Reproches futurs de nos successeurs

Nous nous dissimulons aussi – c'est une chose certaine – derrière tous les reproches que nous adressons à nos aïeux, notamment à nos parents retraités, pour ceux qui, comme moi, en ont eu le courage : tout ce que j'ai écrit dans La Voix des Sacrifiés est juste, mais aussi juste, et plus consciente et dégagée encore, la condamnation que j'y formule en partie finale de notre génération. Le blâme, il est vrai, cache d'ordinaire la responsabilité de celui qui blâme, parce qu'il situe d'autorité le proférateur dans une certaine pureté, et parce que celui dont l'esprit se trouve tout occupé à décrier « l'extérieur » ne prend pas le temps de se juger lui-même – où le contempteur, toujours, se contente au moins quelque peu. Je connais ainsi maintes personnes qui, avec condescendance – et je suis loin, on le sait, d'estimer toute condescendance illégitime – expriment à leurs vieillards les griefs d'être des irresponsables et des nantis, de ne pas s'être occupés de leurs enfants, d'avoir entretenu par tradition des usages déplorables, comme le si mauvais mariage qu'ils ont contracté avec un partenaire aliénant. Nos parents sont abasourdis de ces accusations, ils n'en comprennent pas même le fondement, ayant été probablement tant aveuglés eux-mêmes par l'existence de leurs prédécesseurs et focalisés sur des problèmes d'une autre nature ; ce sont des gens qui ne se sont jamais explorés non plus, qui ne savent pas qui ils sont, que nous connaissons mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes. Leur sidération vient notamment de ce que l'ensemble des valeurs qui, aujourd'hui, les considèrent et les jugent, et qui les stupéfient, ils ne les ont jamais comprises ou assimilées, pour ce que ces valeurs ne se sont imposées à nous non par quelque réflexion approfondie mais par une sorte de « fruit des temps », d'imprégnation morale généralisée, de bain tacite d'unanimité et de libération des ères émancipées où nous sommes nés sans avoir à réfléchir : la morale avec laquelle nous les jugeons n'est pas déduite, elle est omniprésente et s'impose à la conscience par contamination. Au fond, nous leur reprochons principalement la bêtise des traditions qu'ils ont suivies, et notre principal outil pour ce faire, si l'on y regarde bien, c'est précisément la bêtise de nos traditions, et je parle bien de bêtise non parce que les traditions seraient bêtes par essence mais parce que, nous non plus, nous ne les avons pas examinées. Et la tradition avec laquelle nous les critiquons, c'est la tradition de la fin des traditions, en d'autres termes l'idée, répandue et irréfléchie, bien de notre temps et supposée vraie par sentiment d'inéluctable, que toute tradition serait une inanité en soi, une arriération, un conservatisme obtus. Ainsi vivons-nous tout comme eux dans une homogénéité de responsabilité relative, limitée et supposée uniquement par l'air du siècle, par l'esprit d'une génération, et nous aurions nous aussi bien du mal à admettre, avec les cinq piètres livres que les Français acquièrent en moyenne par an, que nous avons été fixés là-dessus par une cogitation profonde. Nous sommes stupides également ; nous avons la « mobilité » de notre temps c'est-à-dire l'imbécillité, de notre époque, ni plus ni moins. Nous ne moralisons pas au sens noble. Nous ne songeons pas. Et nous n'anticipons pas. Jamais nous ne portons nos regards vers l'avenir : nous faisons semblant. La preuve, c'est qu'alors les réponses sont évidentes et nous paraissent faciles. Jamais une prévision n'est aisée ; jamais elle n'est irréfléchie à tel point. Nous ne prévoyons donc jamais non plus. En d'autres termes, nous ne considérons rien. Autant le dire franchement : nous prétendons penser et réfléchir, mais nous nous contentons d'espérer en la réalité d'un temps de progrès, nous espérons que ce temps de progrès est intrinsèquement où nous sommes et que ce progrès, sans effort, portera « naturellement » ses fruits de façon qu'il n'y ait rien à redire de nous parce que nous aurions abondé sans résistance ou même avec enthousiasme dans le sens de ce progrès.

Ce vœu ne signifie rien. Ça ne signifiait déjà rien du temps de nos parents : un prétexte, une déculpabilisation, « rien de mal ne peut advenir grâce au temps, au bon temps qui court » ! Il eût fallu commencer par comprendre cela avant de les critiquer férocement. Moi, je l'avais bien compris.

Prenons garde.

Il ne fait aucun doute que nos enfants aussi, au temps futur où nous serons retraités, aurons bien des griefs à entretenir contre nous, et tout particulièrement sur la question morale. Ça ne signifie pas du tout, contrairement à ce qu'on préfère prétendre, qu'une fatalité soit aux reproches intergénérationnels (ce que nul n'a jamais démontré), mais, au même titre que nos blâmes furent justifiés, des reproches fondés induiront que nous sommes fautifs, déjà fautifs, au regard d'un recul de trente ou quarante ans, pour l'unique raison que nous avons dédaigné de nous livrer et exercer à la réflexion. Mais je vais le faire. Je vais montrer en gros ce qui nous sera critiqué. Ce n'est pas du tout impossible, vous savez, avec quelque faculté d'historien de la morale.

Il est à peu près évident que les dernières décennies ont consisté, en matière de morale, en une progressive et inexorable libération des mœurs, mêlée d'une progressive conscience de la responsabilité, de l'éthique, qui a certes tardé à venir, qui est restée superficielle, mais qui constitue une différence essentielle entre deux générations : en somme, l'homme qui se libère et qui accède au confort, la société dans son ensemble a pensé qu'il devait aussi se conduire, se diriger, se dignifier – et c'est précisément l'absence de guide moral que nous reprochons à nos parents. Conjointement, tout ce qui se maintient seulement par tradition a été balayé de critiques impétueuses et parfois acerbes, car on a trouvé qu'il se rencontrait en pareilles persistances une irréflexion volontaire et coupable en temps favorable ; tout ce qui, par insouciance, a contribué au malheur des générations suivantes a fait pleuvoir sur des têtes une averse d'imprécations. Sans altérer la vérité, sans exagération, on pourrait résumer ainsi le reproche que fit la nouvelle ère du soupçon à ses prédécesseurs : « Vous vous êtes volontairement maintenus dans l'ère de la superstition. — Quoi ? Est-ce que par là vous nous prenez pour des croyants ? Vous nous confondez avec nos aïeux de plus cent ans ! — Non, pas cette superstition-là ! Vous faisiez, vous, aveuglément confiance ! C'était la substance même de votre être et de votre indéfectible superstition. » On leur a dit également : « Vous vous êtes contentés de la facilité. Vous n'avez pas réfléchi. Vous n'avez jamais réformé. Votre règne fut à la fois un épanchement d'actions et une abstention d'actes. » La tendance à ne pas prévoir, à ne rien prendre en main, à se limiter à des formules, à des proverbes, à des conventions, l'appât de tout ce qu'il y a de creux pour constituer une surface sans aucun fond, la volonté de jouir exclusivement d'immédiateté et de confort, l'inclination à vivre faux et puéril, sans la moindre urgence à obvier, sans difficulté primordiale à contrecarrer, c'est bien cela qui, avec le recul de l'histoire, est à présent conspué avec les arguments froids de l'historien social et de tous ceux qui souffrent ou qui ont toujours, à défaut de souffrir, senti sur eux le poids d'un certain fardeau – mais pas à tort ! pas à tort ! ça non ! et certainement pas sur le compte d'un perpétuel reproche adressé aux pères ! Partant, je crois qu'il n'est pas difficile d'anticiper au moins en partie quelles sont ces « institutions », ces fixations, ces monolithes, qui nous seront, à nous, reprochés :

Ils diront pour symbole que vous n'aviez pas à les baptiser sans leur consentement, que c'est un crime moral de forcer quelqu'un à appartenir à une religion qu'il n'est point en mesure d'approuver ni même de comprendre. Ils diront que vos mariages sont bâtards et inutiles, que ce rite est un méfait contre l'humanité quand on voit sur quoi il débouche, qu'il finisse d'ailleurs en divorce ou en croupissement. Ils diront que ces rites constituent des symboles de toute votre influence en ce que vous n'avez fait que répéter des humeurs établies, que c'est inconsidérément que vous avez fait des enfants et en trop grand nombre pour ne pas vous en être assidûment occupés selon les critères responsables de l'amélioration des générations. Et quand il vous aura semblé leur avoir accordé du temps, ils vous diront que c'est une faute inexpiable que de les avoir monopolisés à tant d'inepties, à tant de vacuités, à tant de vanités transmises, pour votre plaisir principal et pour l'assise de votre bonne conscience, au lieu de vous en charger de façon noble et haute – car il est vrai que jamais vous ne songeâtes vraiment aux justifications de les élever et éduquer comme vous fîtes, et qu'à peu près vous avez suivi, vous aussi, la tradition et les préceptes induits de votre époque. Ils vous diront : « Pourquoi avoir acheté ceci ou cela ? Pourquoi n'avoir pas pris le temps de constituer toutes les choses justes et essentielles que le recul des temps a pour nous révélées ? Avec quels préjugés vous nous avez encore entretenus, à défaut d'avoir refondé tout le vieux monde critiquable et catégorique ! Pourquoi n'avoir pas réformé de fond en comble le vieux système dépassé, pourrissant et absurde, qui fondait votre société en la parasitant au moment où nous l'avons investie ? Pourquoi cette vie, votre vie, toute une vie, sans culture ? sans philosophie ? sans art ? sans science ? sans bâtir pour après ? Que des préoccupations de façade. Pas un effort. Pas un seul vrai travail ambitieux ! » Ils diront tout cela et ils auront raison.

Ils diront peut-être encore, avec une mémoire vive : « N'êtes-vous pas cette génération qui, d'un seul coup et pendant dix ans, obligea tout un peuple à porter des masques inutiles ? N'êtes-vous pas ces crétins crédules qui firent d'une grippe assez banale un prétexte de peur pour stériliser le monde entier et fonder de nouvelles dettes ? Est-ce que vos parents, eux que vous avez tant critiqués, furent imbéciles à ce point ? Vous n'avez même pas tellement joui, vous ! Et pendant toute une décennie vous vous forçâtes, et nous forçâtes ! à vivre sans bouche dans une méfiance passée en mœurs, et quand nous en sortîmes, sous l'effet de notre révolution, qu'avons-nous entendu ? qu'avons-nous compris ? Que ce n'était rien en fait qu'une grippe qui ne va ni mieux ni plus mal depuis que la liberté est revenue ! Ah ! pauvre de vous, ignorants et demeurés ! Ayez honte, car vous n'avez ni réfléchi ni agi non plus. Il est temps, après vous, que le règne des individus véritables et dignes advienne : nous tâcherons que vous serez les derniers, les derniers de toute l'histoire humaine, à avoir vécu dans une indignité comme cela. »

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