus en plus de considération pour votre paresse qui s'est changée en incapacité congénitale, en bénéfice-du-doute de la mesure de la faculté humaine, exprimant davantage d'égards vis-à-vis de ce qu'elle sait la normalité de son indolence, de son incurable nonchalance. Vous sentez en vous-même combien vous êtes atténué, combien un fait véritable et d'ampleur humaine vous exténue et vous dépasse, combien tout apanage de race vous sidère de sa hauteur et vous offusque de vos bassesse et innocuité, combien votre valeur s'en est allée, combien vous avez fui et abdiqué toute œuvre personnelle, toute teneur et consistance hormis les préjugés qui vous rassurent en vous accordant de l'importance par défaut, par coutume, par et comme unité : « vous êtes un homme, vous valez un homme ». C'est probablement que vous n'avez plus les moyens de reconquérir la puissance, que vous êtes, pour la proportion humaine, déjà passé, périmé, obsolète : c'est trop tard sans doute, un vrai livre vous est certainement déjà hors de portée, vous vous y briseriez peut-être comme les adolescents qui n'en peuvent plus et qui abandonnent parce que c'est trop dur après quelques pages, vous pleureriez d'obstination et de frustration avant de pouvoir rouvrir les yeux durablement et redevenir quelqu'un. Vous représentez, il est vrai et ceci vous consolera peut-être, la majorité de l'humanité du confort, majorité qu'une minorité – une minorité de valeur réelle c'est-à-dire certes « d'orgueil » (nous vous laissons cette consolation pitoyable de vous prétendre « humble », ce que vous êtes par la force des choses au vu de votre état) et de nous taxer de vaniteux et d'arrogants, d'immoraux : s'il faut cette piteuse accusation pour vous soulager ! – majorité qu'une minorité se séparant du siècle de façon de plus en plus indéniable et sensible, voit s'éloigner misérablement vers le bas et ne comprend plus qu'à peine, que cette minorité méprise comme des animaux laissés, blessés, abandonnés derrière eux au rebut de l'évolution naturelle de l'espèce, comme êtres pourrissants, sclérosés, gangrenés, voués à la mort et que l'odeur nauséabonde incite plus que naturellement, salubrement, à fuir. Ces rares-là, sachez-le tout de même, peuvent vous entendre ; ils le peuvent quand quelquefois, obligés malgré eux de se pencher et de se ratatiner sur eux-mêmes, quoique vous surplombant et dédaignant encore, se voyant prendre une posture basse et vile, ils tombent à mi-chemin entre ce qu'ils sont et ce que vous êtes, expérimentent cette réduction de bétail, cette morne détente de pièce de troupeau, cette régression d'humanité, et cela advient... cela advient lorsqu'ils sont atteints d'un rhume ou d'une grippe qui les diminue ou quand une ou deux nuits blanches les ont réduits extrêmement à un point que, situé pourtant encore bien au-delà de vos mesures et facultés, ils estiment, eux, le stade aliénant de leur humiliante invalidité.

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