La contradiction, épreuve pour indiquer la sagesse

On ne rencontre plus d'individu qui se laisse vraiment convaincre, dont le jugement soit suffisamment élevé pour être sincèrement converti à des raisons logiques, qui puisse analyser des arguments à dessein foncier d'atteindre à quelque vérité plus grande : c'est même justement à cette absence d'accès qu'on reconnaît que nous ne vivons pas une époque d'individus. La cause de cela, j'en ai longtemps disserté ailleurs : un Contemporain est d'emblée persuadé et ne tolère pas qu'on le contredise, il faut pour son estime-de-soi qu'il n'ait pas tort, en quoi un contradicteur l'importune, car il n'a au fond pas tant d'attachement pour la vérité que pour lui-même, ce qu'avec infatuation il considère encore son « intégrité » et qu'il serait plus pertinent d'intituler « son enfance ».

Je crains qu'aussi longtemps qu'on cherche en toute société, on ne trouve qu'une espèce d'hommes, déclinée en variétés illusoires : quelle que soit son érudition, cette personne n'aspire qu'à être confirmée – l'ampleur de son savoir n'a rien à voir avec son ouverture, sa sagesse ne se mesure pas du tout à ce qu'il sait, c'est ce qui est trompeur au profane comme au philosophe. Si vous insistez auprès de lui, vous le dérangez et il vous admet comme gêneur, il vous appose l'étiquette d'importun. Si vous l'approuvez, il en profite pour de la pavane, ce qui représente une durée considérable et consiste en toute sa motivation à parler. C'est stupéfiant comme il est à présent impossible de construire une réflexion avec quelqu'un, y compris avec ceux qui sont les plus apparemment accessibles et instruits. Nul ne vous répond jamais : « Je ne sais si vous avez raison. J'ai besoin de me renseigner, d'y réfléchir avant de me déterminer. » ; cet usage de la circonspection n'est nullement un préalable à la discussion, on ne quête pas une épreuve, on ne veut pas réfléchir, mais on désire des confirmations de ce qu'on se répète depuis un certain temps. C'est pourquoi on ne parle longtemps avec un Contemporain qu'à condition d'être de son avis, c'est-à-dire de ne rien avoir à apprendre de fondamental de la conversation sinon des armes supplémentaires pour combattre un ennemi identique, autrement il vous abandonne tôt en taxant vos arguments d'entêtement parce qu'il refuse d'emblée d'y discerner la variété et la pertinence. Il préfère que vous soyez un opiniâtre insensé, et il déforme vos positions pour les déprécier à son avantage. Or, la quête authentique de vérité est fort éloignée de tels procédés.

L'époque de la véritable contradiction, si elle a existé, est révolue : on croirait entendre, pour tout répondant, le même répertoire de paralogismes et de mauvaise foi à la Schopenhauer, et je me demande, à les écouter ou les lire, comme il est possible que ces réparties ne desservent pas d'évidence ceux qui les prononcent, que leurs amis leur demeurent des défenseurs, que ces sympathisants ne décident pas sur-le-champ de les rabrouer pour ce qu'ils deviennent indignes à eux-mêmes s'ils leur furent un jour aimables pour leur esprit : si mes proches aventuraient de telles sornettes sans scrupule, si c'étaient même ma femme ou mon frère qui les osait, je croirais faire mon devoir humain en les désavouant hautement si le débat avait lieu en public. Mais on est toujours en un entre-soi, on défend premièrement des acolytes avant des idées, tout n'est que postures et services rendus, comme il est d'usage en brigade quand un policier jette un pavé à des manifestants ou à l'armée quand un soldat viole une femme en pays conquis : au mieux tourne-t-on les yeux vers ailleurs, au pire forme-t-on une réserve de pierres ou tient-on un bras ou une jambe. Cela s'appelle : être fidèle et solidaire, apparemment ; si l'on a des amis, c'est pour les soutenir en n'importe quelle situation même quand ils déraisonnent et ont évidemment tort. Sous cette égide de l'inconditionnel respect, on devient le défenseur et même le complice de la bêtise et de l'atrocité.

Le sage n'est pas cet homme-là. Il n'y a qu'une façon de le reconnaître – test qu'il faut vraiment tenter – c'est de lui poser une question à laquelle il est incompétent et ne peut détenir la réponse, particulièrement si l'on devine qu'il n'ignore pas lui-même sa lacune. Admet-il sa défaillance et écoute-t-il son interlocuteur avec curiosité sans ramener au connu ce qu'alors il ne sait point ? C'est alors une façon de porter son esprit vers l'activité : voilà le sage (et si mes articles sont tant préparés et relus qu'il est difficile de m'y prendre au piège, sur maintes autres choses, je le jure, c'est presque quotidiennement que j'avoue ma limite). Mais préparez-vous à ne rencontrer ce sage-là nulle part, il a tout à fait disparu. Tous parlent, même les plus sots, avec arrogance de ce dont ils n'ont en conscience pas la moindre idée, au point que vous serez sorti de la place avant d'en avoir obtenu de leur part le plus petit aveu. Le Contemporain a confondu l'humilité avec la véracité : il suppose qu'on peut continuellement mentir à condition de le faire selon une apparence sociable et modeste, et il ne permet pas qu'on affirme avec vigueur et sans une multitude de précautions oratoires qu'on sait quelque chose ni qu'on le prouve d'une façon éclatante et dure ; du reste, il n'entend pas qu'un même individu puisse reconnaître une certitude dans telle matière et une ignorance dans telle autre : ce lui fait l'effet d'une incohérence et le trouble, il préfèrerait s'en tenir à une confiance absolue en tous sujets, c'est ainsi plus simple et plus clair, plus facile à comprendre et à garder. Qu'un correspondant dont il apprécie la fermeté lui communique qu'il n'a pas d'idée nette sur tel sujet, et qu'il insiste encore à ne pas tracer de lien artificiel entre ce sujet et un autre où ses idées sont faites, cela désarçonne le Contemporain, à plus forte raison si c'est, dans tel domaine où il supposait une réponse préfabriquée, pour que son allié ne lui admette pas telle approbation d'office. Un sage lui est trop imprévisible pour le peu de temps qu'il veut accorder à consulter des avis comme on lit un journal du jour : ça ne va pas, ça manque de catégories c'est-à-dire de stéréotypes, tel homme ne peut avoir dit cela si on le sait en faveur de ceci, on voit que tout commentateur aujourd'hui s'en tient à une ligne et n'y déroge jamais, le propre du référent actuel est de ne jamais surprendre.

Je quête toujours la sagesse, obstinément : aussi, qu'on devine comme la sagesse me manque toujours...

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