Principes du vote contemporain
Le vote en faveur de M. Macron entérine la pusillanimité et l'immaturité du Contemporain, ou, en un mot, son absence d'envergure politique. Même les partisans du président conviennent en général qu'il n'a pas accompli grand-chose, prétextant, comme c'est de coutume, qu'il a été empêché par la « Conjoncture », ce grand Destin des faits inflexibles que les velléitaires réinvestissent chaque fois que le caractère et la conviction de nos décideurs, autrefois chargés d'imprimer un rythme à la fatalité, furent si faibles qu'il fallut travestir, par exemple, pour se justifier d'impuissance, une contagion assez bénigne en une guerre totale. De sorte que ses adeptes ne jugent pas M. Macron à ses résultats, tout au mieux disent-ils que sans lui c'eût été peut-être encore pire – et tout le monde peut en dire autant –, mais un argument leur revient presque toujours en sa faveur, c'est qu'au moins, avec lui, « on sait à quoi s'attendre », qu'il n'y aura pas de « mauvaise surprise », bien qu'on ignore assez si, en soit, la continuation de pas grand-chose constitue vraiment une bonne nouvelle. Seulement, ceux qui aventurent cette parole l'entendent comme une sorte de sain principe, comme un article de morale, comme une garantie de stabilité et donc de paix, comme le fruit d'un souci de concorde et de tranquillité sans quoi aucune démocratie ne serait possible : ils se sentent mieux à se dire qu'ils ne votent pas pour quelque Imprévisible, ils se sentent bons, se sentent sereins, cela leur suffit comme idée ou idéal à « bien voter ». Ce pourrait certes, au juste, s'appliquer à n'importe qui d'autre installé à l'Élysée à condition qu'il fût assez consensuel pour ne pas beaucoup entreprendre et ne rien risquer, pour ne pas aspirer à des projets fondamentaux et hardis, mais, même si c'était le cas, à la mesure de ce qui n'a pas eu lieu, de ce rendez-vous heureusement raté avec l'histoire qui sanctionna l'investiture d'il y a cinq ans, on peut encore se rassurer, quand M. Macron déclarerait des intentions ambitieuses, qu'il n'en réalisera encore en effet qu'une infimité, que ce n'est derechef qu'une posture ou qu'une imposture ; l'important, pour ces gens nombreux tentés par lui, c'est, quelle que soit sa profession de foi, de ne jamais provoquer de véritables changements, ce dont ils sont plutôt assurés s'agissant de celui-ci et moins des autres. J'ai déjà expliqué une partie de ce phénomène appliqué aux Boomers dans l'article « Principe du vote des Glorieux » : ils sont déjà tout gorgés de privilèges et de béatitude, par conséquent ils ont tout à perdre à ce que leur situation évolue.
Or, j'ai réalisé à présent que la crainte devenue presque instinctive du changement dépasse la génération dont j'ai parlé, et il m'est établi, pour des raisons que j'expliquerai, que la lâcheté, que le renoncement à toute grande entreprise, est un symptôme plus vaste de notre époque et qui trouve ses raisons dans une appréhension personnelle des altérations sociales. On peut déjà poser pour vrai que, pour ces Contemporains, la mesure d'un changement, qui les inquiète par nature et par faiblesse, se distingue par la compétence de ceux qui gouvernent : en effet, il n'est pas difficile de remarquer qu'un expert présente toujours quelque chose de radical dans ses diagnostics, dans ses conclusions et ses propositions, il effraie par tout ce qu'il semble disposé à trancher dès que sa fonction ne se limite pas à produire des rapports que le pouvoir exécutif a tout loisir d'ignorer. Un homme compétent n'est pas seulement humiliant par contraste pour le peuple qui ne sait à peu près rien, il est intimidant dans la mesure où il se distingue des hésitations ordinaires qu'on rencontre dans la société et qui dissimulent l'amateurisme sous le nom ampoulé de « prudence » et de « négociation » : c'est donc facilement qu'on prend la compétence pour un fanatisme, parce que celui qui la possède ne s'arrange pas comme les autres pour souscrire systématiquement au parti du juste milieu ou de la majorité et en extraire ce qu'il ne sait point, mais, intempestivement, il proclame la vérité et n'entend à aucun prix s'en écarter, fût-ce pour la solidarité liée à la satisfaction qu'éprouve une assemblée d'imbéciles à être entendue et considérée. La compétence est antipathique par principe, du moins elle se situe hors du champ des passions et donc des sympathies, car elle ne se soucie pas de plaire mais seulement d'être exacte, ce qui est vexant pour ceux qui préfèreraient que la validité d'une assertion dépendît de sa forme comme ils en ont pris l'habitude, à défaut de savoir et d'être sûrs : un mathématicien ne cherche pas à vous persuader de la vérité d'un théorème, il l'expose, et, s'il est vrai, il n'en change pas un chiffre, rien, il demeure à ce constat pur – et l'on a grand tort de penser que les sciences humaines sont dénuées de telles vérités au prétexte qu'on trouve tant de gens prétendument spécialisés incapables d'atteindre à des faits inattaquables. On trouvera toujours l'amateur disposé à modifier ses conceptions, à transiger et à concéder, c'est un homme dont les idées relatives le font toujours paraître obligeant, quelqu'un d'une tolérance toute contemporaine et qui complaît admirablement à ses semblables qui aspirent à ce qu'on ne les snobe pas en leur rappelant leur insuffisance. En cela, la sympathie qu'inspirent de nos jours au Contemporain nos hommes politiques est plutôt proportionnelle à leur médiocrité : j'ai appris récemment que MM. Lassalle et Poutou suscitaient chez les Français le plus l'envie de déjeuner en leur compagnie ; cela résume bien ce qu'ils attendent d'un convive : non de l'élévation et de la contradiction, mais de la douceur et des rires – bien que ces deux candidats soient évidemment mal placés dans les sondages. N'empêche, ce qu'on recherche chez un homme pour désirer sa proximité, ce n'est pas l'orgueil savant où le place sa position manifeste de supériorité, c'est la simplicité où le réduit la frivolité un peu comique de ses connaissances, autrement dit, on accepte Einstein à sa table à condition qu'il daigne tirer la langue comme sur la fameuse photo. Le compétent, trop définitif et brusque, dissuade, frustre, rebute ; son style est heurté, son ton péremptoire, et sa vision, parce qu'elle est démontrée et irréfragable, trop sûre : un crétin français veut toujours qu'il y ait quelque chose à négocier. Or, cette hauteur de détermination lui donne le vertige dû aux montagnes dures : il préfère les gentilles collines où c'est tranquillement et sans effort qu'il peut marcher.
Si on y examine bien, on trouvera que cette observation tout ensemble a justifié la plupart des nominations faites par ce gouvernement, et détermine la direction d'un très grand nombre de votes à l'élection présidentielle à venir :
Nul, je crois, ne saurait admettre que MM. Véran et Blanquer, que Mmes Bachelot et Pompili, se signalèrent par leur ostensible compétence, puisqu'auprès des spécialistes eux-mêmes ils passent pour des êtres assez déconnectés et plutôt éloignés des actions qu'ils auraient dû entreprendre. Aussi, c'est Mme Gourault que M. Macron nomma au Conseil constitutionnel où elle est généalogiquement fort limitée, avec son Capes d'histoire-géo, pour juger de la constitutionnalité des textes en tant que jurisconsulte. De même, quand notre président dut trouver à remplacer M. Philippe qui détenait quand même un « certain charisme », il désigna M. Castex dont l'évanescence intellectuelle était déjà assez notoire pour ne pas dire ostentatoire au sein des services qu'il occupa – qu'on me pardonne d'en faire la remarque, mais on ne dira jamais, du moins, que notre premier ministre fut un « homme d'État » au sens traditionnel et connoté : c'est un garçon brave peut-être, amical et fidèle, et qui n'a pour toutes qualités que celles d'un gentil chien un peu ridicule. Eh bien ! je prétends que ces nominations furent, consciemment ou non, tout à fait stratégiques et opportunistes : comme les êtres de décision font peur au Contemporain, c'était par conséquent le moyen de rassurer tout le monde et de se confirmer comme « démocratique » ! Les mauvais modestes sont plus populaires parce qu'ils ressemblent au peuple : on n'ose rien leur reprocher ou il faudrait se blâmer soi-même, on leur pardonne ce qui relève des défauts banaux au même titre qu'on excuse volontiers des présentateurs télé ou des orateurs politiques pour leur « cheveu sur la langue » : à bien y regarder, on vérifiera que tout ce qu'on déplore chez un politicien figure des vices que le peuple ne se sait ou sent pas – orgueil, ambition, virulence, ridicule... Tout ce qui dénote chez n'importe quel être, c'est-à-dire tout ce qui le distingue de la masse électorale, est le premier attribut par quoi on l'accuse de snobisme ou de disparité, au point qu'on ne serait pas surpris d'entendre dire ou penser : « Ces êtres sont trop intelligents, ils ne sont pas comme nous, ce gouvernement ne nous représente donc pas, nous ne sommes pas en République, il faut en changer. » Vraiment, l'expertise isole, chacun en son domaine peut en faire l'âpre et amère expérience à toute occasion où il formule avec sûreté ce qu'il sait et que les autres ignorent. On prétendra peut-être, s'agissant des nominations de M. Macron, qu'un entourage ainsi constitué, s'il était volontaire dans un gouvernement, serait un handicap pour un chef d'État qui se condamnerait alors à être fort mal conseillé ; or, si notre président n'avait pas conscience de l'incurie de ses ministres, pourquoi ferait-il appel à des sociétés de conseil pour régler les questions capitales du pays, comme la gestion de la crise sanitaire ou le problème des retraites ? Il serait assuré, autrement, de pouvoir accorder toute sa confiance, au lieu de groupes privés extérieurs comme McKinsey, à des collaborateurs compétents et proches qu'il aurait désignés.
Une fois ce premier point d'image et de communication politique expliqué, il faut entendre à présent la réciproque, c'est-à-dire l'opportunité qu'il y a en général à critiquer toute opposition pour son excès d'engagement et notamment de compétence : savoir et prétendre savoir, c'est paraître le diable ; par conséquent, c'est une astuce d'indiquer chez son adversaire combien il est certain des faits et refuse d'en démordre ; on est supposé révéler là une faille d'esprit démocratique chez celui qu'on travestit en une sorte de despote obstiné. Si l'on y regarde bien, on voit que nos « extrémistes » de gauche ou de droite, sans être ni véhéments ni putschistes, sont surtout des personnes convaincues au point qu'on les prend, ou qu'on les fait passer, pour des dangers, alors qu'ils sont seulement des certitudes : c'est l'originalité et la force de la conviction qui effraient, mais sa teneur, pacifiste ou brutale, importe peu (on n'a jamais entendu M. Mélenchon dire qu'il fallait abattre les patrons ou les actionnaires ni Mme Le Pen prétendre que les Noirs français seraient déchus de leur nationalité ou de leurs droits). Mais ce sont des êtres qui estiment détenir une vérité, et cette vérité n'est pas celle de ceux qui n'ont pas analysé la situation, ce n'est pas une vérité accessible, et voilà pourquoi on les craint. C'est justement pour cela qu'à notre époque de confort et de divertissement jamais un expert ne sera élu, car il importe premièrement pour être élu que, sans déchoir d'une mention « honorable », on n'aille pas se montrer supérieur, on n'aille pas se vanter de facultés « aristocratiques », on n'aille pas paraître savoir absolument dans une société qui confond l'absoluité des faits sus avec le pouvoir absolu : il faut être à peine mieux que « normal », pour paraphraser un de nos anciens présidents. Ainsi, partout où un candidat dérange, rien n'est plus utile que de pointer la spécialité de cet opposant en façon de discrédit : assurément M. Zemmour a-t-il des arguments « durs » sur l'immigration, il y est peut-être même spécialiste comme M. Jadot sur les centrales nucléaires, eh bien ! c'est exactement là-dessus qu'on l'interroge toujours et le stigmatise, en ce qu'il y tient un discours certain et de recul, et l'on balaie avec mépris l'ensemble des autres sujets dont il disserte, façon d'insister décidément sur sa « prétention », au point de faire admettre qu'il n'a sur ces autres thèmes rien à dire ni rien dit. Pour donner un exemple : si l'on voulait que le peuple consentît à des propositions sur l'Éducation nationale, la seule personne qui ne devrait pas prendre la parole, c'est précisément un professeur de bon recul et de haute compétence, parce que ses constats et ses préconisations ne prendraient point la direction que le peuple, qui n'y connaît rien, suppose qu'il y faudrait, en sorte que ce spécialiste lui semblerait un « extrémiste ». Pour abaisser la popularité de quelqu'un, on prendra donc soin d'insister sur sa compétence, et l'on attaquera ses conclusions sur le fondement qu'elles ne ressemblent en rien à ceux qui n'en savent rien ; en somme, chaque fois qu'on veut nuire à un rival au regard de l'opinion, on prend un sujet spécifique sur lequel il s'est prononcé, et on clame alors : « Vraiment, si les gens étaient de votre avis, ils y comprendraient au moins quelque chose ! » C'est pourquoi MM. Véran et Castex ont tenu des discours si puérils et simplificateurs à la nation, à grands renforts de « gestes barrières » (pour « mesures prophylactiques ») et de « les papys et les mamies », comme ne le ferait point, évidemment, un spécialiste ou un expert de ces questions sérieuses et pointues. Pour le dire encore autrement, une vertu politique, pour être populaire, c'est de ne jamais présenter au peuple que ce qu'il est en mesure d'assimiler, en savoirs comme en innovations ; il faut en tout sujet une tiédeur lénifiante, compassée, cosmopolite et complaisante, où se signale celui qui ne sait que généralités ou platitudes : à l'inverse, la compromission est l'indice de celui qu'on plébiscite, de celui qui, semble-t-il, jamais ne proposera aucun risque, aucun danger, ni d'ailleurs aucun triomphe sitôt qu'il sera au pouvoir parce qu'à défaut de savoir une chose, il se contente de consulter et de tirer le milieu de tout ce qu'on lui soumet. Un homme modeste est surtout quelqu'un qui ne sait rien ou qui feint de ne rien savoir : il a des similitudes avec n'importe quel homme moyen qui le juge aussitôt son prochain et lui voue une forme de reconnaissance à ne pas vouloir le surpasser. Si je veux attirer sur toi l'opprobre, il est inutile dorénavant que je te cherche des « dossiers » ou des « casseroles », car leur abondance sur chacun est telle qu'ils peuvent même conférer une sorte de normalité bienveillante à ceux qui en sont poursuivis, mais il suffit que je prouve que tu es compétent, c'est-à-dire que tu es difficilement entendable des sots, aussitôt à cause de cela tu passeras pour un dangereux sectateur, on te désavouera pour la hauteur dédaigneuse à laquelle on t'associera, et le fait même de ne pas rendre immédiatement tes idées disponibles à des foules sera porté à ton préjudice. Aujourd'hui, le « méchant », ce n'est plus celui qui est malintentionné – personne ne croit plus à ces balivernes –, mais c'est seulement celui qui en sait plus que vous.
D'ailleurs, pour approfondir ma réflexion, ce n'est pas seulement par crainte du changement ou par humiliation personnelle que le Français rechigne à des élus supérieurs ; ce n'est pas tant qu'il désire qu'un imbécile le représente exactement, ni qu'il ait beaucoup à perdre à ce que sa situation soit altérée, mais il vit depuis longtemps en un confort moral et dulcifiant, en un bain de moiteur tiède dénué de conséquences et d'enjeux, dépourvu d'effort et de distance critique, dont il est tant imprégné que toute apparence de conflit le paralyse et lui évoque un régime de violence c'est-à-dire peu ou prou une dictature. Un homme compétent a toujours pour propriété de proposer un changement qui, dans une société très défaillante, paraît particulièrement opposé à la pratique courante, ce qui produit une sensation de combat contre laquelle lutte l'esprit accoutumé aux douceurs et aux conciliations, avec une sensation d'insatisfaction elle-même insatisfaisante à celui qui ne souhaite que vérifier ses loisirs : le premier réflexe d'un être pusillanime en pareil cas est toujours de prétendre que la situation n'est pas si mauvaise pour se méfier de ces « réactions disproportionnées », et le vrai réformateur lui semble bientôt un iconoclaste forcené et un risque-tout contre lequel il faut « résister », parce qu'il lance des réformes qui donnent l'impression d'assauts et donc de guerres. Plus généralement, tout ce qui induit une position de conflictualité est assez systématiquement évité par le Contemporain, sauf sur des sujets dérisoires, parce qu'il est tant stylé aux profits d'un bonheur qu'il n'a pas gagné qu'il assimile la combativité au caractère foncier de la tyrannie : vouloir « se battre » politiquement, c'est déjà pour lui viser et organiser un coup d'État. Voici pourquoi il a préféré se soumettre à ce qu'on lui a ordonné s'agissant des mesures-Covid, même en l'absence de preuves et sans qu'il fût convaincu : il n'osait simplement pas aller contre, parce que c'était prendre le parti d'un engagement dont il a perdu l'habitude, qu'il est venu à confondre avec la douleur et le mal, et dont il est devenu incapable faute d'usage. Un ordre brutal et insolent qu'il reçoit peut au mieux le plonger dans la perplexité, au pire le résoudre en prétextes, mais délibérer, tout particulièrement en cherchant à s'opposer, lui paraît une attitude de discorde antidémocratique, celle qui consiste, au fond, à vouloir devenir compétent par soi-même, à avoir cet orgueil-là de ne pas obéir et de se disposer au refus, de se mettre en faculté supérieure de discuter et de contester l'injonction ; ce lui semble se placer au-dessus des autres et, en quelque tacite sorte, au-dessus même de la loi : en cette acception, certes, rien n'est plus typiquement totalitaire que le désaccord ! C'est bien ainsi qu'à force de passivité et de conservatisme du confort, l'idée de totalitarisme est passée dans la seule « impression d'un conflit » contenant les termes d'un savoir et d'une lutte : l'objection est insolence, vous êtes « belliqueux », vous « n'acceptez pas » ce qu'on vous dit, vous ne « respectez pas », la preuve est que vous cherchez vos propres sources, vous mettant de vous-même en marge de la société (démocratique) – vous êtes décidément « anarchiste » ou « complotiste » parce que vous êtes contradictoire et ne pouvez retenir votre « biais de réactance » ! Or, comme vos solutions ne s'intègrent pas au cadre des pensées banales et communément admises, il va de soi que le modèle alternatif que vous soutenez ne peut qu'être d'une nature intrinsèquement despotique ! Mais surtout, sans aller jusqu'à présumer de vos motifs, ce que le Contemporain perçoit le plus et qui répugne à sa quiétude c'est que d'emblée vous êtes entaché de « négativité » : il serait même intéressant de pouvoir vérifier si le parti des non-vaccinés ne doit pas sa minorité au seul fait qu'il n'existe pas de termes positifs pour le désigner : il faut être « antivax », on n'a pas réellement trouvé d'expression pour signifier « vax free » ; or, cela fait furieusement rétrograde de se qualifier en opposant, cela vous rend aigre, le Contemporain préfère « adhérer » que « résister », ce paraît plus optimiste à sa morale réductrice des « hommes de bonne volonté », volonté coulante et favorable. De façon générale, celui qui est contre, à moins qu'il ne soit contre quelque « iste » (on aurait dû dire, pour sembler meilleur, au lieu de « je suis non-vax » : « je ne suis pas vaxiniste »), semble mécontent et pinailleur, il donne à tous le sentiment désagréable qu'il faudrait rechercher des détails dans toute position qu'on tient, se justifier toujours individuellement, ce qui traduit chez cet indésirable un cruel manque de solidarité, une manière de reproche, un défaut d'empathie, une asociabilité chronique : c'est un individualiste qui refuse d'être du côté de la majorité, de l'humanité donc, et qui se dissocie, encore ; et l'humanité est bonne, puisqu'on est soi-même de son côté, évidemment ! C'est d'ailleurs en ceci que les sondages ont pris une influence considérable : l'électeur veut premièrement s'assurer qu'il appartient bien à la communauté des « hommes normaux » dont des statistiques lui indiquent les tendances, il ne veut pas se singulariser, s'écarter du lot commun, devenir intempestif et avoir l'air intrus, il repère particulièrement les candidats au taux très bas et il s'insère dans cette observation par similitude, au point que certainement si Mme Hidalgo n'avait pas été indiquée par les sondages pour la faible adhésion qu'elle suscite, ses électeurs ne lui auraient pas accusé une telle désaffection, parce qu'ils l'auraient admise une candidate « possible », une candidate qui dirige des suffrages français, une candidate placée du côté de ceux « pour qui l'on vote ».
Or, après cette démonstration, pensez-vous qu'on votera-t-on majoritairement pour ou contre M. Macron, c'est-à-dire pour ou contre ce qui a eu lieu, pour ou contre une espèce de suite logique, de continuité, et au surplus actuellement plutôt bien « quotée » ?
Selon ma conception immédiate du sentiment de valorisation personnelle, toute éthique se représente plutôt comme un instinct, le Vrai et le Juste s'appréhendent, ils se sentent, ils se tirent d'une molle intuition de ce qui s'accepte sans difficulté ni résistance, le bien est ce qui ne passe aucune borne et s'inscrit dans le cadre « raisonnable » de ce qui est aimable et bienséant, positif, constructif, enthousiaste, le bien se reconnaît en ce qu'il donne le sentiment de se faire du bien et d'être bon, de ne nuire surtout à personne ; or, quelqu'un qui examine et vitupère a quelque chose de méchant, c'est un intellectuel grincheux qui ratiocine, il faut plutôt, avec légèreté et dans le sens d'un « progrès » qui cherche à ne rien annuler, sourire aux propositions, en quoi même celui qui impose des lois mauvaises suscite à présent plus de sympathie que celui qui y résiste avec justice. La valeur du bien chez le Contemporain s'établit sur le fondement épidermique d'une psychopathologie d'humeur fringante et d'impression de positivité : ne pas dire non, aller avec confiance dans l'acceptation, ne pas craindre de recevoir et de s'abandonner... autant de « vertus » modernes passées en dogmes et en instincts... Pour ou contre M. Macron ?
Un autre facteur de pusillanimité politique, corrélatif à celui-ci, se situe, à mon avis, dans la faible fréquence des scrutins français : je ne veux pas réfuter qu'une petite fraction des électeurs, au contraire, en profite pour exagérer ses opinions et insérer dans l'urne un suffrage de révolte pour faire entendre, hyperboliquement comme une fois pour toutes, sa patience outragée, cependant la médiocre réussite perpétuelle à cette action les incitera plutôt, à la longue, à ne pas voter plutôt qu'à prendre le risque de se sentir systématiquement vaincus. Pour les autres, c'est, selon moi, le peu de sollicitations démocratiques qu'on leur fait qui les incite davantage à « se surveiller », comprenez que leur estime d'eux-mêmes exige qu'ils tiennent alors une position « neutre » ou « modérée », et que, lorsqu'ils se rendent aux urnes, c'est avec l'inquiétude de l'enfant qui doit élire son délégué de classe et qui ressent dans cet acte une dignité qui le pousserait même à ne pas exprimer ce qu'il pense. Ou encore, c'est comme en une assemblée rare et extraordinaire où le délégué présent ne dit pas combien il se trouve inutile et se contente de tenir un rôle « sage » et « républicain », rôle qui finirait par l'exaspérer s'il devait siéger ainsi souvent. Il y a infiniment de sobriété lâche dans les scrutins peu fréquents en ce que l'électeur s'observe comme un être qui doit jouer sur scène un rôle inaccoutumé et hors nature – comme au théâtre où la première est généralement très « réglée », tandis que les improvisations des comédiens ne commencent qu'avec l'habitude et une certaine détente. À ce rythme tant espacé, jamais les Français n'ont l'audace de prendre un peu d'indépendance individuelle et d'oser un avis tranché qui s'écarte de la « norme morale », comme cela arrive plus facilement quand on a une multitude d'occasions d'indiquer son point de vue : c'est exactement ce qu'on voit chaque fois qu'un journaliste interroge en micro-trottoir et au débotté quelque passant qui n'a pas l'habitude qu'on sollicite ses avis, celui-ci répond toujours précisément ce qu'il est supposé dire, ce qui lui donne, extérieurement et intimement, une image de « responsabilité » qui le conforte dans la pensée d'être un « bon citoyen », et c'est seulement après qu'il se figure qu'il aurait peut-être mieux fait de tenir un langage plus hardi et impertinent, ce à quoi il ne songe que le temps prochain où il faut vite l'interroger de nouveau pour obtenir de lui une variation originale, faute de quoi il reviendra à l'oubli routinier de ses volontés et se coulera dans la mollesse du divertissement. À de si longs intervalles, le Contemporain ne fait que prendre la pose pour que l'homogène imprégnation morale qui le baigne et l'approuve, pour que tout le mièvre fatras d'éducation civique qui le guide en innocence, pour que le réflexe très inconscient et irréfléchi de « vertu » typique et stéréotypée, rejaillisse comme un fond noble de dignité humaine, mais c'est au juste un « fond » sans fondement, une pente ou une tendance qui, uniquement, suit des critères ostensibles et superficiels pour se croire « gentil », puisqu'on a l'obligeance de lui demander enfin quelque chose, ce qui implique bien alors quelque gratitude policée ; en revanche, tout homme qu'on met dans la situation répétée de choisir sa « gentillesse » tôt ou tard s'aperçoit qu'il s'est trompé et qu'on a abusé de sa bonté, qu'on l'a d'abord rendu passif et bonasse, en quoi on peut reconnaître que, pour qu'une démocratie soit le résultat et le vœu d'individus libres et éclairés, il est nécessaire de le contraindre à prendre souvent parti et à délibérer, car une réaction de simple « pose citoyenne » ne consiste pas en un véritable vote au sens d'une véritable volonté (ni même, j'y reviens, si c'est une somme de sondages qui le guident, où il faut interdire les sondages en temps de vote). Et inversement : plus un scrutin est rare, plus, au bon psychopathologue du Contemporain, son résultat sera prévisible et douceâtre, impropre à représenter les aspirations motivées et profondes du peuple.
Il faut bien comprendre cela, c'est essentiel : le principe du vote contemporain ne se situe pas majoritairement dans la réflexion, mais dans la sensation ; il s'agit d'appliquer sa pensée en faveur d'une idée, au sens large « d'impression », qui suscite confort et bonne conscience ; il faut surtout se trouver bien avec soi-même, sans passer par les ressources de l'intellect qui complique une situation et matérialise un débat, qui constitue une difficulté et une peine, et c'est-à-dire par exemple qu'avant même qu'un dilemme se pose, ce dilemme est évacué dès son abord par une image du candidat qu'on s'est fixée sans consulter ses propositions ou analyser sa psychologie ; toute question se résume par : que me dit mon instinct (puisqu'il est beaucoup plus dispendieux de consulter son esprit) ? Pour voter, le Contemporain ne lit même plus les programmes, il ne prend pas le temps de rien comparer, il ne fait que mesurer le goût immédiat et inétayé que suscite en lui une figure, en quoi il n'est nécessaire que d'instaurer en lui une connotation et de réaliser les associations positives, avec des postures et du lexique appropriés. Si au surplus on veille à ce que la sympathie qu'on veut établir ne s'accompagne d'aucun soupçon de compétence susceptible d'effrayer l'électeur médiocre qui constitue la majorité des foules, et si l'on se retient de lui apporter le vertige inquiétant de changements profonds, il sera mieux content, on le rassurera comme il faut pour susciter son suffrage, parce qu'il se sentira à l'abri de toute révolution qui, autrefois et encore naguère, formait le motif de n'importe quel engagement politique réformateur. Et voilà pourquoi M. Macron risque de l'emporter : il est connu, il n'a rien fait, il ne présente guère de danger, on sait de quoi il retourne, il se trompe avec beaucoup de proverbes et d'intentions bêtes qui au moins ne paraissent pas radicales, on ne lui trouve nulle qualité d'homme historique en quoi justement il crée l'adhésion de la normalité... ou alors une qualité, peut-être la plus grande, je veux dire la plus nécessaire pour une réélection pour tout ce qu'elle induit de sentiment de ressemblance et de cohésion avec le Français moyen et majoritaire, je veux parler, en complément de sa mièvrerie faraude (qu'on retienne cet oxymore comme l'un des plus propres à qualifier le Français d'aujourd'hui), de l'expression patente de sa presque totale innocuité : c'est un homme, on le sait, si bénin qu'il ne fera vraiment rien, rien à quoi un citoyen ne saurait s'attendre, c'est-à-dire qui ne fera heureusement rien de mal – quel soulagement ! –, et auquel on peut supposer, ne serait-ce que par chance dans le lot, qu'un jour il fera par accident ou par volonté quelque chose de bien.
Cette étude est consternante, je sais bien ; elle est pourtant exacte : il ne s'y rencontre pas le commencement d'une erreur. Pour autant, malgré cela, il reste encore un moyen de se consoler du vote à venir : ou les Français éliront une intelligence audacieuse – et il en est bien plusieurs qui se présentent –, auquel cas je suivrai avec enthousiasme les évolutions d'un certain changement possible, ou ils se contenteront de choisir, comme je le suppose, un être suave et inutile de nature à les conforter dans l'anodin, et, en cette circonstance, j'aurais encore plaisir à constater la façon dont ce mandat débile est capable de produire de l'absurdité et de la souffrance. En somme, quoi qu'il arrive, c'est toujours une satisfaction pour un philosophe de vérifier qu'un homme, ou bien qu'un peuple, obtient exactement ce qu'il mérite.
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