Partition et séparation

Notre espèce se divise, c'est manifeste et irréfutable. Ce constat est seulement masqué et atténué par le fait que la discrète partie de l'humanité qui entre en sécession, celle qui semble irrésistiblement se distinguer, est largement minoritaire et n'a que rarement la pleine conscience de sa différence. Plutôt, elle ne veut pas se la reconnaître : ou parce qu'elle extrapole sa propre supériorité à la dimension générale et présume, suivant l'humaine méthode pragmatique et éthique de subsumation par laquelle on universalise ou l'on vulgarise à partir de soi, que les autres lui sont automatiquement semblables, ou pour des raisons « morales » parce qu'elle n'ose pas l'orgueil « inhumain » de s'avouer ce qu'elle est, c'est-à-dire une exception. Pourtant, elle existe : la majorité la voit comme une poignée de dédaigneux qui refusent de se mêler de leurs affaires et qui fuient « exprès » leur présence, qui manquent excessivement de légèreté et de solidarité, et cependant cette majorité, sous ce prétexte, doit s'avouer qu'elle ne consent guère non plus à la proximité de cette poignée qui, volontairement ou non, l'humilie. Ce sont deux catégories fort distinctes composées d'êtres dont les pensées sont antéposées et irréconciliables et dont les fonctionnements non seulement intellectuels mais cérébraux ont de moins en moins en commun, tendance qui donne une grande impression d'inéluctable. J'ai explicité ailleurs ces différences, elles sont surtout liées à l'usage du confort que permet notre contemporanéité : effort contre abrutissement, réflexion contre réflexe, solitude farouche contre précipitation à la grégarité, véritable examen de conscience contre vœu de bonne-conscience, bravoure de vérité contre crainte de soi-même, volonté d'une œuvre contre stupeur perpétuelle, individus intègres contre pièces de foules malléables ; ces dichotomies – et d'autres – caractérisent ces groupes dont l'un, très minoritaire, semble suivre un développement naturel dans la continuité d'une évolution « darwinienne » de l'espèce vers le perfectionnement et l'innovation, et dont l'autre, beaucoup plus nombreux, ne cesse d'infléchir une pente régressive des attributs humains vers le facile et le « moral », le rassurant et l'improductif, vers ce qu'il y a de moins pionnier et conquérant en l'homme depuis qu'il n'est plus radicalement obligé de se donner de la peine pour pouvoir exister et survivre.

Deux mondes – qu'il faudrait appeler « siècles » – se séparent : c'est pour l'observateur perspicace, le sociologue distancié, le penseur impartial, d'une extrême clarté, d'une évidence infaillible à tous ceux qui, comme moi, sont allés chercher des individus dans le faible nombre auquel ils se rattachent et ressemblent. Ces siècles ne s'entendent plus, se déplaisent fort quand ils se devinent, et le plus nombreux qui grouille est incapable de comprendre le meilleur qui trône à part dans un isolement prudent. Ils se flairent, s'observent, se dégoûtent en théorie autant qu'en pratique. Comme en loin ils se sentent, ils ne peuvent logiquement s'empêcher de se juger, et ils ont des critiques muettes pour se justifier et se défier. Cependant, ils se méprisent tant qu'ils s'ignorent, parce qu'ils se figurent, faute d'avoir réfléchi, qu'ils sont peut-être encore miscibles à quelque niveau, et ils tâchent sempiternellement à réaliser leur solubilité, mais leurs tentatives en ce sens sont au mieux de provisoires succès : il est vain de vouloir mélanger ces races – car c'est bien de races qu'il s'agit, il n'y a pas de mots plus justes, même si leur définition ne dépend point de la couleur de la peau. Notre espèce s'est nettement divisée, inéquitablement, et cette scission ne cesse de s'aggraver – n'importe quel ethnologue objectif le verrait d'office s'il en existait encore capables d'un examen profond. Qu'on ne regarde pas la minorité qui vit sans la majorité, qu'on ne lui porte ordinairement qu'une attention distraite et agacée, qu'on se la figure une universelle déviance parmi les hommes, ne signifie pas qu'elle n'existe pas ni qu'elle a toujours existé en cette teneur identique : race, cela convient parfaitement, c'est exact rigoureusement et presque en termes biologiques. Les Noirs d'Amérique, peu après l'esclavage, s'appelaient eux-mêmes quelquefois les Hommes invisibles, comme dans le titre d'un ouvrage fameux de Ralph Ellison, et ils se nommaient ainsi parce que, tout en étant incapables de vivre parmi les Blancs qui les détestaient et dont ils se méfiaient, les Blancs refusaient de les voir autour d'eux, raison pour laquelle ceux-ci prenaient des mesures pour les éloigner de leur mire jusqu'à se débarrasser de la conscience de leur réalité : tout en vivant, les Noirs, qui s'apercevaient de la relative sécurité que leur permettait l'invisibilité, n'existaient pas. Quant à nous, la seule chose qui nous épargne l'ostracisme ayant servi à l'oppression des Noirs, c'est que notre différence n'est pas manifeste, qu'on peut, pour ainsi dire, douter raisonnablement que nous soyons « Noirs », parce que tant que nous ne parlons pas, tant que nous n'exprimons pas hautement les facultés de notre esprit dissemblable, les autres ne peuvent entendre l'accent avec lequel nous les dérangeons, l'accent de notre façon de penser si différente, notre accent noir – où un Noir est avant tout une culture. Et c'est justement pour cela qu'autour d'eux nous nous reconnaissons notamment à ce que nous ne parlons guère. Leurs conversations si piètres nous affligent au même titre que les exaspèrent nos mines distinguées et altières avec notre façon précisément de ne pas nous mêler à eux, par propreté, par lassitude, par précaution aussi, et surtout par inutilité foncière et souvent éprouvée de ce contact, tandis qu'à intervenir nous serions disparates et intempestifs, incommodes à leurs oreilles stylées résolument blanchement, résonnant d'un timbre singulier, cette voix d'individu qu'ils ne savent qualifier autrement que de monstrueuse. Notre silence public nous dissimule, mais à un regard noir, il nous révèle : nous nous reconnaissons. Nous ne sommes pas hautains, nous tenons à demeurer purs, inaltérés, immaculés. Nous sommes occupés à d'autres guerres en nous-mêmes, plus fécondes : nous ne réclamons d'eux que la paix nécessaire à l'entretien de nos pensées, la paix d'ennemis indignes de soi, rien que des obligations, que des formalités. Le quart d'heure qu'il nous faudrait pour les exterminer d'intelligence – pour repeindre leurs candeurs obscures de nos éblouissantes ténèbres – ne vaudrait pas la minute de réflexion élevée que nous mijotons sans cesse. La brebis mord, on ne l'embête pas : qu'elle s'occupe et se préoccupe sans nous.

Mais heureusement pour nous, il n'est plus temps de l'esclavage : les droits universels ont établi leur doctrine morale et immuable, et je doute qu'on y revienne un jour. Il est vrai que les laids, les bêtes, les difformes, les croyants, les gens a genus, ont à présent leur communauté qui les soutient devant celle des hommes, mais ils ne sauraient, dans l'esprit d'égale justice où nous vivons tous, s'animer contre une minorité que nous pouvons constituer en communauté également et avec une légitimité tout pareille : celle des Hauts. On ne fera pas des Hauts, parce qu'ils sont inactuels, des esclaves ; on n'en fera que des parias et des harcelés, tout comme maintenant, certes sans l'admettre mais avec des signes. Il n'est plus temps non plus des guerres de race, car la conscience unanime d'animal pacifié que la plupart des hommes sont devenus s'oppose à la violence et à la distinction qu'ils appellent « discrimination » : il n'y aurait donc rien de plus que des batailles d'esprit, mais comme ils s'y savent moins pourvus, ils quittent le champ d'honneur aussitôt qu'ils nous y trouvent – et leur venin ne se répand que de dos et en groupe, c'est-à-dire en ragot. Non, il n'y aura pas de conflit ouvert entre nos camps : ils savent que le péril serait de leur côté, car étant seuls, nous avons déjà tout perdu, et car étant absolus, nous ne redoutons nulle extrémité du combat, nous ne nous battons jamais pour rire. Ils tiennent à trop de choses bourgeoises pour avoir le sens du sacrifice ; mais pas nous, féroces d'avoir tout abandonné et d'avoir été rejetés de tout pour la pureté de l'idéal de l'esprit.

Ainsi, ce qui s'annonce, ce n'est plus ni l'esclavage ni la guerre : c'est la séparation de nos communautés. C'est ce qui se réalise actuellement, en silence et dans l'indifférence totale et inexplorée des sciences : l'humanité est en train de se disjoindre, de se scinder en deux, et chaque élément de chaque terme chaque jour se différencie un peu plus, s'installe plus au-delà d'une possibilité de concorde et de compromis. Beaucoup d'entre nous savent déjà qu'ils ne parlent pas le langage de l'autre camp, mais, à sa différence, eux, ils comprennent l'autre camp ; l'autre camp ignore qui ils sont et refuse de les voir tels qu'ils sont parce que cela les blesserait, à leur miroir, de se voir tel qu'il est devenu. Je suis en effet discriminé, quoi qu'on dise du point de vue légal. Tous ceux qui lisent ces Discussions, ces mémoires d'un Noir, ont ensuite bien de la contrariété à poser leur regard sur moi : en révélant ma couleur, je redeviens un Noir à leurs yeux, et ils devinent alors que la vraisemblance d'une union se dissout pour toujours, qu'ils ne peuvent plus entretenir l'illusion d'une entente – leur éthique même en est gênée par faute de ma franchise, ma noirceur est à leurs yeux... trop claire ! Bien sûr, nous autres, Noirs – ou Juifs, ou Hauts, c'est symboliquement la même chose –, nous ne serons probablement jamais, comme je l'ai fait entendre, forcés de nous isoler et par exemple d'endurer des coups physiques ou de réclamer les places les moins valorisées au sein de la société majoritaire – la morale s'y oppose, et ils y tiennent beaucoup, n'ayant que cela à se cramponner, des dogmes –, il est néanmoins patent que nous évoluons de notre côté en infraction flagrante avec les lois civiles de l'esprit commun, formant une humanité séparée et aux règles mentales spécifiques et de plus en plus inaccessibles au reste des gens, à la norme. De sorte que si la majorité d'une espèce représente et définit le type d'incarnation de cette espèce, alors, il faut reconnaître uniment que, bon gré mal gré, nous ne sommes plus humains. Nous formons une race étrangère et importune destinée à transmettre alentour – à disséminer, rarement – notre espèce de gène d'individu incompatible avec la paix lénifiante et morne du troupeau. Dans les salles de classe, nos enfants sont déjà de ceux que leurs professeurs déjugent comme hautains et vaniteux – c'est pourtant involontaire, ils sont seulement ce que l'évolution cohérente a fait d'eux à partir du matériau naturel dont ils tirent sans insister le meilleur profit. Ce caractère d'opposition est fondamental, caractéristique, fondateur de notre époque où l'usage des objets technologiques a induit chez une majorité de personnes une mentalité de chose : à l'opposé se situent tous ceux qui ont gardé une mentalité d'être.

Qu'on s'en souvienne si l'on escompte rendre un jour les mérites de leur primeur aux vrais pionniers : je suis le premier, à ma connaissance, à avoir notifié le commencement d'une ère très longue : l'ère, pour le dire sans ambages, de la seconde ségrégation raciale.

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