Le style est le coeur, non la surface de l'écrit

On a peu compris, ou on a oublié, que le style est le contraire d'une décoration ou d'une vantardise. Les remarques qu'on forme en général sur le style sont des indigestions de leçons de lycée dont on a gardé rancune et dont la vanité intellectuelle est ce qui a le plus transparu par défaut d'explications et par excès d'insistance abrutissante et rébarbative. On a fondé ainsi le dégoût du style avant même de parvenir à faire entendre ce dont il s'agit. On a fait supposer qu'un texte pouvait d'abord être rédigé, et seulement ensuite amélioré grâce à l'apport de leçons sur le style. On a fait admettre que le style était une somme de procédés adventices à apprendre par cœur et à employer par conformité et parfois dans un certain ordre pour donner l'illusion d'une littérarité, une sorte de « postproduction de l'écrit » ; et le terme même s'est chargé d'idée d'affèterie ou de pédanterie parce qu'on est venu à considérer le style comme une entrave à la compréhension du lecteur normal devenu médiocre, comme une interposition du sens, comme un biais difficultueux et même inutile puisqu'un récit paraît s'entendre mieux en-dehors du style, plus « directement » et plus « naturellement ». Si l'on doute de ce que j'associe à une conception largement répandue du style, qu'on voie comme les sites dédiés à l'écrit s'acharnent contre tout ce qui ralentit l'action et signale la « manière » dans un texte, notamment les fameux adverbes qui focalisent la majorité des critiques stupides et féroces contre le style (même si, évidemment, un adverbe n'est pas forcément du style). D'« éloquence » ou de « patte » vantée, le style s'est progressivement connoté en « gueule », en « fatuité », en « intellectualisme », et, enfin, à la façon d'une représentation politique inconsciente, en « élitisme antidémocratique ». Celui qui en use, à plus forte raison de façon sensible, est toujours un peu soupçonné d'user de superfétations à dessein d'indiquer sa classe, comme ostentation et pour poser beau, comme indice et vecteur d'une appartenance et d'une réussite. D'ailleurs, on rapporte plus aisément le terme de « style » à un rang élevé, à un snobisme et à une volonté de distinction sociale voire d'élimination d'un lecteur jugé « bas », familier et vulgaire. C'est ainsi qu'on parle volontiers de style pour Chateaubriand, pour Nietzsche ou pour Lovecraft, mais moins facilement de style célinien par exemple, on userait plutôt en l'occurrence d'un terme moins subtil, de « faconde », de « truculence » ou de « verve », quelque chose comme ça, pour rendre une intention plus populaire, moins noble. Le style, typiquement dans l'imagerie des Modernes, c'est l'expression appliquée du bon élève respectueux qui veut montrer comme il a réussi et qui ambitionne de se donner une contenance, voire une carrière, en pastichant des références bien apprises, les plus reconnues et les plus hautaines.

Rien de plus conforme à la vision contemporaine du livre comme divertissement, c'est-à-dire comme superficie, que de croire ainsi que l'intrigue précède le style, que le style ne fait que s'adjoindre à une intrigue, qu'on forme d'abord des intrigues et qu'on les enjolive ensuite de « beau style », comme un vernis. C'est une pensée très superficielle et convenue, le préjugé ordinaire de ceux qui n'ont jamais composé un récit ou qui n'ont jamais réfléchi aux raisons qui les font concevoir tel récit plutôt qu'un autre. Pour ces gens, il y aurait d'une part le « fond », plus respectable, bien perceptible dans l'intrigue et qui contiendrait la véritable « profondeur de l'auteur » ainsi que tout ce qu'il y a à retenir de son caractère et de son idéal, et d'autre part la « forme » qu'on est venus à juger en France inessentielle et négligeable, rien que de la parure et de la pose, bien que jusque dans nos plus hautes études on ne valorise à peu près que cela, des conformités de manières. En somme, le style serait plutôt une affectation et une ampoule qu'une élégance. Le style serait une ostentation et une immodestie. Ainsi, le meilleur style, le style du texte fluide et lisible par excellence, serait bientôt... de s'en passer : le non-style ou l'anti-style comme exemple suprême d'intelligibilité et – de style !

Mais c'est bête, ainsi pensé et rapporté. C'est idiot et fondamentalement faux. Ce « beau style » reconnaissable et classé, ce « haut style » ou ce « grand style » identifiable et guindé qui, plus aristocrate qu'aucun autre, constituerait par ses caractéristiques la marque d'un auteur altier et supérieur, cette sorte de « classicisme » enfin, presque entendable au double sens de : ce qui est « classique » et ce qui veut faire « classe », tout ceci vraiment ne signifie rien, n'est qu'un préjugé de facilité, un truc acquis d'entre-soi, une représentation de mode d'emploi pour identification simpliste, un mauvais condensé à l'usage de ceux qui refusent de juger par eux-mêmes et qui n'ont jamais pensé à écrire de la littérature – et ce n'est, pour tout dire, même pas du style. Le style ainsi défini est justement l'exact contraire du style. On n'a pas besoin de faire du Racine pour écrire avec style ou de plagier Voltaire : et pourtant, Racine et Voltaire avaient indéniablement du style. Par l'effet d'une définition erronée, on a détourné de l'importance fondamentale du style. On a pris la seule « figure de style » pour le style lui-même, confusion d'enfants bachoteurs dont nos écoles piètres font le Français. Comme dès l'enfance on a appris par cœur des listes d'antimétaboles, de métonymies et d'allitérations, on s'est imaginé que cette peine devait être utile puisqu'elle était enseignée avec persistance, et l'on a associé ce fardeau techniciste au style lui-même parce que les professeurs avaient besoin de cet amalgame comme prétexte à tant de douleurs et d'importunités inscrites dans les programmes scolaires.

Mais en réalité, même l'intrigue est un style – comment ne le voit-on pas ? Dans tout synopsis, dans tout argument d'un livre, il y a aussi une tournure d'esprit. Une « manière » et un « procédé », c'est de choisir tel cadre et telle progression plutôt que tel autre. Une histoire contient intrinsèquement la forme d'un univers choisi et d'une méthode pour la raconter. On reconnaît un auteur à son scénario, à son thème, à sa trame, à sa teneur et à son déroulement. Sans qu'un mot soit écrit, le résumé des Misérables et celui de Solal sont assez évidemment d'un style hugolien et cohénien. On ne peut absolument pas construire un récit, ni même le plan d'un récit, en se départant d'une conception personnelle d'un récit. J'aimerais bien, une fois pour voir, qu'on me proposât un récit sans façon, sans manière, un récit sans style, un récit qui ne serait qu'une accumulation de faits racontés, sans élaboration ni recherche d'un angle pour les rapporter, fût-ce même l'angle de l'exactitude ou de l'objectivité. Toute réflexion, toute pensée, rien que toute idée humaine, à bien regarder, est un façonnage et un enchaînement de conception ou d'images. Il n'existe pas de construction mentale qui ne porte la marque de son auteur. L'association de deux idées consécutives est indéniablement une « forme », et comme une idée est toujours verbalisée, la teneur de cette idée, comprise dans son expression, est à la fois une forme et un fond. Penser « cloison » plutôt que « mur », par exemple, est la traduction d'une certaine relation d'un être à une chose, et la relation de cet être, passive ou active, à l'idée de « mur », est souterrainement incluse dans la tournure, même relativement spontanée, de la phrase où il mentionne ce « mur ». Par exemple, comparer « on avait peint ce mur » et « ce mur était peint » : la différence est simple et, à défaut de témoignage de haut style ou d'alambication délicate, on perçoit que les tournures impliquent et signifient la façon dont un mur se présente à soi comme un processus ou bien comme un résultat. Par conséquent, on comprend qu'aussi bien le vocabulaire qu'on emploie pour désigner la chose que la manière dont ce vocabulaire se présente à l'esprit et s'organise dans l'expression constituent des signes profonds de l'identité de l'écrivain (ou plus généralement du locuteur). C'est pourquoi, avant même de poser la plume sur le papier ou un doigt sur le clavier, avant même de prononcer un mot, l'auteur pense déjà avec un certain style.

Le style, c'est d'où l'on part ; le style, c'est soi. Le style, c'est l'écart au banal que l'on porte en soi. Le style est consubstantiel à l'être. Le style est le cœur, non la surface de l'écrit.

Il n'y a qu'à notre époque si conventionnelle et grégaire qu'on se figure qu'un style est absolument une copie, parce que le Contemporain se contente d'imiter différents styles selon ses envies et sa convenance, comme de provisoires lubies. On suppose que pour s'habiller avec du style, que pour marcher avec du style, que pour parler avec du style, il faut emprunter la manière et les effets d'un autre qu'on a vu par exemple à la télévision : mais non, ce n'est pas « de style », c'est : « de mode ». On confond ce qui relève du faux personnel, du pastiche, du postiche, pourtant bien apte à réaliser un effet sur des esprits superficiels et impressionnables et à en imposer jusqu'à faire croire que ce simulacre est quelqu'un, et l'on néglige ce qui émane vraiment de soi, ce qu'il y a non d'absolument unique en chacun parce que l'éducation et les interactions rendent cela impossible mais de plus intouché, de plus inaltéré, de plus immaculé et de plus intègre dans les conceptions et les émotions de soi. Aujourd'hui, on trouve tellement qu'un être « stylé » est évidemment en toc qu'on s'habitue à trouver que le style n'est qu'un habillage : le mot même s'est galvaudé. Le style véritable est bien la tournure de la pensée de quelqu'un, c'est son idiosyncrasie mentale ; qui osera encore prétendre que cette « forme » est un détail dérisoire : la façon dont quelqu'un pense n'est-elle pas l'essentiel de ce qui caractérise l'individu et son rapport au monde ?

Le mot que l'auteur utilise, puis la phrase, puis le paragraphe, et enfin tout le texte peu à peu, reflètent le choix d'une personne qui délibère et se distingue, à sa manière particulière, de ce qu'il y a de plus banal et homogène dans sa société et son environnement. Littéralement, on ne peut pas ajouter du style à un texte après l'avoir écrit : comme l'essentiel du style est déjà fixé, et qu'il est fixé plus que dans le choix des mots, dans le choix de l'intrigue même et dans l'ensemble des représentations qui conditionnent jusqu'au fait même d'écrire, on se contenterait après coup précisément du contraire d'un style, d'un replâtrage, d'un habillage, d'un mode et d'une mode, d'une façon d'adéquation à une représentation de l'écrit. La raison pour laquelle la plupart des récits contemporains sont mauvais, c'est précisément qu'ils sont pensés et bâtis, dès l'origine, sans style, c'est-à-dire qu'ils sont faits exactement dans l'objectif de correspondre au lecteur le plus moyen possible, de ne pas s'écarter du normal, quitte à y inclure les variétés de « surprises » les plus parfaitement attendues et standardisées. Sans doute le lecteur sera-t-il flatté de s'apercevoir qu'il aurait pu lui aussi, sans grande difficulté quoique avec une certaine patience, réaliser un récit semblable : autant dire que son auteur n'a aucune personnalité ou que, si l'on veut, il a la personnalité de son époque et de sa société, qu'il a la personnalité de l'air du temps, qu'il est à peu près tout le monde mais avec un stylo ou un clavier et la résolution de s'en servir. C'est donc bien vrai en cela que le style est un snobisme, ou plus précisément que c'est une insulte au monde « moyen », parce qu'il traduit la preuve, sinon une volonté, de s'en distinguer ; c'est donc ne pas reconnaître au monde tel qu'il est suffisamment de valeur au point d'insister pour le marquer, en tant qu'auteur, de sa différence et au point de croire en la nécessité d'écrire. Le style marqué, c'est l'insatisfaction de la manière conventionnelle du monde : il n'existe pas de littérateur qui n'ait de l'orgueil, cet orgueil de prétendre apporter une matière nouvelle avec son livre ; c'est même, à bien réfléchir, la seule utilité raisonnable d'un livre et la seule raison élevée pour laquelle on doit vouloir en écrire : pourquoi ambitionner, autrement, la copie de tant d'autres livres ?

Si vous usez des mots des autres, soyez à peu près sûr que vous usez aussi de la pensée d'autrui ; songez-y, et vous finirez par deviner que pour rendre des pensées extraordinaires c'est-à-dire personnelles, il est impossible d'utiliser le langage de tous. À plus forte raison, si la littérature est une science du langage et de la transmission par le texte, si l'on concède que c'est un métier et donc une compétence, comment admettrait-on qu'un écrivain fût, s'agissant de langage et de texte, le plus indistinct et le moins spécialisé des êtres ? Il ne s'agit pourtant pas de feindre l'originalité et de se forcer à dénoter avec toutes sortes de chinoiseries, mais de penser réellement avec différence, caractéristique rare en un siècle qui aspire tout premièrement à se rassurer par des adhésions. Une telle explication devrait faire entendre que les auteurs dont on reconnaît le style n'ont pas initialement désiré se distinguer au moyen d'une voix singulière, et qu'ils n'ont pas retouché leurs écrits pour se rendre « intéressants » et reconnaissables, mais que c'est généalogiquement leur singularité qui les poussa à user d'une langue inusitée, par les raisons qu'ils avaient senti que c'était la langue la plus propre à rendre leurs pensées propres et qu'ils se trouvaient incapables d'exprimer leur forte unicité avec des expressions communes. Tout ce qui est unique est inédit, et se démarquer d'un usage revient à s'affirmer en individu : voilà pourquoi je dis qu'il ne faut pas recourir aux mots des autres, voilà pourquoi j'ai dit qu'il faut se méfier de la banalité du style, parce que c'est une banalité qui rejoint nécessairement la banalité des représentations, à quoi l'on reconnaît une écriture du prêt-à-penser, forme et fond, qui ne fait que cumuler des clichés et dont on n'apprend rien, rien qu'à se reconnaître soi-même quand on est médiocre. J'entends surtout que la convention d'une phrase largement similaire à la première-venue de n'importe qui, induit une dissolution de l'auteur dans l'anonyme : en ne tâchant pas à rejeter cette absorption, c'est l'artiste même qui concède et qui disparaît. Il n'y a pas de vrai artiste imprégné par le siècle au point de s'y confondre : le XXe siècle fut largement l'époque des faux, des menteurs à réclame, des flatteries de publicitaires complaisants, parce que ces gens se sont souvent promus comme des représentants du monde. La littérature et l'art demeureront toujours pour moi les lieux contraires de telles compromissions, les antipodes de la conformité, les détenteurs d'une vision inédite : que reste-t-il à lire quand tout ce qui est écrit est, et par vous, déjà pensé ? Plus vous ressemblez, et plus vous représentez, par conséquent plus vous êtes commun ; et il m'importe peu, et même me désintéresse, de lire ce que n'importe lequel de mes voisins aurait pu écrire – il est vrai que c'est seulement parce que je considère la littérature comme art et non comme un vaste marché pour la seule distraction des foules.

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