Le caprice et le mépris
Je ne crois plus les Contemporains pondérés, critiques, raisonnables, intellectuellement accessibles, capables de recul et de sagesse, depuis qu'on les trouve systématiquement enfoncés dans le confort qui les empêche de réaliser le moindre travail de l'esprit, le plus petit effort de réflexion, et je doute que, dans notre société de la permissivité paresseuse ou de la sanction sous prétextes, on ose encore fort assumer le refus. Alors, pourquoi résister encore à donner aux Français exactement ce qu'ils veulent ? Prodiguons-leur donc la « démocratie » qu'ils méritent et telle qu'ils se la représentent, c'est-à-dire la justification de tout édit au seul argument du plus grand nombre – pourquoi entretenir en-dehors de leurs impulsions la contrainte de délibérer ? Leur accorder sans examen toute doléance majoritaire sera une façon claire de précipiter leur mépris et de retourner par degrés ou à un certain équilibre rationnel ou à quelque tyrannie enfin explicite et consciente ; je veux dire qu'à tâcher d'expliquer ce qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas entendre, à faire résister le corps social à leurs lubies de plus en plus collectives, à passer leurs propositions au tamis du soupçon et du doute, l'État ne fait que retarder une situation de décadence évidente, et cet état intermédiaire entre le non et le oui est pire que le choix de l'un ou de l'autre, parce qu'il offre le spectacle d'une dissension sans proposer de solution assumée et responsable. Il ne faut peut-être pas, après tout, que les crétins si omniprésents soient entravés dans leurs décisions : sinon ils trouvent qu'ils sont censurés, ils se confortent dans des postures d'opposants qui diffèrent l'aperçu de leur inconséquence, ils ne perçoivent pas les résultats de leur impertinence – la société prend encore en charge leur idiotie et en atténue les effets par des transactions et des allègements. Une démocratie absolue et parfaitement intègre serait le régime qui, au contraire, correspondrait pleinement à la mentalité du peuple, stupidité ou clairvoyance, et qui ne chercherait pas à altérer ses avis au-delà ou en-deçà de ce qu'il est. Par exemple, le pass sanitaire constitue certainement une discrimination, mais n'est-il pas encore trop léger tant qu'il n'interdit pas la liberté d'expression, tant qu'il ne réprime pas les contestataires dans leur corps, tant qu'il n'oblige point à quitter son travail et à mourir de faim ou à risquer la prison ? Ces avancées par progrès tempérés masquent toujours des intentions finales et donnent au peuple l'impression qu'il n'est coupable de rien, qu'il n'a consenti qu'à quelques anodines et symboliques mesures, qu'il se tient perpétuellement dans un « juste milieu ». Mais je propose, moi, que la désinhibition des lois donne accès au plein mépris, patent, éclatant, indéniable. J'ai toujours affirmé qu'il n'y a que le mépris social qui corrige dans un sens ou dans l'autre, que le sentiment d'être déclassé est ce qui atteint le plus l'amour-propre dont chacun a aujourd'hui particulièrement besoin pour vivre en se sentant respectable. C'est ainsi qu'on peut réaliser des culpabilisations illégitimes – quantité de Juifs et d'intellectuels se suicidèrent avant ou pendant la seconde guerre mondiale –, ou qu'on peut, au moyen d'un juste mépris social, permettre aux citoyens de se présenter, par l'acceptation favorable et légale de leurs pleins désirs, dans les circonstances pourtant assez infamantes qu'ils désirent pour eux-mêmes – on n'est jamais aussi édifiés contre le cannabis qu'en écoutant Doc Gynéco ou Dr Dre tenter de s'exprimer. Eh bien ! ne différons plus, puisque la société réclame la légalisation ou la pénalisation de tout selon ses caprices, permettons-lui tout le cannabis qu'elle désire avec tous les camps de la mort pour les récalcitrants du pass sanitaire ! Ainsi pour le reste ! Il n'y aura qu'arrivé à un point d'abjection ostensible, ou du côté des oppresseurs ou du côté des opprimés, qu'on parviendra à susciter le mépris et à faire réadmettre un certain esprit des lois, mais dans le transitoire où l'on maintient les Français pour l'heure, on ne se résout pas à les brimer trop manifestement ou à les révéler tels inconscients qu'ils aspirent à être, on ne mesure point concrètement leur conséquence, et le peu qu'on discerne de leurs mœurs les excuse, c'est-à-dire qu'on ne permet de distinguer qu'un fragment de leurs turpitudes. Ainsi, quand on aboutira d'une part à des expressions illégales, à des disparitions d'écrivains, à des lynchages et à des vaccinations forcées, et d'autre part à des chômeurs payés plus que des actifs, à des retraités disposant d'un double droit de vote ou à des lesbiennes accouchant d'enfants clonés à 72 ans, les choses seront devenues bien tangibles, les citoyens verront mieux à qui ils ont affaire au milieu de leurs compatriotes, en quoi ils consistent et où mène une civilisation aussi bien de la répression excessive que de la boutade absolue, ce ne sera plus tant virtuel, et leur mépris révolté prendra des formes qui seront capables de faire peser un fardeau moral à la fois sur les assassins décomplexés et sur les libres décrépitudes que leurs concitoyens seront devenus. Le remède à tout excès, lorsque dans une démocratie tout un peuple a perdu l'esprit, c'est d'instaurer cet excès auquel il aspire et de donner à juger nettement ce peuple dans l'application de sa démesure, puisque plus personne ne dispose de la conscience qu'il faut pour augurer spirituellement les conséquences d'une absurdité tant qu'elle n'a pas atteint un certain degré de caricature. Il faut donc ensemble tout sanctionner et tout permettre au point où nous sommes, c'est le meilleur moyen de rétablir un discernement dans la mentalité française, un jugement de justice, une variété de sagesse, puisqu'actuellement il ne subsiste plus que deux postures populaires face aux lois : ou le Français ne voit qu'à ce qu'on lui interdit, s'y focalise et s'en offusque comme d'un jouet qu'on ne lui octroie point – en quel nom faut-il le frustrer de ses moindres désirs dans une démocratie, et que signifie la grandeur de la France, la bonne raison ou la dignité humaine, pour un être pareil ? –, ou bien il ignore le mal qu'il y a à opprimer autrui pourvu que la sanction ne retombe pas sur lui, et, au moins par sa manière de se détourner des victimes, il encourage toutes sortes de restrictions et de coercitions dont il se sent protégé – pourquoi douterait-il des lois qui ne l'atteignent pas et qui confirment par maints interdits qu'il se situe, lui, parmi les gens civiques, puisque le civisme selon lui se réduit à la loi ? Le n'importe quoi licite et égoïste profitera à tous comme contre-exemple : nous différons trop le moment du suprême mépris des peuples par les peuples eux-mêmes, nous retardons trop la volonté des citoyens de s'exercer au pouvoir aussi incapable et irresponsable soit-il, et par cette faute nous laissons à chacun le temps de s'acclimater à de petits dédains, d'accorder sa confiance à une démocratie qui n'en est pas une, d'accepter des despotismes légers parce qu'il se trouve toujours pour lui quelque chose à profiter comme à péricliter, de sorte qu'un ensemble entre privilèges et oppressions lui donne l'impression d'être assez équilibré. Précipitons plutôt le mal et l'absurde que les peuples souhaitent, et voyons s'ils s'y résignent encore ou s'ils en sortent révoltés et édifiés : dans les deux cas, ils seront contraints de prendre position et de se distinguer vigoureusement, de se responsabiliser en dictateurs ou en martyrs, au lieu que de nos jours personne n'ose le moindre référendum pour leur demander par exemple s'ils sont vraiment d'accord avec l'idée d'empêcher certaines catégories de gens de faire leurs courses ou de boire un verre en terrasse. Je ne saurais présumer que, de toute autre manière, des représentations, c'est-à-dire des explications mentales et théoriques, suffiront pour les sortir de leur perpétuelle torpeur toujours vaguement mêlée de contrariété, car eux-mêmes n'existent plus qu'au sein plus immense, où ils aiment à végéter, d'un oubli d'intérêt égoïste en faveur de leur tranquillité et du divertissement, leurs deux bienheureuses et toutes puissantes priorités contemporaines.
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