Sobriété et parcimonie

Vous comprenez, ce n'est pas l'effet de la contrainte désespérante si les gens ne peuvent plus s'acheter une voiture neuve, c'est qu'ils se sont enfin résolus à « accomplir un geste pour la planète ». Ce n'est pas piteusement faute de moyens s'ils n'envisagent pas d'acquérir un logement individuel, c'est parce qu'ils ont « conscience de la nécessité d'un changement de paradigme pour l'environnement ». Ce n'est pas du tout parce qu'ils ont du mal à finir le mois avec le peu qu'ils gagnent qu'ils se retiennent d'acheter toutes sortes de choses, non, c'est parce qu'enfin ils se sont décidés à « fuir le modèle délétère de la société de consommation » !

Je trouve qu'il y a énormément d'indécence à faire passer pour vertu ce qui n'est que la conséquence de la nécessité. On vous démet de vos alternatives, vous êtes acculé à toutes sortes de pingreries lamentables, et l'on vous oblige au surplus à trouver cela très honnête et très juste. À ce train, plus on est pauvre, plus on est « responsable », plus on gagne en pénétration quant aux « enjeux du futur » : un SDF est assurément un visionnaire et un modèle de citoyen puisque c'est quelqu'un qui a le « bon goût » de ne posséder presque rien ! La vérité, c'est juste qu'on est devenu pauvre et qu'on n'a plus le choix ; c'est, dans toute société, le contraire d'une réussite collective quand un homme représentatif ne dispose que d'une consolation spirituelle contre les maux que son État n'a pas réussi à régler. Il est vrai qu'on devient fatalement sobre quand on est pauvre, qu'obligatoirement on achète avec plus de parcimonie et de vigilance, mais ça n'induit pas pour autant le résultat d'une haute démarche philosophique. Nombre de politiciens, soutenus par des médias, trouvent avantage à enrober les difficultés du citoyen sous des déclarations de succès « moral » de façon à dissimuler l'échec de leurs actions : le peuple est heureux, il est « bon » de se sacrifier, il consomme moins et appelle ça « vivre de peu » et « avec harmonie » ; seulement, on lui a bien fait comprendre que pour être heureux et moral il faut ne rien exiger et ne rien vouloir. Le suprême degré de satisfaction pour les gouvernements, leur plus grande réjouissance et la preuve de leur « excellence », sont atteints si l'on a instauré le contentement artificiel du sujet : quand on est parvenu à faire passer la pauvreté pour une vertu, on n'a plus de remontrance à se faire, il ne reste presque plus rien à améliorer, vous ne recevez plus que des doléances faciles. Il n'est pas exclu d'ailleurs que le peuple finisse lui-même par se féliciter de ce dont il n'a pas le choix, en guise de consolation : il ne peut pas vivre de telle manière dont la perspective le blesse, il préfère donc se persuader que cette manière qui l'exclut est une mauvaise manière, c'est toujours mieux pour le sentiment que de se sentir inexorablement frustré.

N'empêche, c'est répugnant. Vous rendez-vous compte ? on en est venu à admettre que celui qui limite ses dépenses énergétiques faute de pouvoir se chauffer est un exemple d'économie et de responsabilité ! Je dis, moi, que c'est seulement quelqu'un qui a froid en hiver dans sa demeure, qui n'a pas les moyens d'avoir chaud jusque chez lui et qui, avec une ou deux centaines d'euros de plus par mois, reverrait étonnamment ses principes éthiques en matière de climat et tolèrerait fort bien de porter un pull de moins entre ses murs. Je dis qu'il est immoral de pousser à la satisfaction en toute sorte d'empêchement ou de dénuement. Je dis qu'on devrait arrêter de vanter l'économie domestique qui est à un certain point de restriction une doctrine vraiment abjecte et monstrueuse. Et je dis surtout qu'on devrait arrêter de vanter la perte de la possibilité d'avoir. On trouve toujours une excuse pour que les gens disposent de moins, on ne fait même que cela, leur fabriquer des prétextes pour se croire bien d'être mal : alors, on dit qu'ils sont vertueux pour le monde, que leur impact sur la nature est atténué, qu'ils sont d'une plus faible conséquence pour le climat. Mais au fond, quel est-il, ce citoyen qui s'inscrirait le plus dans une démarche écologique, le meilleur Vert, le plus responsable ? Mais c'est l'anti-personne, c'est l'homme qui n'est pas, c'est l'homme mort ! car rien de plus vertueux, en effet, rien de moins nocif pour l'environnement, qu'un humain de moins sur la Terre : celui qui n'est pas ne nuit en rien ni à personne ! Quand adviendra-t-il qu'on perpétue explicitement le dogme selon lequel pour être bon, il faut surtout n'être rien et disparaître ? Par degrés insidieux, on finit par faire reconnaître qu'on est irresponsable pour avoir une maison, puis pour posséder une voiture à soi, puis pour garder une lumière allumée afin de lire le soir avant de se coucher. On vous obligera à éteindre complètement votre chauffage la nuit en prétextant qu'après tout vous êtes dans votre lit et n'avez pas besoin de radiateur allumé. On vous dira cela, et on vous le répétera bien avant que vous ne vous soyez aperçu qu'en réalité l'État est seulement devenu incompétent à vous fournir de l'électricité.

C'est Oscar Wilde qui parlait d'indécence à inciter les pauvres à l'économie comme à encourager les affamés à la frugalité, et c'est Jack London qui écrivait que la fonction propre de l'homme est de vivre et non d'exister. On vous retire votre subsistance, après quoi on vous montre combien vous avez raison, combien vous êtes sage, de songer à dépenser moins. Ce que vous ne pouvez plus acquérir s'inscrit dans « l'ère raisonnable du temps », vous êtes décidément « moderne », et l'on vous octroie une bonne conscience parce que vous n'êtes de toute façon plus capable d'accéder à ce qu'on appelait un confort : il faut bien vous résoudre ! Déjà, comme la viande est chère, c'est devenu très bien si vous vous empêchez d'en manger. Tous ces gens qui pratiquent le covoiturage sont vraiment d'une initiative exemplaire, mais c'est à ceci près qu'au prix du carburant actuel beaucoup ne peuvent de toute façon plus se véhiculer seuls. On peut même, à ce régime, augmenter artificiellement le prix de la viande et du carburant comme certains le proposent déjà, et quand vous serez réduits à ne plus du tout en utiliser, vous verrez comme vous deviendrez « éthiques » et « philosophiques » ! Sitôt que les hommes n'ont plus eu le droit de violer des femmes, ils ont trouvé que c'était plus humain ainsi, que la société se portait mieux, que c'était une possibilité qui faisait honte à la virilité. Depuis, ils ont aussi perdu presque toutes les prérogatives de la masculinité, et ils sont absolument convaincus qu'il aurait dû toujours en être ainsi, ils sont totalement satisfaits de leur sort, ils se jugent plus impliqués, plus égaux, plus conscients, ils voudraient bientôt pouvoir accoucher et s'attribuer les tourments autrefois exclusivement dévolus aux femmes. On imagine que si les femmes avaient le devoir de rendre un service militaire, on les inciterait à en être toutes contentes et à réclamer d'autres impératifs de la sorte. On ne songeait pas à porter des masques en permanence il y a trois ans, mais comme il faut le faire, comme on n'a pas le choix, comme c'est une obligation sanctionnée par des amendes, on estime que c'est là une pratique « bonne » et une preuve de « solidarité », on vous pousse à croire que c'est un « acte civique », et l'on porte le discrédit sur ceux qui ne font que marcher dans la rue à visage découvert, ce qui, si l'on se souvient bien, était encore plébiscité comme une marque d'esprit démocratique à l'époque récente des controverses sur le foulard islamique. D'abord, on vous corrige de vos excès – c'était bien le cas de mon exemple sur le viol –, puis on vous retire d'autres alternatives de façon plus contestable, après quoi on vous opprime carrément, et vous êtes encore censé vous conformer à l'idée que c'est pour votre bien, que vous avez toutes les raisons de vous sentir plus digne ainsi, et, au moins tacitement, on ne vous autorise même plus à prétendre le contraire, on vous enfonce dans l'esprit que vous n'avez jamais mieux agi qu'à présent sous les lois qui restreignent vos libertés ou qui vous imposent une autre contrainte inutile.

Initialement, le libéralisme américain (qui n'était pas alors une doctrine économique) n'est rien d'autre, par exemple chez Spencer ou Thoreau, que l'idée plutôt saine que l'État doit être empêché de vous interdire autant qu'il est possible, que dans le doute d'un Bien consécutif à une prohibition il vaut encore mieux que vous puissiez plutôt que vous ne puissiez pas. Pour le dire autrement, le libéralisme est le principe de la priorité accordée à la liberté du citoyen sur l'autorité restrictive du gouvernement. Parce qu'il est avéré que toute autorité, sous l'influence d'un fatalisme psychologique, se change en mœurs et en préceptes qui priment même sur l'intérêt de l'individu et à son insu, il convient de prendre de la distance sur le droit et les mœurs de son siècle et de ne pas admettre d'autorité qu'une loi nouvelle introduit un progrès notamment moral. Autrement, cela s'achève, en démocratie, de la façon suivante : vous êtes pauvre, vous n'avez pas d'autre choix que de rogner sur tout, par conséquent, comme vous êtes majoritaire, on vous représente admirablement sobre et ingénieux, on communique dans les médias l'exemple de vos mesquines épargnes au titre « universel » de la « modération » et de « l'astuce », et il importe dès lors particulièrement de mener campagne contre ceux qui, à votre antipode, possèdent tout qu'il vous faudrait plutôt avoir pour mener une vie suffisante et digne qui est le but foncier de toute humanité. Bientôt, vous ne supportez plus leur « privilège » parce qu'ils parviennent à manger encore un peu de viande et à ne pas grelotter toujours dans leur domicile.

C'est vrai qu'on peut perpétuellement se contenter de moins, et, sous prétexte d'attenter à autrui, reculer incessamment les bornes de ses ambitions existentielles. Vrai aussi qu'on peut toujours prendre pour exemple celui qui vit de plus d'économie c'est-à-dire dans toujours plus de misère. Oui, mais finira-t-on par atteindre l'odieux paradoxe d'admettre qu'un modèle de réussite pour le citoyen européen, ainsi qu'un parangon de succès pour un État, c'est la sobriété de l'Africain sans ressource ni système de santé, et le contentement du Chinois départi de toute prétention à la liberté ?

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