Logique de la morale de l'inexcellence
Notre époque n'est plus capable de distinguer la grandeur, l'excellence, le génie : elle n'en a plus la capacité parce qu'elle n'en a plus le désir, et tout ce qu'aujourd'hui elle nommerait ainsi n'aurait presque rien à voir avec ce qu'on désignait tel il y a une centaine d'années. Outre que toute vertu se gagnant avec peine est pour le contemporain une discrimination susceptible de lui nuire par comparaison ou par contraste – il a besoin de se rassurer sur ce qu'il « vaut » et qualifie d'élitisme ou d'orgueil ce qui le surpasse et lui fait l'effet d'un objectif inatteignable à ses tentatives diminuées –, il manque même désormais de critères pour déterminer ce qui est, ce que signifie, « supérieur » – « supérieur », rien que ce mot l'effraie ou l'exaspère, c'est avec sa facilité habituelle qu'il s'empresse d'y associer toutes sortes d'acceptions historiques bêtes et manichéennes, exprès pour ne pas seulement tenter d'y prétendre, encore moins d'y atteindre.
« L'égalité (démocratique) », voilà l'appellation qu'on prête à la vertu dans une société où le citoyen ne reconnaît que la valeur de ceux qui sont à son niveau et qui ne déparent pas du troupeau. Le bétail – je l'ai déjà expliqué – ne se plaît sûrement pas à valoriser la différence qui l'humilie ; cette différence l'humilie justement parce que le bétail ne se sent pas la moindre faculté, pas même le commencement d'une volonté, pour rivaliser. Tout ce qui est supérieur dorénavant est ainsi « écrasant », et tout ce qui peut écraser menace. D'où la seule conclusion qui s'impose aux âmes bêlantes : « Le supérieur, c'est ce que je suis, c'est une variété de ce que nous sommes déjà ; le supérieur, c'est moi et c'est nous seulement à quelque plus grand stade d'accomplissement, par exemple au niveau collectif » – et tout ce qui s'écarte plus qu'un petit peu de cette mesure commune est un danger. Or, malgré ses prétentions pacifiques et tolérantes, rien n'est plus annihilable pour le Contemporain que ce qui lui constitue un danger, une rivalité, ou simplement une alternative, ce qu'il traduit schématiquement (mais tout est schématique et flou en son esprit) par le stupide proverbe qu'il croit une lumière des Siècles : « La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres », comme si la liberté était une somme de segments mis spatialement bout à bout, comme si le repère et la limite d'une liberté se situaient à l'entrave que constitue pour soi-même la réalité de l'existence d'autrui, comme si, en somme et surtout, le sentiment personnel de la contrainte et de l'humiliation devait constituer le début d'une volonté d'empêchement légal. Ce précepte n'est rien que de l'égoïsme le plus étriqué appliqué au rang de dogme juridique et moral : on me gêne, il me nuit, par conséquent il m'entrave et me contraint, ergo je l'interdis.
Notons que si l'on appliquait cette expression aux confins de ce que le contemporain en espère, il faudrait que toute contrainte exercée sur soi par autrui soit interdite, puisque la limite à la liberté de chacun se situerait dans l'atteinte qu'on peut faire à la liberté des autres (façon insidieuse, évidemment, de situer le « soi » au milieu de toute législation) ; logiquement, même, une telle ineptie devrait dissoudre la loi elle-même. Or, il est bien des circonstances, je pense, particulièrement à notre époque, où si l'on ne soumet pas les gens au moins à une comparaison humiliante, ils ont sans cesse l'impression d'être parfaits ou sans reproche et s'abandonnent au déclin le plus répugnant et décomplexé. En sorte que, bien souvent, une façon efficace de les rendre meilleurs, c'est bel et bien de leur représenter leurs défaillances et de les résoudre à une contrainte, à un regret, à quelque effort ; à bien réfléchir, il n'existe même pas d'autre raison de tendre à s'améliorer que de se croire inférieur et blessé, et s'il faut un jour résolument renoncer à pressurer quelque peu la conscience des gens, assurément ils finiront par n'en plus avoir du tout, et ils se muteront en larves perpétuellement autosatisfaites – l'on sait comme ils sont déjà bien avancés dans cette régression.
Par l'usage notamment de telles expressions dont la seule répétition obtuse paraît établir la vérité, le troupeau devient extrêmement féroce à l'individu : tous moutons blancs groupés persécutent leur bête noire. Comme je l'ai écrit : « La morale du temps ? Soyez démocratiques comme nous ou nous trouverons le moyen de vous exterminer. » Les médias occupent d'ailleurs parfaitement le terrain de cette persécution populaire : ils véhiculent et ancrent uniquement la morale plébiscitée par tous, ils établissent et uniformisent une vision, ils indiquent, de façon extérieurement sociologique, scientifiquement consultable, le regard, la mentalité, le jugement qu'il faut porter non pas même sur les événements mais sur chacun des « acteurs » du monde moderne, avec en fond la petite musique inarrêtable du temps qui scande leur mesure : c'est très clair, le moindre analyste neutre et dépassionné, n'importe quel journaliste d'il y a cent ans, verrait avec évidence la façon dont nos « journaux d'information » ne sont pas du tout une variété du journalisme mais une sorte de propagande institutionnalisée, consentie et incitée par tous, une tyrannie collective, pour ainsi dire, même involontaire. Toute personne aujourd'hui qui lit ou regarde un journal, inconsciemment, ne le fait que pour conformer son esprit au moule déjà fort homogène qui l'environne ; il recherche l'unanimité, il souhaite atteindre une pensée « universelle », il veut se mettre à l'épreuve pour être normal et ambitionne de vérifier jusqu'à quel point il l'est et peut encore l'être davantage : il ne lutte pas, jamais, même mentalement, il compare et adapte sa représentation du monde avec le monde tel qu'on le lui représente. Pire : ainsi, même quand il croit combattre ces formes figées et majoritaires d'évaluation morale, en réalité il élit parmi elles tout ce à quoi un jugement sûr et sain, en les traversant tout bonnement c'est-à-dire en les méprisant pour ce qu'elles sont et ce qu'elles méritent, ne devrait jamais s'attacher ou dont il ne devrait jamais dépendre, fût-ce en négatif, fût-ce pour les critiquer ou s'en défendre. En somme, rien que s'opposer à ces « valeurs » de quelque active manière revient à y accorder un temps improductif et coupable, à la fois en les sélectionnant et en estimant avec excès qu'elles valent qu'on s'y arrête et les réfute : c'est déjà, en somme, un gâchis intellectuel, un fourvoiement, une faute, car il s'agit d'une façon d'adhésion, adhésion à l'inutile, adhésion à l'idée que cela mérite – que cela pourrait mériter – le temps perdu d'un démenti, adhésion à la conception de cette morale comme une chose contestable, comme un fait déjà « partiel », comme une réalité provisoire dont il faudrait contester certains pans alors que tout, absolument tout, y est infondé, déréglé ou à jeter aux ordures. Mais est-ce qu'on a de ces attentions pour un déchet ? Va-t-on quêter au fond des immondices un reliquat d'épluchure conservé ? Ce serait trop accorder à des répugnances. La « valeur » de notre société, ce qui tient lieu chez elle de valeur et qui consiste en l'insistance de ses préoccupations dérisoires, se trouve ainsi confirmée et renforcée par le seul fait d'y accorder des égards : le contemporain reçoit l'impression, après ça, que ceci est vraiment important, important et réel, qu'il existe un débat sur le « fond », ne serait-ce que parce que sa morale médiatiquement représentée, qui est si vivement contestée, « gêne » ou susciterait ailleurs des « incompréhensions ». Mais sa morale infondée n'indispose point, elle ne gêne en rien, et c'est trop la vanter que de prétendre qu'il y a fort à y comprendre ! Simplement, je remarque sa prétention générale, son infatuation et sa vanité, sans entrer dans le jeu de l'examen de ses détails minuscules et dégoûtants, je lui rappelle sans trituration son incompétence et son absence de disposition au recul, à la sagesse, à la profondeur, à ce que traditionnellement, classiquement, universellement jusqu'à notre ère, on a reconnu les attributs de l'intelligence et de la pénétration ; je dénonce, sans désir, sans outrage, sans enflure, sans vexation, ses agitation et fébrilité qui offusquent non pas moi mais la vérité de son insignifiance, dénonciation qui la vexe, qui la contrarie, elle. Je ne fais du commentaire de cette société et de sa légèreté rien de personnel ou d'alambiqué ni aucune valorisation individuelle, c'est à peine un engagement au sens fort, je me sais au-delà d'une guerre, d'une bataille, d'une escarmouche contre elle ; il n'y a pas le plus petit début d'un coup de feu ou d'une altercation orale entre elle et moi : eh quoi ! une carabine pour une fourmi ? Si mes études rappellent de temps à autres que je ne puis tout à fait ignorer son contexte, je la traverse heureusement vers de plus hautes considérations, en manière de digne snobisme ; ainsi, je crée, je ne cesse pas comme la foule et le contemporain d'être explorateur, inventeur et penseur. Je tiens juste à confondre les illusions et à rétablir, avec objectivité, par touches indéniables et pour partir d'un socle bien ferme, la réalité au moyen de la distance, car je ne me crois point appartenir à cette société, et c'est plutôt elle qui résiste à la description de son état vil et veule, c'est elle qui se débat dans son opprobre, elle qui s'énerve, impotente, de la contradiction, parce qu'elle sent que ce n'est pas moi mais elle qui contredit la réalité : la réalité d'ordinaire se laisse investir sans violence, les preuves abondent spontanément dans un esprit raisonnable, et il faut plus d'entêtement et de brutalité à les nier qu'à les présenter dans l'ordre patent où elles se multiplient ; or, qu'on voie la dépense manifeste de cette société à se maintenir dans l'illusion, à sanctionner et à légiférer contre la différence de pensée, contre la différence de constat ! Elle ne nous rendrait pas illégaux comme elle fait, moi et mes acolytes, si nous étions réfragables, car la réalité suffirait à nous ridiculiser, le premier venu avec un peu de bon sens dirait, comme face au fou à entonnoir : « Dédaignons-le ! C'est trop net qu'ils déraisonnent ! », mais comme ce n'est pas le cas, comme ils doutent et ne trouvent pas de faille à nos arguments, ils s'insurgent et nous interdisent, cela vaut mieux pour eux que de se sentir fous, ils sont plus à l'aise, et c'est comme cela que les contemporains n'ont qu'une version de tout, unanime et officielle, pour se réconforter d'être si incapables de penser.
Un autre exemple de cette défaillance à produire l'excellence, à la concevoir comme à la reconnaître, c'est qu'en dépit de l'opportuniste légende qui dédouane le commun de s'atteler à de vigoureuses tentatives, le génie suppose toujours un travail nécessaire, approfondi, délicat, douloureux et prolongé ; or, il fait longtemps que l'idée d'une ferme application ne sert presque plus à personne et ne se rencontre à peu près plus nulle part : est-ce que nos arts généralement, surtout nos arts récompensés, dénotent de l'effort ? Le résultat appliqué à un labeur minutieux, le ratio soin-exactitude, la proportion concentration-profit, ce qu'on appelait sans rougir « efficacité » ou « performance », est devenu une vertu discriminatoire, ou alors il faudrait à chacun s'en savoir dépourvu, démuni et impropre. Le génie suppose aussi une originalité ; or, remarquons que ce qui est nouveau aujourd'hui inquiète – il ne faut évidemment pas admettre les barbouillis automatiques de nos pseudo-artistes depuis un siècle au rang des nouveautés, je parle non de ce qu'on présente encore comme des concepts modernes et qui ne consistent qu'en velléités et vagissements sans travail et pour l'épate, mais bel et bien d'avancées techniques et réflexives, de pénétrations méthodiques, de poursuites et de défrichements dans le domaine de la beauté et des savoirs. Cette originalité-là, cette singularité liée au travail, ces découvertes qui, progressives, ne découleraient pas d'une excentricité ostentatoire mais d'une véritable méthode toute analytique de l'esprit perfectionné, de somme de finesses, d'accumulation d'expériences, ne trouve la faveur de personne, induisant, comme pernicieux, un sentiment louche d'inégalité, de soupçon, d'atteinte. Pourquoi ? C'est que tout ce qui serait différent et qu'on admettrait bon impliquerait alors, par la réalité de nos différences, que nous ne sommes pas bons, du moins pas tout à fait : ainsi notre ère est-elle présentement, aux antipodes de la nouveauté, celle des remakes, des pastiches, des reprises. C'est logique : le contemporain ne veut pas avoir tort, il refuse de considérer qu'il a peut-être tort ou eu tort ; or, il conserve le souvenir d'avoir aimé une chose et veut se justifier des satisfactions passées, n'ayant pas changé, étant incapable de changement, donc il accueille avec ouverture ce qui le réconforte dans ses goûts passés encore identiques c'est-à-dire tout ce qui ressemble : c'est ainsi qu'il réclame les vieux dessins animés, les jeux de sa jeunesse, les musiques remasterisées, des réadaptations de films, sans évolution notable. On reconnaît un monde sans initiative ni force – sa décadence – à ce qu'il se paralyse dans la nostalgie puérile et l'immobilité mentale, à ce qu'il empêche l'innovation de réflexions qu'il plante dans des usages rassurants, à ce qu'il se défie des résultats du travail qu'il préfère nommer fruits hasardeux du « talent » ou de l'« inspiration » et qui paraissent ainsi des miracles à des esprits valétudinaires et stupides : en somme, on le reconnaît à ce qu'il élit ses exemples sur l'étalon de la mode d'hier, préférences d'enfant, retour de sensations agréables et toujours semblables. C'est ainsi : les livres pour enfants sont de plus en plus « lus » par des « adultes » qui y retrouvent le plaisir des mots enfin à leur portée avec tout le bonheur inutile des intrigues élémentaires, des caricatures flatteuses, des délassements vains, des représentations sans style, ce que plébiscitent les éditeurs de nos jours qui paraissent tous spécialisés d'une façon ou d'une autre dans la Jeunesse, même ceux qui n'y ont aucune collection distincte : les Jules Verne, Le Seigneur des anneaux, Harry Potter, les Musso et Lévy qui sont les anciens ouvrages pour adolescents, les bandes-dessinées en nette progression ; et, franchement, je ne m'étonne pas que tant de gens prétendument curieux et sérieux consultent les journaux, dont le Ouest-France, lie simpliste, avec le sentiment de se croire lire encore quelque chose et d'user leur intelligence, pauvres hères rabougries : lire Ouest-France et se croire réfléchir !
Non, le génie de notre temps est devenu tout ce qui évoque le passé, une réminiscence, une remise – sombre symptôme d'un siècle qui a renoncé au progrès par crainte personnelle de s'en voir condamner l'accès et de s'en trouver exclu. Il faut, sans méchanceté, se résoudre : la mentalité des imbéciles adultes n'est pas même distincte de celle des enfants ; notre société fait perdurer un enfantillage et maintient la pensée humaine à l'état d'adolescent immature avec ses râleries, sa paresse, sa mauvaise foi, sa stagnation aux jeux, ses simulacres de responsabilité et de hauteur, ô détestables feintes de qui, sans nulle raison de se croire meilleur parce que sans application pour rien et se sachant par là même insuffisant, jouent continuellement le rôle d'être des hommes dans une société piteuse de stupides mineurs comme lui, mais, justement, oh non ! pas de mineurs – de fond !
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