Pourquoi le Contemporain ment si facilement au travail

 Je ne crois pas le Contemporain assez dupe pour ne pas sentir qu'à son travail il ne fait pas grand-chose, du moins qu'il ne rend pas grand effort, qu'il manque de défi depuis que ses supérieurs n'osent plus guère exiger de lui par crainte des représailles morales et syndicales, et il sait que la routine en quoi consiste l'essentiel des actes de son métier est tout ce qui l'anime professionnellement. Or, dans certaines circonstances, son administration lui réclame des gestes inutiles ou des rapports orientés, et l'on s'aperçoit curieusement qu'alors il ne rechigne guère à les produire, et notamment à induire des actes tendancieux ou de fausses informations parce qu'on les lui exige ou suggère. Si une hiérarchie publique veut obtenir, par exemple, un compte rendu sur ce que fait un fonctionnaire en matière de promotion de l'égalité ou de bien-être au travail, ce dernier inventera généralement une liste verbeuse de dispositifs largement fictifs à dessein de satisfaire ses employeurs, et l'on parvient aux mêmes résultats en exigeant une liste de malades ou de vaccinés en y adjoignant des consignes partisanes complémentaires. J'aurais maints exemples à fournir sur le sujet, mais, étant strictement soumis au devoir de discrétion, je m'abstiendrais de les communiquer.

Cette paperasse ou ce simulacre – car il s'agit surtout de cela – constitue une importunité à laquelle le Contemporain, étonnamment, s'adonne tout de même assez volontiers, et d'autant plus étonnamment que ces injonctions sont toujours inutiles et encombrantes, ce qui se voit, ne serait-ce que par leur répétition et par le fait que leur exécution n'apporte jamais de changement positif, ce qui finit tôt ou tard par confirmer manifestement sa vanité. C'est ainsi que quantité d'ambulanciers ou de médecins indiquent que leurs patients sont morts de Covid, alors que c'est manifestement faux et qu'ils ne peuvent raisonnablement en douter : ils font bêtement ce qu'on leur demande, et cela touche tous les milieux et toutes les professions. Ils ne sont pourtant pas convaincus, je pense, de la nécessité de fabriquer des faux, mais ils le font pourtant avec assez de patience et de bonne volonté. J'y trouve deux raisons qui, je crois, sont symptomatiques de la mentalité de notre époque, ce pourquoi je les expose ici :

La première, c'est le désintérêt général du Contemporain pour ce qu'il fait, son manque de conviction et d'éthique au quotidien, à vrai dire l'absence presque totale du sentiment de son rôle ordinaire, mêlés peut-être à une certaine crainte de sa hiérarchie, à la fois parce qu'il ne saurait pas lui répliquer s'il devait entrer avec elle en conflit, mais aussi parce que l'exercice du devoir ne s'accompagne généralement d'aucune hauteur ni d'aucune volonté irréprochables, ce qui l'incite à se plier exactement à tous les ordres, même absurdes, qu'on lui impose. Alors, il fait, en somme, un travail alimentaire, et il ne lui viendrait pas à l'esprit de désobéir à celui qui le nourrit – c'est un principe qu'on entend répété souvent sous différentes formes et qui permet de se débarrasser de toutes réflexion et responsabilité : ne pas « cracher dans la soupe », « aimer la fonction ou la quitter », « fonctionnaire, j'obéis ». Même, par paresse, il se fie à cette volonté hiérarchique, ce qui englobe le cerveau et la main et la bouche ; il préfère supposer sans examen que l'ordre, inepte en apparence, tend quand même à un bien global qu'il ne peut soupçonner, qu'il ne souhaite pas même se figurer puisque ce n'est pas sa mission de savoir à quoi cela peut servir : c'est de là que naît le mythe selon lequel les professionnels de notre société sont de bons professionnels, par répugnance à s'imaginer qu'ils pourraient ne pas l'être et donc à soupçonner que le monde entier pourrait leur ressembler. Néanmoins cette raison, il me faut en convenir, n'explique pas encore la sorte de zèle qu'applique le Français normal à toutes ces dérangeantes sommations.

C'est pourquoi j'y trouve une raison supplémentaire dans l'idée « d'énergie de réserve » consécutive à cette ennuyeuse routine où le Contemporain est comme englué : puisqu'il ne fait pas grand-chose, qu'on n'exige de lui à peu près rien (qu'on voie d'ailleurs comme un collègue efficace, quoique rare, lui paraît nuisible quand ils ont affaire ensemble ! Comme il lui en veut de sa rivalité et de ce qu'il le force à accomplir pour ne pas paraître ridicule en comparaison !), le peu qu'on lui demande réveille en lui quelquefois une volonté d'ardeur, un élan de travail, une contention vers un but, le stimule et galvanise, énergie d'autant plus forte qu'il sait qu'elle ne sera que provisoire et qu'elle répond à un processus fort simple, comme d'effectuer quelque action symbolique ou de chercher des tournures de phrase donnant l'illusion d'une réalisation. Il se trouve soudain, quoique ponctuellement, le désir de bien faire, d'agir à fond, de s'activer avec vivacité en une forme quoiqu'atténuée d'initiative, fût-ce pour des objectifs dérisoires et minuscules ; et le voilà tout prêt à fabriquer de toutes pièces quantité de réalités, de travestir ses actions et ses écrits, de se représenter qu'une œuvre infime peut, à sa modeste échelle, s'avérer méritoire, après tant de ces automatismes crétins, puisqu'il l'exécute pour une fois avec toute sa conscience, c'est-à-dire en dressant une variété de mouvements superfétatoires et de rapports mensongers – il est vrai qu'il n'a pas l'ombre d'un repère philosophique de ce à quoi peut servir l'expression d'une utilité, d'une objectivité ou d'une vérité. Toute situation prise et dépeinte sous un certain angle spécieux semble valoriser ses facultés et sa personne, en particulier quand il se livre à une contrainte exceptionnelle ; il aspire alors à être complimenté pour des actions dérisoires mais qui lui semblent un investissement considérable, exceptionnel, traduisible en termes de fidélité ; il s'épanouit dans une variété d'insignifiance parce qu'il se sent enfin mis au travail et se figure qu'il est bon à cet ouvrage, qu'il peut bien réaliser une tâche extraordinaire à défaut de son travail banal ; or, cet état d'esprit provient uniquement de ce qu'en général il ignore dans quel domaine il pourrait être content de lui : ce mal de l'obéissance passive est donc bien, outre une conséquence de la vacuité intellectuelle, le grand mal du désœuvrement. Comme il ne se sait aucun lieu de compétence et qu'à vrai dire il ne fréquente aucun lieu de compétence, il l'invente, il le fabrique selon les critères de réussite très étrécis, intelligibles par lui, qu'on lui soumet verticalement, et alors il se montre docile, il ne se résigne pas seulement mais collabore de bien meilleur gré qu'on ne lui suppose, il prend plaisir, comme tous les enfants, à un faible travail auquel et parce qu'il sait qu'il peut y triompher sans beaucoup de peine, se croyant par exemple retrouver les heureuses dispositions mentales qu'il avait du temps où il était étudiant, mais c'est surtout parce que cet effort ne dure point, qu'il est devenu l'étudiant d'une semaine ou d'un mois, et, contrairement à quelque abusive légende française, il sombre alors dans la plus lamentable complaisance et fournit toute tâche imbécile qu'on lui réclame avec une sorte de fierté, de sentiment satisfait du travail bien fait, de la vétille dûment réalisée, respectée et parachevée. Faute de recul, il continue d'ignorer que tout ce à quoi il contribue de cette manière, qui est si erroné et partial, servira de fondement statistique à toutes les réformes calamiteuses qui pleuvront sur lui pour démontrer que : 1° personne chez lui n'a à se plaindre de son sort, et que 2° chacun doit logiquement se plier à davantage de contraintes idiotes. C'est un paradoxe étrange, dû à l'aveuglement continu où le contemporain existe : s'il se nuit par la généralisation de son acte, dans le temps circonscrit où il se nuit, il tire une sorte de profit du contentement de son action aveugle et du sentiment que cela lui donne d'être, quoique vainement, enfin utile à quelque chose, d'être une fois sollicité, « personnellement », pour être acteur, même l'acteur d'une contre-vérité ou d'une anti-action c'est-à-dire, en somme, d'un non-événement. 

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