Remarque sur une société sans épître

Pourquoi s'étonner que la littérature périclite dans une société de citoyens qui n'écrivent plus de lettres manuscrites que par exception ? N'est-ce pas que pour examiner et entretenir la qualité d'un art, il faut au moins un peu le pratiquer, ou bien l'on admire tout alors inconsidérément sans distinction, et ce n'est plus au juste de l'admiration mais un mode automatique de la pensée, comme d'aimer en général et par défaut. Le courriel, loin de la missive, tend à lénifier et à abêtir l'usage : sa norme est à l'affadissement du style et à la disparition du caractère – je connais des personnes qui préfèrent y abandonner une faute, par exemple s'agissant d'accord du participe passé d'un verbe pronominal, que de risquer de choquer par quelque surprenante et pointilleuse exactitude. Le mail et le texto réclament surtout une uniformité pratique dirigée vers la compréhension immédiate : il s'agit d'estimer l'esprit médiocre qui le lira, et de ne pas surprendre ni surpasser ses capacités d'assimilation. Il n'existe plus de particulier qui réfléchisse longtemps avant de rédiger une phrase : cette minutie est passée, révolue et intempestive, asociale en ce qu'elle peut même embarrasser et humilier le destinataire. Si l'on croit encore se livrer à une telle délibération, c'est le plus souvent qu'on confond deux sortes de travails : le lourd remuement de cerveau pour s'affranchir des erreurs typographiques, et le noble goût d'élever l'écrit comme un fragment d'âme par une forme et un sens également impeccables et féconds.

Rien à voir, pourtant, entre ces deux fatigues. Dans le premier cas, on s'efforce d'écrire pour dégourdir une pesanteur et s'épargner un risque : on tâche particulièrement à éviter un ridicule ou un malentendu et à se prouver qu'on peut encore ne pas rater. Dans le second, on applique sa volonté à traduire fidèlement une pensée à enrichir et circonscrire : on fonde sa réflexion sur la façon dont son texte révèle un message avec pertinence et efficacité, avec unicité, identité. Or, à moins de se figurer qu'un écrivain consiste seulement en un usurpateur inquiet s'arrangeant surtout pour semer dans ses textes le moins de fautes possible, la littérature se situe évidemment du côté du soin minutieux porté vers l'originalité et la cohérence ; autrement dit, on n'a pas idée de ce que c'est qu'un écrivain si l'on se contente d'essayer de rédiger pas trop mal un morceau pour ne pas se sentir tout à fait déclassé et indigne de ses années d'études.

On ne me fera pas croire que les « écrits » des Contemporains, tels qu'ils sont, dans l'immense majorité, numériques et fonctionnels, peuvent servir à affiner ou même à initier une façon d'expertise littéraire – sinon, autant admettre qu'on est bon juge de son garagiste au prétexte qu'on sait démarrer son véhicule. Un Contemporain, pour juger du livre, ne sait absolument pas ce que c'est qu'une œuvre, il en a perdu jusqu'à la notion et n'a jamais tenté d'en produire ne serait-ce que des extraits sous la forme d'épîtres construits et personnels. Tout au plus, il n'a expérimenté ce travail qu'en classe de français, sous réserve qu'il ait connu un professeur suffisamment concerné par l'écriture, et, comme pour le reste de cet apprentissage, il s'est généralement débarrassé de la plupart de ce fatras éducatif, à dessein de s'abandonner joyeusement aux appels du monde « réel » du divertissement. L'impression de la rédaction, souvent, ne le renvoie qu'à un exercice scolaire, imposé et codifié, et non à un art issu d'une volonté ; il s'agissait de complaire à l'enseignant pour obtenir une note bien davantage que de réaliser quelque œuvre de fierté. De sorte qu'en réalité, après cet oubli ou cette relégation, il n'a pas la moindre idée de ce que signifie un effort littéraire. Pas plus à l'oral il n'use de termes exigeants et singuliers pour exprimer son individu ; il ne veut partout à peu près que se faire comprendre, usant de tournures pratiques et conventionnelles, autrui ne valant pas grand-chose quant à la reconnaissance de l'esprit littéraire, autrui ne sélectionnant pas sur le critère de l'utilisation rigoureuse du langage, autrui ayant même plutôt tendance, en l'évitant, à discriminer l'amateur de fatigantes et prétentieuses exactitudes terminologiques – ou bien parler produit chez autrui l'impression d'un écrasement. Il n'y a donc plus de composition, on ne distingue plus de lettres d'amour dans l'ordinaire d'une vie, de ces épîtres où l'on osait des entreprises de valorisation, et, quand on en lit, par exemple sous la forme de chansons populaires, elles se révèlent si banales qu'il vaudrait mieux ne pas les avoir écrites, car elles ne font que rendre compte d'un sentiment très commun qui pourrait aussi bien s'appliquer depuis et à n'importe qui. La lettre d'amour, de nos jours, en dehors de « l'intention » tant choyée presque par pitié (c'est tout ce qui s'y trouve de touchant, « l'intention »), consiste en une platitude lénifiante et suave qui vous atteint plutôt par l'embarras qu'on figure à celui qui l'a écrite que par la portée artistique et personnelle de son message qui vous fait, finalement, honte d'être aimé à tel tarif comme si vous ne valiez pas mieux que le premier venu.

Comme le manuscrit est de toujours un danger, le danger d'une révélation du soi véritable, c'est-à-dire, aujourd'hui, de son vide, je soupçonne que l'usage ne s'en soit perdu foncièrement plutôt par opportunité que par remplacement technologique ou que par commodité : il faut convenir que ce qui est déjà fort ordinaire et trivial rédigé par SMS deviendrait d'une nullité manifeste à l'encre bleue sur un morceau de papier. Les peuples imbéciles et néanmoins prudents – la trigauderie de l'idiot – se sont prémunis de cette redoutable honte en faisant imposer l'utilisation du numérique uniforme : c'est une façon de dissimuler son néant en paraissant cependant ne faire que s'adapter à une modernité (s'adapter semble toujours une vertu). Toute navrance de style ou de sens se justifie par la vitesse de la rédaction : c'est un prétexte, parce qu'on a écrit avec franchise comme on pense, et c'est pourquoi, tout à fait comme on pense, on écrit avec tant de négligence insue. Faute d'usage, la faculté de réaliser un texte s'est anéantie, reléguée à l'exercice rhétorique de cours de français-lettres. Pour le déclarer uniment, le Français ne sait plus écrire, et c'est encore avec peine que, même à l'oral, il s'exprime : il ânonne ce qui ne saurait tenir lieu de réflexion. Il en est à refuser de songer avant de dire, il n'élabore rien, il considère un tel échafaudage une frustration et un manque de légèreté ; il ne faut surtout pas l'obliger à retenir (le débit de ses fulgurantes futilités), ni l'empêcher de précipiter ce qu'il se croit des pensées ; quant à lui demander dans l'expression de l'ordre et de l'harmonie, de la subtilité et de la grâce, de l'à-propos et de l'effet, il n'en est pas question, ce lui serait une tyrannie, vous deviendriez élitiste et incommodant, vous l'importuneriez d'exigences, il ne saurait par où commencer ; voilà : il n'en a pas même une piste ou un indice.

Demandez-vous après cela ce qu'un tel être peut bien comprendre à la littérature. Il se trouve dans la situation d'un enfant qui ne sait tenir un pinceau, qui ignore s'il est difficile d'en user, qui voit des tableaux d'une âme toute candide, qui en tire des sensations plus ou moins agréables, et qui pense, faute d'avoir seulement essayé d'en reproduire : « Ça me plaît. J'en ferais autant si seulement j'avais le temps. Ce n'est après tout qu'une question de poignet. » Il est loin de mesurer que c'est sa capacité qui l'empêcherait de peindre, et il reste foncièrement incompétent à savoir ce qui, là-dedans, est le difficile sur quoi il faudrait porter en particulier un regard d'admiration ou de sévérité. Ce n'est même pas que tout lui semble aisé dans ce travail, il peut bien dire qu'il l'ignore aussi, mais c'est qu'il n'a pas la moindre notion de ce qui réclame du travail, c'est qu'il n'a pas le plus petit soupçon d'un critère où porter son jugement. Ce lui est beau uniquement parce que ça lui plaît, parce que ça correspond à son esprit grossier de béotien, et parce qu'il rapproche ce qu'il voit d'un domaine de sensations tout autre, mais la nuance disparaît à son regard d'animal, elle lui paraît une sophistication injustifiable et même, à quelque degré, blâmable, en ce qu'elle tend à reculer l'art de sa satisfaction primitive pour ne pas dire primale.

Il est ainsi fréquent, pour ne pas dire systématique, que je constate que, face à un livre, autrui et moi ne lisons seulement pas le même ouvrage, que la représentation du livre n'a pour nous presque aucun rapport, que nous ne nous accordons pas sur la fonction et la valeur d'un tel objet, au même point que si je jugeais de la beauté et de la pertinence d'un film au décolleté de l'héroïne. Ils n'ont souvent pas acheté le livre pour le texte mais, finissant par l'avouer, pour la couverture au moins au sens large ; ils veulent une histoire, sans songer à ce qui différencie le livre d'une série télévisée, sans songer à ce qui relève des spécificités du langage, sans songer à ce qui en général fait la contrainte et le beauté d'un texte. Ils réclament en gros qu'un roman coïncide avec la forme vulgaire et plutôt puérile de leur propre expression, ils exigent des images, des images qui les confortent, accessibles, plaisantes, colorées et moulées dans la forme de leurs préjugés d'amateurs, et sans jamais devoir se rendre compte qu'ils lisent un livre – un bon livre selon lui est un livre qui cache sa littérarité. Comme ils ne savent rien de la façon d'ordonner des pensées avec des mots, comment sauraient-ils estimer la qualité de ces agencements ? comment sauraient-ils l'apprécier ? Ils rapprochent le livre du cinéma, comparent des effets d'art sans grands rapports de technique et de profondeur, rapportent l'efficacité du livre à la façon dont il fascine l'imagination et les sens comme un gros film, sans considérer sa distinction, en nivelant sa forme propre, au point, et c'est logique, qu'on tend à lui préférer la bande dessinée plus semblable par le graphisme au déroulé captivant de la vie normale. Le Contemporain, devenu étrangement un spectateur du livre, apprécie ce qui imite autre chose que le livre pour lequel il manque de pratique et de référence, il reconnaît bien l'immédiateté confortable et plus ou moins abrutissante, il n'aime rien qui le surpasse, aspire à des livres qu'il aurait pu écrire. Un livre excellent est celui qui plaît facilement à ses goûts mal dégrossis de sans-expérience.

Et voilà comme l'absence de pratique d'un art, ou, pour le dire plus exactement, l'absence de conception assez précise de la pratique d'un art, annihile dans une société la faculté de discerner sa qualité, et donc atténue sa qualité même par l'absence de travail nécessaire par l'artiste pour se faire aimer du public. C'est logiquement que, dans une cité d'une certaine susceptibilité qui ne produit plus de texte, le texte même finit par susciter sa défiance, lui devient suspect, parce que, comme tout ce qui lui est intempestif, il renvoie à son incapacité à les comprendre et donc à en faire, et lui constitue une sorte de trouble à l'ordre public ou, pour l'exprimer mieux, à sa propre estime : ce qu'on ne sait pas faire dans un cercle de paresse, on le dévalue. Il faut alors pour sa tranquillité que la nation décide qu'une démonstration artistique qu'elle ne sent pas soit entachée de défauts et de vices, autrement il faudrait qu'elle se déjuge elle-même ; réciproquement, toute manifestation qu'une collectivité vante représente ce qu'elle se croit de force et de capacité, par conséquent la nôtre ne promeut plus de textes : comment admettre logiquement, puisqu'elle n'écrit pas, qu'elle disposerait encore des ressources mentales pour en estimer ? C'est ainsi qu'une civilisation s'éloigne d'un art, et probablement alors de tous les arts ensemble pour ce que les vertus propres à l'un se rejoignent bien souvent dans tous les autres : comment ne pas reconnaître que la méticulosité de l'exactitude et de l'effet, essentielle à la littérature, est étroitement lié à celle sur laquelle on juge l'essentiel de la musique, de la danse et de tous les autres arts ? La suppression même de la notion d'effort indiquera la corrélation de la perte de la volonté d'un siècle et de l'abandon des égards sincères pour l'art, parce que ce siècle n'aspirera plus à atteindre à des performances : il lui faudra alors promouvoir des succès spontanés de hasard, imprévisibles autant qu'indus, fondés sur des publicités qui rendent les critiques unanimes, à dessein tacite de prouver que chacun ne se trompe pas et ce, de préférence, avant même d'avoir pu expliquer son jugement pour ne pas risquer d'entamer un débat : l'art dans une telle société devient un sentiment irraisonné que la réclame doit rapidement confirmer ou éteindre et faire oublier. Mais partout ailleurs – ou plutôt dorénavant nulle part ! si tristement nulle part ! –, un peuple sensibilisé aux techniques artistiques, parce qu'il réalise au moins des pratiques rudimentaires et symboliques de cet art, comme l'épître ou le poème d'amour, envisage les contraintes de la littérature, fixe en connaissance de cause des règles et des critères de jugement selon ce qui est difficile par l'expérience et par l'épreuve, et c'est lui, parce qu'il ne répugne pas à la rédaction, qui détient une idée supérieure, extrapolée depuis son travail ponctuel vers une somme réunie de toutes qualités de ses productions, de l'exigence des mots et de leurs formulations. La société contraire, éperdue de facilités et dont la fébrile grégarité a annihilé les facultés de discernement individuel dans les poncifs du collectif, ne confine bientôt plus qu'à un perfectionnement, un seul, le dernier, universel désormais, celui d'un « art » encore, si l'on veut : l'art moyen, populaire, de plaire au plus grand nombre, et par ce succès de vanter stupidement le peuple imbécile lui-même.

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