La doctrine du Show don't tell
Au moindre doute, tenir pour vrai que tout conseil d'écriture qui propose de plaire au lecteur contemporain est un mauvais conseil. C'est un peu comme recevoir des préconisations afin de réaliser des programmes télévisés pour adolescents, et non seulement pour adolescents, mais pour en attirer le plus grand nombre. Tout argument publicitaire destiné à un large public s'oppose radicalement aux critères essentiels de l'art en ce que la dimension artistique, qui nécessite quelque connaissance et un début d'effort, est précisément ce qui embarrasse l'amateur d'aujourd'hui pour profiter du loisir avec un maximum d'immédiateté. Personne, de nos jours, ne veut avoir à se souvenir des règles délicates de la peinture italienne pour jouir de regarder la Joconde ; la seule règle de l'art contemporain serait de requérir le moins d'instruction possible pour que chacun en tire un plaisir personnel ; partant, tout ce que l'expérience a démontré propice à satisfaire des foules modernes est radicalement opposé à un art subtil et perfectionné : les gros effets spéciaux impressionnants remplissent davantage les cinémas que les dialogues ciselés ou que les intrigues fines ; vouloir ainsi une clientèle abondante, c'est aspirer à complaire à ce pratique-là.
La doctrine du « Show don't tell » a procédé de la volonté d'américaniser notre littérature vers le divertissement de masse pour multiplier la consommation. Son idée générale est de limiter tout développement intérieur de façon à le mettre en scène au lieu de le rapporter sous forme de digressions notamment psychologiques : il faut « montrer » plutôt que « dire » ou qu'« exposer ». On suppose qu'ainsi l'intrigue gagne en action et impatiente moins, qu'elle est plus digeste en offrant à représenter des mouvements narratifs que l'esprit visualise facilement tandis que, si l'on explicitait des réflexions, l'abstraction nécessaire à les concevoir constituerait, pour le Contemporain tristement normal, un inconvénient d'ordre cognitif. On emprunte donc les techniques du cinéma pour les insérer dans un récit, quitte à dénaturer ce qui en faisait la spécificité difficilement transposable à d'autres arts, à savoir la manifestation d'une intériorité : on a bien compris que ce qui fait recette à présent dans un livre, ce n'est pas autre chose que le film. Tout doit donc être dynamique, et la description n'est censée servir qu'à la stricte figuration des linéaments de décors ou de personnages, mais, suivant ce dogme, l'insistance doit porter premièrement sur le fait à l'exclusion de ses détails méticuleux comme les regards significatifs, les gestes symboliques, les nuances de mouvements, et pourquoi ? pourquoi tout deviendrait-il alors si grossièrement visuel ? Parce qu'il faut, dans la course au succès facile, se mettre strictement à la portée d'un spectateur contemporain, et on l'estime peu capable d'accorder son attention avec minutie : il voit mais regarde peu, il ne faut pas inclure dans une œuvre ce qui risquerait d'échapper à ses perceptions, l'action ne consiste principalement qu'en opérations d'ample cinétique. C'est justement pourquoi un livre auquel préside le « Show don't tell » est toujours partiellement un résumé, avançant à grands pas lourds et sensibles vers le dénouement, et supposé marquer les esprits par des péripéties sans prêter à d'éventuels dédales le mérite de la composition – une telle intrigue est invraisemblable par nature parce qu'il y faut toujours la succession nombreuse et impossible d'actions propres à maintenir la fascination d'un spectateur lassable et accoutumé aux frénésies ; entrer dans ce procédé, c'est inévitablement appauvrir le soin au profit de la multiplication des gros phénomènes.
Il est d'ailleurs singulier, si l'on y songe, que ce que les Américains jugeaient tacitement une faiblesse, à savoir l'impersonnalité de leur littérature nationale, dont ils tachèrent autrefois à sortir en imitant les profondeurs et les emphases des livres européens et notamment anglais, se soit depuis lors maintenu et même dressé en modèle pour tant de nations qui lui servaient d'exemples : c'est, eux, faute de mieux, d'aptitudes contemplatives notamment, qu'ils se sont perfectionnés dans ce penchant vers le prosaïsme (je songe en passant que la poésie américaine est encore foncièrement une variété de la prose), et qu'ils sont devenus, par l'enseignement concret de leurs ateliers d'écriture, des experts dans la sorte d'efficacité scénaristique qui les caractérise et où ils se signalent comme les meilleurs – un récit américain est presque toujours impeccablement dépouillé de suggestions, et d'une supérieure rigueur quant à la technique d'enchaînement des faits. Tandis qu'en copiant cette lacune initiale avec la vision maniaquement actionnelle du monde par quoi nous écrasons nos spécificités romanesques, nous ne devenons compétents qu'à faire du mauvais récit américain, au mieux médiocre ou passable, mais sans la mentalité historique nécessaire à se l'approprier si tôt avec spontanéité et aisance. C'est ainsi que tous nos « Show don't tell » sentent fort l'imitation et l'inachèvement, et qu'ils sont toujours empruntés et beaucoup moins fluides que ceux de leurs maîtres, et notamment parce qu'un écrivain français est généralement un artiste qui manque d'exercice et parce que la réussite d'une technique se mesure surtout à un entraînement régulier – tandis qu'il existe des profondeurs littéraires, quoique rares, qui se passent partiellement d'usages et qui traversent le lent apprentissage des acquisitions de méthode. En un mot, user d'une pareille doctrine revient à nous condamner à demeurer derrière les Américains jusqu'à ce que nos esprits se soient enfin tout à fait américanisés et, quand ce sera le cas, il n'y a pas à douter qu'en réponse à notre décadence ils se seront perfectionnés dans leur art au point de venir à l'état où était le nôtre avant leur influence ; mais c'est notre faute, il n'y avait qu'à ne pas imiter la manière de mauvais livres c'est-à-dire de films déjà piètres.
Il faut d'ailleurs remarquer combien le « Show don't tell » est fondamentalement une doctrine de débutants, une simplification grossière faite pour flatter l'amateur et le conforter dans l'idée qu'il est lui-aussi un écrivain en puissance, qu'il ne faut pas davantage qu'une focalisation actionnelle pour réaliser des ouvrages au dynamisme entraînant, et que l'écriture n'est pas tant l'affaire de spécialistes subtils et délicats que d'applicateurs de trucs qui se transmettent et qu'on peut acquérir facilement en suivant des conseils en nombre limité – on lit pareillement Écriture, mémoires d'un métier de Stephen King sans en tirer beaucoup plus que des évidences pratiques et des généralités plates et douteuses, quoique très populaires. Je veux dire que, quoi qu'on pense des descriptions ampoulées et des effets de psychologie alambiquée, ce sont toujours néanmoins ces instances qui réclament le plus de peine à un auteur, bien davantage que la planification de faits même révélateurs, évidents en comparaison et qu'on peut presque produire à la chaîne, parce qu'il faut alors entrer dans un état plutôt que dans un mouvement, et qu'une essence est bien plus difficile à percevoir qu'une action. Porter son attention sur une intériorité ou sur l'interprétation d'un environnement implique toujours des arrêts minutieux, et il en résulte une faculté à se disposer à autrui qui non seulement rend le personnage plus complexe mais aussi qui permet d'en multiplier les motifs et d'infléchir ses actes : en cela, un récit qui n'est pas écrit sous le sceau du « Show don't tell » produit souvent des actions plus profondes et inattendues parce que l'écrivain s'est alors placé dans l'examen patient d'une situation dont autrement il n'aurait pas eu tant besoin (puisqu'il n'en eût pas écrit les cheminements : à quoi bon, dans une perspective si concrète et une telle priorité accordée à l'action, multiplier des notes et des approfondissements qui ne seront pas lus ? Si le showdon'teller réduit toujours la planification au minimum, c'est parce qu'il a acquis en manière de manifeste intérieur la pensée que pendant qu'on écrit on doit se défausser de tout enfoncement dans l'élaboration, ce qui vaut aussi bien pour la préparation du texte que pour le texte lui-même), et il a découvert des ressorts que seuls ces développements lui ont révélés. N'importe quel apprenti écrivain s'aperçoit en quelques heures que le plus considérable de son travail ne se situe jamais dans la narration qui n'est environ que déroulement programmé et relation d'une visualisation de l'extérieur (ce constat se fait aussi bien chez des collégiens qui parviennent sans trop de mal à raconter des faits plus ou moins précis), mais bel et bien en la recherche de singularités significatives rapportées à une circonstance : ce travail non seulement requiert d'appesantir l'esprit sur des finesses facilement exaspérantes pour l'auteur parce que peu rentables en termes de progression narrative (souvenir d'un paragraphe épuisant pour décrire, dans La Fortune des Norsmith, un simple château vu de l'extérieur et dont je disposais pourtant d'une photographie pour la recopier : au moins quatre heures de travail pour moins d'une dizaine de lignes), mais surtout nécessite du style, c'est-à-dire une expression conforme à une personnalité, faute de quoi tout personnage présente la superficialité d'un héros de Twilight. Il n'existe pas, il ne peut pas exister une description valeureuse sans un certain style, car ce style traduit la manière particulière dont le regard se pose sur ce qu'il observe, autrement la description est à peu près une énumération et une litanie objectives, pareille à la liste ennuyeuse et importune de tout ce qui figure dans le réfrigérateur de la protagoniste aux environs de la page deux de Si c'était vrai. Il faut bien, en effet, un peu distraire tout en « tellant », et le plaisir ne peut venir spontanément d'une description, qui n'est qu'un apport d'informations « secondaires » pour autant qu'on se contente de supposer un récit une progression par des faits, mais bien de la façon dont elle est agencée, de son point de vue, de son originalité, et c'est pourquoi chez le fervent du « Show don't tell » la moindre description est une platitude mortelle parce qu'on s'est contenté de la rendre utile à défaut d'attirer l'attention sur sa subtilité ou son élégance – si elle ne « sert » pas à définir ce qu'on doit visualiser, on la supprime. C'est ainsi que cette doctrine annihile le style comme un empêchement de l'action – où l'on constate assez bien que ses amateurs n'ont rien d'une plume singulière ou d'une pensée individuelle : le style les agace, plutôt ; comme ils en sont incapables, ils l'admettent une sorte de sophisme, quelque préciosité par quoi on masque ce qu'il suffit de voir et de montrer de l'extérieur.
Il est également vrai en cela que ce fameux « Show don't tell » n'est pas seulement un conseil technique et dépassionné : c'est surtout une flatterie adressée au lecteur insuffisant qui, soudain, se voit confirmé dans ses impatiences face au moindre style et dans son inaptitude à lire par exemple un roman de Balzac de bout en bout : ce n'est pas lui qui fait défaut, comprend-il alors, c'est l'écrivain qui, à l'époque plus primitive de son succès, a manqué sa réalisation (c'était certainement un siècle où le roman était moins perfectionné et où l'on apprenait à écrire !). Voici comment le Contemporain trouve une justification à ses insuffisances et se sent légitime à instruire son mépris et ses médisances contre de patients auteurs sur le fondement de ce qu'il y aurait « d'inutile » par exemple dans un À reboursdont il ne faudrait rien garder justement parce que c'est « difficile » et « trop lent ». On devine qu'à un poète ces gens répondraient que la poésie se juge différemment et intègre des règles distinctes, mais ils ne lisent pas de poésie en général, parce que ça « n'avance pas », tout au mieux la « zappent »-ils, vaguant d'extrait en extrait. La littérature se résume pour eux à une efficacité à la fois visuelle et temporelle : il faut que ça bouge et que ça ne s'arrête pas, c'est tout leur critère de qualité d'un point de vue formel, et comme il ne faut pas que leur ennui soit de leur faute, pour eux bien écrire se limite à cela, après que l'auteur ait rédigé les linéaments d'une intrigue. Ce conseil du « Show don't tell », le mauvais lecteur l'écoute d'autant plus attentivement qu'il le flatte dans l'incompétence si triviale qui le caractérise ; on lui communique indirectement : « Flaubert, que vous n'avez jamais su lire parce qu'il vous impatiente, avait tort de développer ainsi le "tell" au détriment du "show", c'est donc bien la faute de Flaubert si vous ne le lisez pas » (mais on lui trouvera bientôt toutes les excuses du temps moderne pour exprimer que, quand même, on est trop poli, parmi cette génération actuelle de béotiens, pour blâmer qui que ce soit, ce qui revient exactement au même).
Qu'on voie enfin l'inanité de faire tenir toute la technique narrative, et presque le roman entier, dans cette recette sous la forme d'un dicton : on fait ainsi des tutoriels pour imbéciles, on restreint ce qu'on est supposé composer et élaborer à un très petit nombre de préceptes réducteurs qu'on tourne en diminutifs ou en slogans anglais, c'est alors comme un guide de montage, un pas-à-pas, un schéma, où même l'enfant doit pouvoir assembler son étagère, en l'occurrence un livre ; et, à trouver comme ce proverbe est utilisé sur presque tous les sites de création littéraire, on constate comme il tombe très avantageusement, comme les gens s'en emparent avec avidité, espérant secrètement qu'un récit est la somme d'astuces simples, rien de plus, pour qu'une œuvre soit vraiment un objet démocratique et accessible à tous. On n'a rien vu de plus hideux ni de plus insultant que cette dénaturation de l'art, vulgarisée en basse cuisine : tout le monde veut que ce soit très facile, et tout le monde mange mal et fait mal à manger – c'est le moyen parfait pour que chacun se sente à la hauteur ! La littérature et l'art à portée de main : devenez le prochain Victor Hugo, suivez nos conseils en trois-quarts d'heure, vous produirez des textes que même Gallimard n'osera pas vous refuser – et en bonus gratuit, deux leçons (mais loin d'être exclusives) intitulées : « The adverb sucks », et : « The passive form makes you a passive guy » !
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