Pourquoi les politiciens ont peur des savants

On ne peut pas se représenter la peur immense, essentielle, viscérale, que les politiciens éprouvent à l'égard des savants, que les savants inspirent à nos politiciens – les vrais savants s'il en reste (qu'on revoie à ce propos les images si éloquentes de M. Véran mis en présence de M. Raoult dans l'hôpital de Marseille si l'on veut circonvenir et ressentir cette foncière terreur), tant qu'on n'a pas compris en quoi consiste une formation ou un concours permettant d'accéder aux plus hautes fonctions politiques. J'écoutais il y a peu la conversation de deux jeunes anciens de Sciences Politiques qui s'accordaient sur ce constat : quand ils avaient passé une première fois tel concours de Droit, ils avaient été surpris d'être recalés avec des résultats piteux alors qu'ils savaient maîtriser complètement le sujet ; or, c'est seulement l'année suivante après avoir bénéficié d'un enseignement complémentaire dans le privé qu'ils avaient pu comprendre leur « faille » au point d'obtenir ensuite d'excellentes notes : c'est, expliquèrent-ils, que ce concours ne réclamait pas principalement de savoir mais de savoir présenter avantageusement, et ils disaient cela sans aucune critique ni détachement, avec même l'air d'avoir acquis une évidence et peut-être une sorte de supériorité grâce à cet enseignement qu'ils admettaient nécessaire sans jamais le remettre en cause – c'est d'ailleurs à peu près ce qu'on demande en école d'ingénieur où la difficulté principale est d'entrer : après cela (ce n'est quand même pas une mince formalité compte tenu de l'immense quantité d'absurdes et inutiles contenus qu'il faut ingurgiter), tout ou presque de ce qu'on y fait n'est qu'apprentissage d'un décorum, simulacre d'intelligence, acquisition de formes typiques destinées uniquement à donner le change en toutes occasions sociales et professionnelles. Ces anciens étudiants indiquaient que jusqu'alors ils avaient été incapables de présenter une dissertation comportant une introduction en quatre parties distinctes et suivant telle rhétorique arbitraire et de référence, puis une argumentation fondée en tant de sous-parties induisant telles étapes orthonormées, etc. et, ressortis grâce à cela triomphants de leur formation – l'un est à présent juge ou procureur, j'ignore pour l'autre –, ils avaient l'air en effet, à ce point de leur curriculum vitae, tout persuadés que le secret d'un grand esprit réside dans le fait, entre autres conventions de cet ordre, de respecter scrupuleusement le nombre et la quotité des parties d'un argumentaire selon telle méthode exclusive apprise par cœur et faite pour impressionner en société. Or, je puis dire sans vanité que j'ai acquis beaucoup plus qu'eux l'usage spontané, empirique, authentique et pratique, de l'article de réflexion, et je m'y livre, moi, non à dessein d'obtenir de bons résultats notés mais dans l'objectif de découvrir des inférences neuves à partir de certaines intuitions, comme maints penseurs avant moi, selon une progression toujours variable et sans autre souci formel que de mener à terme une pensée approfondie et nouvelle ; eh bien ! je doute qu'avec mon désir fixé au progrès des idées, je réussirais aux exercices formatés qu'on propose à ces concours, ainsi que Montaigne, Rousseau, Nietzsche et beaucoup d'autres intelligences qui ont servi d'exemple à notre culture et à nos sciences et qui, sans doute, estimeraient ces jurés de fieffés imbéciles traditionnels et obtus pour qui tout l'apport personnel qu'on fait au monde est de moindre importance que la déférente conformité à des procédés éprouvés. Et ces deux étudiants continuaient à témoigner, sans croire compromettre leur précédent lieu de prestige, racontant aussi qu'à Sciences Po on apprenait au moyen de fiches standardisées la culture générale et qu'on imposait aux étudiants de donner tout particulièrement l'impression de connaître ce qu'ils ne savaient point ou savaient seulement en superficie grâce à des tournures captieuses, entre autres choses – et certes, à leurs manières involontairement arrogantes et superficiellement structurées à l'oral, grâce à ce point commun qui leur conférait manifestement, constat un peu étrange et troublant, une forte ressemblance de présentation relevant de codes proprement recopiés et non d'une quelconque singularité (j'ai remarqué notamment qu'ils faisaient un usage excessif de connecteurs logiques et de questions oratoires, que c'était pour eux un moyen automatisé de gagner du temps en attendant de trouver la « bonne réponse » qui se définit à peu près chez eux par : la réponse fluide et qui « brille »), ces jeunes gens rendaient les atours d'une maturité de façade et se croyaient appartenir, à leur façon pourtant dynamique et non dénuée de sympathie, à une humanité d'excellence, à une promesse d'avenir : sans distance, ils étaient évidemment contents et flattés d'avoir eu part à ce « système d'élite » ne consistant qu'en un processus d'acquisition accélérée du paraître, c'est-à-dire sans nécessité ni reconnaissance du moindre génie. Or, ce qu'il faut comprendre, c'est qu'un politicien le plus souvent est la créature d'un tel système éducatif qui considère que, par souci d'égalité (la démocratie, suivant une conception de plus en plus acceptée, consiste à ne pas discriminer sur le fond du talent qui est un attribut injuste et fort mal réparti), l'élite doit se mesurer à une somme rigoureusement ingérée de structures intellectuelles d'apparat après un gavage de notions disparates uniquement sélectif pour les concours – c'est cette seule faculté d'apprentissage par cœur qui constituera le mérite, parce qu'on admet que, chacun disposant d'une mémoire, tout le monde est capable, à force de travail, d'atteindre à de tels résultats. Ces enseignements ont durablement installé en eux cet esprit faux de simulation pour ne pas dire de dissimulation, de sorte que la teneur même de leur pensée est bâtie de la conscience intime que leur normalité (même accompagnée d'une mémoire entraînée et performante) n'est rehaussée que de faux-semblants qu'il faut entretenir pour masquer leur manque de grandeur véritable, du moins leur incertitude à y pouvoir prétendre ; c'est ainsi que la majorité de nos ministres, secrétaires d'État et conseillers gouvernementaux ne représentent que cette sorte de carabins à peine muris formés à cette assez dérisoire école de communication (parce que ceux qui ont obtenu ces concours en sont devenus les jurés, c'est un moyen sûr de perpétuer une identique tournure mentale. Même, jamais un être de quelque génie ne pourrait aisément s'abaisser à répéter si vainement tant de vanités réglées et poseuses devant des juges, c'est pourquoi la fierté naturelle qu'éprouve tout innovateur véritable l'empêcherait non seulement d'accéder mais de tenter d'accéder à de telles places – j'ai moi-même parfois renoncé à apprendre des cours quand ils ne consistaient qu'en des sommes inutilisables, m'en sentant non découragé car je disposais d'une mémoire normale, mais réduit à l'état d'insignifiance et ainsi intrinsèquement humilié.). Autrement dit, nos hommes d'État ne sont pour l'essentiel que des machines à retenir des données et des formules, et si leur mémoire fut autrefois sollicitée, dont logiquement ils ne peuvent avoir perdu la plupart, leurs compétences ultérieures sont à feindre des compréhensions qu'ils ne possèdent point, à simuler comme ils l'ont appris une fois, une certaine aisance. Mais faites-en l'expérience si vous le pouvez à quelque occasion comme un mariage ou lors d'un repas de famille, allez parler à l'un de ces ingénieurs ou énarques, et voyez si vous le trouvez efficace à produire des idées originales et des raisonnements neufs : le peu d'ingénieurs que je connais, par exemple, lisent presque exclusivement les ouvrages primés – le Goncourt tout le premier – pour ne pas faillir à savoir de quoi il s'agit quand ils doivent converser publiquement de littérature (beaucoup de leurs sélections ainsi ne sont pas des préférences personnelles mais l'équivalente poursuite des fiches qu'ils composaient étant jeunes) ; et – je ne veux pas médire – si j'ai l'assurance qu'ils sauraient mieux qu'aucun autre, après s'être bien documentés, rendre un discours ordonné et instructif sur à peu près n'importe quel sujet, ils demeurent, s'agissant d'improviser et d'enchaîner des concepts inférés d'eux-mêmes, d'une pesanteur tout ordinaire, d'une incompétence commune, quoique plus que quiconque astucieusement cachée sous des dehors acquis de formules et de diversions : la réflexion profonde et personnelle reste le drame et le complexe de ces gens-là. Je ne veux pourtant pas les blâmer : si leur confrontation avec une identité, avec un être de réflexion, avec une autonomie pensante, leur est à ce point une angoisse, c'est que la France est depuis longtemps incapable et insoucieuse de sélectionner ses élites sur la base de critères de vraies réflexion et profondeur, de sorte que lorsque l'un d'eux doit entrer en discussion publique et surtout en controverse avec un savant qu'il soit scientifique ou philosophe, il sait d'emblée la partie perdue, tremble de son désavantage, et augure qu'il ne suffira pas de prononcer assez péremptoirement des faussetés et des convictions banales bien tournées quand il sera confronté à un esprit impartial et désintéressé, apte aux références et à la démonstration, et susceptible ainsi de le contrecarrer voire de le ridiculiser ; il redoute ce qu'il ne peut prévoir, il craint ce ridicule en cette réfutation qu'il a appris en son école à identifier à l'humiliation et à la défaite au lieu d'une « édification » ou d'une « correction », et son cerveau n'est pas du tout agile à concevoir des arguments qui dépassent l'acquisition de synthèses, ses habitudes d'image et de superficie, ni à rétorquer à des êtres spirituels, avisés et ductiles, qui ne se font aucun devoir d'user d'un langage de convention au-delà duquel il ne sait aventurer des effets qu'à grands risques (comme on le voit chaque fois qu'un politicien se sent forcé de sortir de sa méthode habituelle : c'est souvent qu'il prononce des énormités) – il est intéressant de constater comme certains d'entre eux admirent savants et intellectuels à condition qu'ils n'aient pas ensemble à débattre devant audience. C'est pourquoi on voit communément des Zemmour (quoi qu'on pense de lui et de ses idées), souvent respectés des politiciens qu'ils contredisent, écraser si manifestement tous leurs interlocuteurs politiques... et c'est encore heureux que ces démonstrations vérifient qu'une intelligence vive et avisée vaut encore mieux qu'une mémoire méthodiquement et laborieusement remplie, comme autant de stylos agiles courant sur des listes préimprimées qu'ils surmontent. Ceci dit, je l'espère, afin qu'on comprenne l'appréhension terrible, pour tant de gens de l'image, à affronter des individus de l'authenticité : même leurs codes diffèrent, et l'on constate presque toujours qu'ils ne parlent pas de la même manière, que leurs repères sont diamétralement opposés, que la structure de leurs pensées sont tout contraires, qu'un politicien appuie la majorité de son propos sur de persuasifs éléments de langage tandis qu'un savant structure sa réflexion sur une progression logique qu'on appelle une démonstration – démonstration dont l'irréfutabilité n'est pas fondée sur des apparences (car le savant se moque d'avoir tort ; c'est même souvent qu'il a tort au cours de ses recherches et qu'il en profite pour s'améliorer). C'est bien ce qui embarrasse le politicien qui, sur des faits et des enchaînements incontestables, sur toute irréfragable cohérence parlant à la raison d'un vaste auditoire, peut se savoir manifestement défait (ce dont il est conscient sans l'avouer, car on lui apprend dès l'école à repérer des faiblesses rhétoriques à dessein d'y trouver des parades oratoires et artificielles). Ils sont comme des personnes qui, sachant appuyer avec opportunité sur certains interrupteurs de différentes ampoules, s'aperçoivent que c'est à la lumière même, dont ils ignorent l'origine et les ressorts, qu'ils s'adressent et se confrontent ; ils tolèrent de rivaliser avec des « cliqueurs » qui leur ressemblent (qui ont toujours, l'avez-vous remarqué ? la loyauté et la prudence de n'aller jamais se défier sur des questions trop précises et créatives dont ils sont eux-mêmes incapables, façon de respect de classe et de cour, d'entre-soi et de courtoisie, d'appartenance à un même ordre de pensée circonscrite, et façon d'éviter l'exacte repartie qu'ils redoutent sur des domaines propres à les confondre), mais l'éclat franc les offusque, les remise à l'humilité ostensible de leur ombre : c'est qu'ils arborent des couleurs empruntées à des astres qu'ils reconnaissent souvent et auxquels ils ne peuvent point prétendre – pauvres d'eux-mêmes car ils ne l'ignorent pas non plus !

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