Pardon pour autrui

Personne ne semble s'être aperçu que le Contemporain ne demande volontiers pardon que pour des fautes qu'il n'a pas commises, principalement pour les fautes des autres. S'il admet en général, quoiqu'après discussion, que c'est un tort logique, une incohérence de la pensée, de s'excuser pour des décisions d'autrui, notamment pour l'histoire de son pays et les actes de ses aïeux, la reconnaissance de cette erreur ne le retient point d'y adjoindre un mea culpa de passage qui, ne lui coûtant rien, peut toujours opportunément rattraper des intentions mauvaises qu'on lui prêterait et qui seraient capables de le désolidariser des foules unies plus que chatouilleuses sur les questions morales, effet qu'il redoute plus que tout, bien davantage que de prononcer de nouveau une lapalissade pour le rétablir honnête et conforter son humanité. Cette concession, si superflue et opposée à la raison, est anodine sans doute, seulement cet homme-ci, après un tel mouvement, ne voit toujours pas en quel endroit on aurait à se plaindre de lui, c'est-à-dire à lui reprocher, à lui, quelque chose, et non pas à un autre à la place duquel il se rend à merci, lui qui est pourtant si manifestement défaillant et en-deçà de ses facultés, si tristement reprochable. Je pense que c'est précisément à cause de ce geste : un réflexe victimaire permet de s'appliquer uniquement à assumer des méfaits dont on n'est pour rien ainsi que toutes sortes de préjudices imaginaires et extérieurs, et on en devient si attentif à considérer ce qui ne va pas chez les autres et en d'autres lieux dont on feint de s'appliquer la faute qu'avec opportunisme on oublie de se compter dans le jugement de ce qui est insuffisant et vicié en ce si sinistre et morne monde. Ce monde, le Contemporain le plaint infiniment chaque fois qu'il en a l'occasion, le plaint de maux qui l'accablent ailleurs, qui l'ont accablé ou même qui l'accableront, mais il ne le plaint surtout pas de lui, ici et maintenant, de ce qu'il est, lui, si visiblement accablant de médiocrité par sa radicale absence d'effort, par ses compromissions sempiternelles, par son si peu d'être, volonté et actes compris, par ce qu'il constitue et figure l'état du monde tout justement tel qu'il le plaint et tel qu'il est la somme des hommes défectueux comme lui qui le composent. Il regarde ailleurs en pleurant, façon de ne pas se regarder à travers ses larmes. Il se plaît fort à être accablé, ça le disculpe, mais il ne s'accable pas, lui. Il veut pouvoir poursuivre sa défoulante et passionnelle élégie et croire que tout est donné sans lui, que la vie entière est un triste constat où il n'entre point, et, bien occupé à se lamenter de ce qui ne va pas qu'il peut si bien apercevoir à distance, il refuse de considérer qu'il y a, à l'abri derrière son regard, au revers de ses perceptions, une multitude de défauts personnels dont il devrait plutôt et premièrement se sentir coupable et s'acquitter parce qu'il le peut. Enfin, il se prétend quand même coupable pour quelque chose et même pour beaucoup de choses, et la culpabilité occupe ainsi sa conscience, il se croit rédimé ou en rédemption comme le chrétien qui se sent pardonné parce qu'il prie pour autrui – en quoi il ne prie que pour lui, tout uniment et fors l'hypocrisie –, c'est une conscience étroite qui ne garde pas de place pour d'autre considération, une conscience leurrée à demi, détournée, une conscience qui, je pense, ne saurait croire tout à fait à cette culpabilité de soi, une conscience qui rejette hors d'elle tout en feignant de les assumer les vices de la réalité, une conscience qui se veut digne et qui, comme miraculeusement, s'en tire indemne, et pour cause : il n'y a rien véritablement dont elle a lieu de se sentir coupable en ce dont elle se blâme, elle le sait, ce sont des fautes décalées et fictives, ce sont des ersatz dont elle n'assume point le péché, pas du tout : simulacre de contrition où l'on se repent pour d'autres, c'est une formule, une formalité, une vanité consolatrice pour masquer, pour focaliser, pour envahir et occuper la conscience d'un pantin, d'un brûlot, d'un bouc-émissaire – le vice est alors sur un autre terrain que le sien, ainsi tout va bien, la larme qu'on verse soulage une conscience dont on ne peut extraire tangiblement nulle faute intime ni aucun remède. C'est très commode de se dire ainsi coupable d'autrui : on a rendu son lot de tristesse et de compassion, et l'on ne cesse pas d'entretenir tout ensemble sa bonne joie et l'ignorance de soi-même. On devient, pourquoi pas ? un Blanc esclavagiste ou un représentant du patriarcat, même si l'on n'ignore pas qu'on a toujours favorablement accueilli les Noirs et qu'on s'est toujours comporté bien docilement avec les femmes. C'est une diversion propice, commune à toutes les religions, pour s'épargner son propre examen : plonger le regard loin dans de temporelles peccadilles qu'on s'approprie artificieusement, de manière à continuer d'ignorer sa criante absurdité, de ne se sentir blâmable qu'en symboles irrémédiables : on fait pénitence de fautes inventées qui flattent le sentiment de son implication et de sa communion, et ainsi on ne se repent pas de sa passivité, particulièrement de ce vain repentir. On suppose, à considérer les vices et à les endosser frauduleusement, qu'on ne peut les résoudre que par la prière ou de généreux souhaits, et cette considération minutieuse et soumise est la façon la plus appropriée de ne pas considérer qu'on peut juguler activement les vices qu'on trouve au monde, surtout les siens – on y adjoint ainsi son vice ignoré à soi, le vice particulier de la contemplation du mal, une sorte de voyeurisme agréable mêlé de plainte défoulante, comme un homme qui regarderait souvent de la pornographie en prétendant que c'est pour s'édifier sur la perversité humaine. Assumer une culpabilité factice, comme la culpabilité d'autrui, déculpabilise de soi, déprend de ses propres vices, défausse du seul sentiment qui puisse empêcher la répétition d'une faute, à savoir le sentiment de repentir individuel, le sentiment de s'être personnellement mal conduit : la place est déjà occupée pour des broutilles vaguéales et allégoriques. C'est ainsi que l'émotion console de tout : celui qui se lamente à cause des autres estime avoir enduré sa part alors qu'il n'a rien fait, il a concentré son esprit à trouver la faute hors de lui-même, puis à la fixer loin de lui, puis il a intégré une faute qui ne lui ressemble point, et il a gardé dans le monde cette faute intacte, doublée des siennes qui sont restées les mêmes, inaltérées, incorrigibles, sa maxima culpa, la très grande faute de son néant que sa passivité confirme. Il n'a pas souffert pour les hommes, il a souffert pour lui, pour son avantage seul, pour son propre salut, pour le salut de ne se trouver que des défauts factices faute d'une recherche bien polarisée et efficace. C'est le propre du moine : tout ce qu'il attribue de malheur aux hommes pour compatir, c'est autant qu'il ne souffre pas, puisque justement il ne pense pas à lui-même, pour s'améliorer : ce soi-disant altruisme, si éloigné de la considération de soi, retient justement les quelques vertus qu'il y a dans l'égoïsme, dans l'égocentrisme, par la croyance selon laquelle « Je ne suis rien, il n'y a rien qu'on puisse me reprocher puisque je ne suis pas » ; or, cette inexistence résolument fabriquée du « je » figure parmi ce qu'il y a de plus critiquable et détestable en l'homme, et de plus fautif, et c'est, à bien y regarder, une variété extrême de la vanité, car celui qui, d'autorité, se situe hors de la sphère des hommes et donc du jugement, même si ça ne signifie pas « au-dessus », concrètement ne se sent concerné par nulle défaillance de son être, ne se sent pas sujet d'amélioration ni même de critique, et s'attribue par conséquent toutes les excuses à ne pas se remettre pratiquement en question : qu'on voie comme il prend toutes les fautes et cependant ne saurait du tout en quoi s'édifier dans son comportement et dans son caractère sauf sur des abstractions et des puérilités sentimentales ! C'est exactement le but de la passion qu'on voue au Christ en s'identifiant à lui, en s'oblitérant et en se fondant en lui, obsessionnellement et jusqu'à la désincarnation, jusqu'à l'annihilation et la disparition de soi ; c'est l'objectif inavoué et inavouable de la doctrine de l'humilité et de l'effacement en Jésus, à savoir ne plus se sentir de faute, ne plus se sentir au présent, ne plus rien sentir du péché qu'en esprit et en imagination, qu'en symbole et virtualité, qu'en extrapolation ; en un mot : devenir le Romain qu'on n'est pas. Ils sont heureux du mal extérieur, c'est leur béatitude, c'est leur bénédiction : à force de se placer ainsi loin de soi, ils ne se sentent rien par conséquent ils n'éprouvent que des péchés dont ils savent in petto le déplacement et l'innocuité. Ils peuvent ensuite se rendre au confessionnal, la confession aura le goût d'un enfantillage et d'une simple formule, ils ne feront pénitence que d'une illusion de responsabilité parce qu'ils auront eu peut-être, ce jour-là, « une mauvaise pensée », illusion fondée de métaphore et de mystique, illusion dont l'illogisme patent induit nécessairement l'état volontaire : « J'ai péché, mais je ne puis ignorer que je n'ai rien fait » – or, c'est cet état d'indolence qui permet et qui nuit en ne redressant pas.

Quant au rare Contemporain qui demande pardon pour lui, qui semble assumer quelque erreur qui lui soit bien imputable, qu'on voie comme il exagère alors sa faute, se sentant ému et honoré du sacrifice de son juste orgueil, se trouvant, dans l'hyperbole, des excuses à se sentir calomnié et iniquement poursuivi ; par exemple, pour un retard, il ne présente ses excuses que quand il est certain de n'y rien avoir pu, et il se stigmatise et désole en proportion précise de son impotence et de la fatalité de la situation, alors seulement il se montre accablé davantage qu'il n'a de raison de l'être, façon d'ajouter par avance à l'injustice des reproches qu'on serait tenté de lui faire, et non seulement pour cette occasion, mais pour tous les retards passés et inexcusables qu'il faut comprendre dans un malheur inévitable et annuler par stratagème. Et ceci prend la forme d'un : « Oui, je suis désolé, excusez-moi, mon fils après avoir vomi toute la nuit à 41° de fièvre et j'ai dû l'emmener d'urgence à l'hôpital », en sorte que plus aujourd'hui on se repent hautement, moins on a conscience d'une faute réelle, plus on devine en fait qu'on n'est pas coupable : où l'indice d'un véritable pénitent contemporain est la discrétion. En quoi ce n'est toujours pas sincèrement que les hommes demandent pardon, ils ne le font qu'avec le sentiment d'un blâme immérité qu'ils s'attribuent pour se victimiser, à l'intérieur ils sont quittes avec leur conscience, ils amplifient leur faute pour susciter la pitié, et principalement la pitié d'eux-mêmes, mais ils ne se corrigent encore point, toute leur attention est focalisée à tâcher de ne pas questionner leur responsabilité, raison pourquoi ils arborent une responsabilité absurde. Celui qu'on voit s'excuser, d'ailleurs, n'indique jamais bien objectivement la faute dont il est responsable : il joue alors, il feint, il se suresponsabilise pour le bienfait de s'imputer davantage que la faute véritable, sensation délicieuse au fond de s'accuser de ce dont on n'est pas coupable en un repentir qu'on sait un excès. On se mortifie trop pour justifier son innocence : en un mot, on se martyrise. Par conséquent, dans de telles conditions, avouer ostensiblement la faute, c'est exactement la réfuter en soi.

Ainsi fait le Contemporain, s'indignant encore aujourd'hui d'injustices faites autrefois au Noir que son lointain ancêtre (ou peut-être même aucun ancêtre du tout) a piétiné, demandant pardon et parfois manifestant dans la rue pour des minorités dont il n'a jamais personnellement abusé ; mais, quand il rentre chez lui, tout lavé de ses faux sanglots écoulés en défoulements qu'il voudrait propitiatoires, il nous médit et nous conspue et nous écrase, nous les Féaux qu'il ostracise et discrimine, nous les néo-Jésus, de paraître hautains et supérieurs, nous qui ne nous plions pas à son service pour son estime, pour son confort et sa bonne humeur. Il est heureux, béat, il a fait son dû, il n'a rien fait ; pire, il nous en veut d'agir parce qu'il associe l'acte au mal qui se veut une emprise ; pour lui, toute volonté active est un péril criminel, un méchant orgueil, et un homme qui œuvre pour un idéal par son opposition et même rien que par des mots est un fanatique ou un terroriste. La monde est fort stable dans sa turpitude de porter une majorité de gens comme lui : grâce à lui, rien ne change, à moins qu'on regarde spirituellement c'est-à-dire qu'on puisse aller voir dans la pure et sainte sphère des anges la quantité de bonnes intentions qui s'amalgament au-dessus des petits nuages blancs ; oui, mais seulement, c'est bas sur terre qu'on a besoin de vertus, c'est seulement là que les vices doivent être corrigés, et l'on ne peut certes pas prétendre, à constater comme il « s'évertue » à geindre pour des fautes qui ne le concerne en rien, qu'il améliore, en commençant par lui-même, la longue inertie de finitude de la population humaine : il s'entraîne, ça oui, mais – il ne s'entraîne qu'à plaindre !

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