Le caractère de ce qui se perpétue
On a tort d'admettre que nous sommes le fruit d'une Histoire par la somme des traditions qui nous inondent : en vérité, une tradition ne se perpétue que parce qu'elle est commode et notamment qu'elle ne nuit pas à la sensibilité de ceux qui l'appliquent, et elle se dissipe et se perd toutes les fois que son usage importune en devenant une contrainte trop forte. La tradition n'est pas une fatalité ni une forme d'atavisme, en particulier quand un État ne l'impose pas avec coercition, c'est un choix qui dépend de la volonté particulière étendue au général... ou bien nous agirions encore en tout comme des Chrétiens, comme des Romains ou des Grecs ! L'opportunisme des peuples, quand ils le peuvent sans se risquer, c'est d'altérer la tradition à leur convenance, de la rendre conforme au bon sens et aux mœurs qui les animent, suivant ce qui est pour eux le plus cohérent et pratique. On répète souvent, par exemple, que le mariage monogame est un héritage judéo-chrétien qui indique nettement l'influence de notre Histoire et témoigne de notre conformité à ce moule établi par d'autres : comme cette assertion est bête ! L'institution dont il s'agit existe presque partout sans avoir été copiée nulle part, et pourquoi ? Parce que la plupart des sociétés ont intérêt à reconnaître et à désigner la paternité (la maternité aussi, mais c'est plus évident) pour clarifier les liens d'obligation entre générations au sein de la famille, dont la transmission et la succession : la monogamie n'est donc pas l'héritage d'une tradition de telle origine qui rappellerait à chacun le « dû » des siècles passés, mais le fruit d'une logique humaine à peu près universelle qui institue un intérêt ou un confort – au même titre, on chauffe son habitat quand il fait froid et l'on mange avec des couverts. En somme, nos traditions et nos institutions ne dépendent pas pour l'essentiel du respect de nos aïeux, et elles ne signifient pas davantage que leur fondation fut une chose avisée et bonne, mais il y a seulement que celles qui restent ne nous dérangent pas ou nous favorisent. Cette théorie se vérifie aisément par l'examen de tout ce que nous avons rejeté des anciens rites ; elle a, il est vrai, pour inconvénient de nuire au sentiment de reconnaissance pour ce qui préexiste, ce qui est devenu, paraît-il, un grand crime. Elle nuit aussi à la sensation de dignité du professeur d'Histoire, en ce que celui-ci suppose depuis longtemps, comme raison d'être de sa spécialité, que l'étude du passé nous renseigne et nous éclaire sur le présent : il doit revenir de ce préjugé, ce qui, par notre faute, le contrarie et risque sa dépression ; c'est qu'il doit refonder ses principes, quel dommage ! Qu'il commence par admettre le suivant, si la vérité lui plaît mieux que d'entretenir des fantasmes : ce qui apporte des lumières sur ce que nous sommes, ce n'est pas ce que nous avons conservé de notre histoire, mais, bien davantage, ce que nous n'en avons pas gardé.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top