Qui porte un masque est un individualiste et un égoïste comme les autres
C'est un théorème élémentaire, aisé pour moi à démontrer, presque superfétatoire ; et je n'aurais pas cru utile de l'expliciter ici si je n'y avais été incité. Mais il paraît – et c'est juste – qu'il faut à toute pensée une expression nette et décisive, de manière, notamment, à servir efficacement contre un probable détracteur ou contre un argument rebattu.
Celui qui refuse de porter un masque est-il égoïste et individualiste ? C'est possible. Il s'oppose à une moindre gêne, c'est vrai : ce n'est pas difficile d'avoir chaud à son bas de visage et de s'empêcher de montrer son sourire. Certes, on pourrait toujours entendre un peu les raisons de celui qui rechigne ainsi, notamment qu'il n'y a aucun motif de tolérer une importunité même petite si elle est inutile, et s'interroger s'il ne songe pas sincèrement si son acte généralisé ne produirait pas un bienfait collectif ; il est peut-être moins obtus qu'on ne pense. Mais j'admets, à la rigueur, qu'on le traite d'égoïste et d'individualiste... à la condition toutefois qu'on en dise autant du donneur de leçon, tout porteur de masque qu'il est.
Quelqu'un qui se revendique du bien en tire toujours une satisfaction personnelle ; c'est une règle immuable parmi les hommes, qu'il convient d'apprendre aux enfants dès le plus jeune âge. Et pourquoi agirait-on de telle façon si l'on supposait qu'on a tout à y perdre, y compris sa probité et son honneur ? Le critère même d'une action morale, c'est la bonne conscience et l'estime-de-soi : on se sent soulagé au moins de ne pas se trouver dans le mauvais camp, on se sent intègre, préservé du mal – voilà pourquoi l'action morale diffère essentiellement d'un pays à l'autre. En cela, il n'existe pas d'altruisme ou de désintéressement purs, c'est-à-dire, en dépit des exemples tous réfutables, ni altruisme ni désintéressement du tout, car il est si confortable de se savoir bon ! Toute blessure véritable est dans la sensation d'avoir tort, le reste n'est qu'une vétille, même l'hypoxie. Qui porte un masque sanitaire mesure consciemment son embarras physique, mais combien inconsciente est sa satisfaction morale ! L'abnégation qu'il arbore est ce qui occupe sa conversation, il se sent courageux, plein de sacrifice, il exprime ce désagrément de toutes les manières, mais sans le dire il trouve sa conscience vierge et libre, il respire mieux avec lui-même. Ce n'est pas forcément d'ailleurs qu'il ait réfléchi (un homme de notre siècle, un contemporain, qui aurait réfléchi ?!), mais bien souvent il se fie au sentiment de la contrainte, du devoir et du dévouement, qui est pour lui un indice irréfutable de générosité : il croit que ce n'est pas pour lui qu'il se restreint, puisque la morale, la seule qu'il a apprise, lui a enseigné à reconnaître que ce qui est bon s'accompagne toujours d'entrave : c'est d'ailleurs justement pour cela qu'il remarque toujours au moins une fois combien le masque le dérange. Et, tout focalisé à ce carcan qu'il éprouve extérieurement, il ne veut pas comprendre ce que la difficulté qu'il s'impose comporte intérieurement d'affranchissement et de répit : il oblitère ce profit immense, cet avantage magnifique, la « limpide clarté du cœur », n'ayant pas même eu à penser à un dilemme, ce dilemme de la vertu qu'il a résolu d'emblée par l'imitation des foules et en suivant des raisons superficielles ; il s'est contenté de proverbes, il a joui de ce commun et heureux bâillon, il a résolu d'un coup toute l'inquiétude du soupçon, il s'est épargné en se contraignant, et particulièrement parce qu'il s'est débarrassé d'une révolte qui est une peine, et probablement une peine plus grande, surtout face à une multitude majoritaire, que d'obéir. Celui qui s'oppose à une autorité reçoit toujours un désagrément ou un préjudice au moins aussi important que celui qui se soumet, en dépit des gênes que les lois qu'on applique occasionnent, car il souffre continuellement de ne pas se résoudre à ce qu'il juge injuste, et cette conviction en lui, mainte fois retournée en doute qui le travaille, lui fait un fardeau et une tension. Le masque, lui, allège la conscience ; il résout tout dans le préjugé et la reconnaissance évidente de « l'altruiste », il situe son porteur dans le camp du bien, c'est facile, catégorique, repérable sans complexité : sans beaucoup de gêne, on s'est acquis une âme, et une bonne. Mais qu'on y pense : il y aura toujours un masqué avec la conscience plus légère que les autres, en dépit de leur prétention à « sauver autrui », de toute leur suave morale répétée par cœur depuis l'enfance, même sans mesurer si c'est utile : ce masqué plus candide porte un second masque par-dessus le premier et écrase ses prédécesseurs. Il leur rappelle que, par mesure de précaution, il n'est point exclu d'utiliser une seconde couverture, que ça ne nuit guère davantage, que c'est une générosité pour les autres, que ceux qui n'en portent qu'un sont mesquins et devraient avoir honte de risquer ainsi la vie des autres. Ce masqué-là aura trouvé l'imparable moyen d'être supérieurement tranquille, et il rachètera en la diluant toute la bonne conscience des autres.
On peut agir ainsi, en se contentant de suivre l'apparence des bontés, ou bien s'interroger si ces bontés sont justifiées. On peut se parer de tous les insignes de la souffrance qui est censée transfigurer, ou bien se questionner si la douleur est réellement une façon d'élévation. On peut appliquer benoîtement des préceptes et des dogmes, ou bien les révoquer par la raison. Mais la raison suggère une difficulté, car il faut argumenter et débattre ; les autres ne font qu'adhérer à une voie morale, très typique et grégaire. C'est un exercice sans fin pour le pieux, pour le dévot, pour le fanatique : s'il ne s'agit que de se mortifier, on trouvera toujours des façons de pénitence plus dures et qui laveront encore mieux la conscience. Mais on n'a jamais prouvé que quelqu'un qui se fouette le dos jusqu'au sang en prétendant que c'est pour le salut de l'homme ait jamais amélioré celui qu'il prétend défendre et aimer. Vous pouvez porter votre masque, et même avec un casque en plus si vous voulez, vous n'en êtes pas moins égoïste et individualiste que les autres – mais pas davantage non plus, je puis vous l'accorder, en ce que chacun se sent mieux d'agir conformément à ses convictions, vous avec un masque, eux peut-être avec une amende (qui coûte plus cher), et combien il vous faut de suprême prétexte de responsabilité et d'amour pour assumer certaines de vos patentes intolérances et détestations ! – : vous alimentez votre sentiment d'innocence au bonheur de ne pas réfléchir, et c'est seulement au nom de ce sentiment agréable, puisque vous êtes sans argument ferme, que vous consentez à une certaine gêne : cette moindre gêne rachète votre pureté, c'est à ce prix – prix que vous concédez vous-même si léger et relatif – que vous vous offrez la paix de l'esprit, le camp du bien, le paradis en somme.
D'ailleurs, j'ai prévu d'en reparler, mais cet article-ci ne serait pas publié avant au moins huit mois : bien et mal n'ont décidément aucun intérêt dans l'appréciation d'une action ; cela ne veut tout simplement rien dire, sauf pour les enfants et le contemporain – et ce sont tout juste les mêmes.
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