L'uniforme distingue

Il est tout à fait plausible et vraisemblable que le port d'une tenue « uniforme » ne soit pas autant qu'on croit l'occasion pour quelqu'un de perdre de son individualité. Cela dépend, croit-on, de l'autorité et du pouvoir qu'on attribue aux représentants habituels de cet uniforme et dont le porteur se sent investi, et par exemple on suppose que le port d'un habit militaire abîme la capacité à se représenter autrement que comme dépositaire d'une force et d'un ordre, et l'on deviendrait à la fois plus docile et plus rigide, moins intègre individuellement, en s'habillant en tenue d'armée puisqu'on obéirait à des conventions que l'uniforme implique. Quoi ? celui qui obéit cesse toujours d'être un individu ? Celui qui, par exemple, se conforme de la plus excellente manière à l'art militaire après avoir enfilé l'uniforme ne serait déjà plus qu'un soldat comme les autres ? En pensant ainsi, on oppose l'individualité et l'imitation (on peut aussi imiter ce qu'on estime : on n'a pas encore parlé de passivité ni d'automatisme) ; on confond l'individualité et la distinction (on peut être un individu sans chercher à tout prix à s'opposer à un rôle qui nous convient parce qu'on l'a choisi), comme si l'individu, avec ou sans uniforme, n'était pas un être relativement sociable et décidé à certaines postures. On dit : « Cet homme acquiert de la dureté dès qu'il endosse le treillis kaki, c'est la preuve qu'il est influençable et manque d'individualité », mais même la dureté est bien la marque d'un certain caractère, et il existe plusieurs degrés personnels de la dureté (du reste, remarquons comme ces dires sont eux-mêmes fort convenus, relevant de la morale coutumière qui est à peu près l'uniforme que confère au langage l'esprit influençable). L'uniforme ne signifie pas toujours qu'on cesse d'exister comme individu, mais seulement qu'on s'adapte encore à une fonction, ce qu'on peut faire avec beaucoup de conviction individuelle, et les exemples qu'on prétend servir à me démentir, comme la célèbre expérience de Stanford au cours de laquelle on vit des hommes devenir des brutes parce qu'il avait revêtu l'uniforme de gardiens, ne prouvent point que les personnes revêtus des insignes d'un métier négligent ou perdent leur personnalité ; mais les dérives de la conscience qu'on leur a observées en l'occurrence, comme la pratique de comportements autoritaires et violents, démontreraient plutôt que des êtres relativement anodins et effacés, d'une indolence assez ordinaire, et dont on n'a malheureusement pas songé à mesurer au préalable s'ils avaient beaucoup de conscience c'est-à-dire s'ils étaient différents de leurs Contemporains, ont profité des circonstances pour, justement et au contraire, révéler ou acquérir une individualité prononcée, non sans initiatives et originalités brutales comme on le remarqua alors, fût-ce une individualité négative, une individualité de tortionnaire ou de bourreau. La connotation méliorative qu'on attache excessivement à l'idée d'individu a fait rejeter d'emblée, dans les conclusions de l'expérience, les marques de vice rencontrées chez ces personnes comme n'appartenant pas au registre de l'individu, où l'on a associé à tort le défaut d'individualité avec le manque de responsabilité. La façon dont les gens profitent en général d'une circonstance d'obéissance ou de pouvoir pour reporter ou nier leur culpabilité ne signifie pas qu'ils n'ont pas d'individualité car, en l'occurrence le zèle de ces gardiens de prison improvisés, au même titre que celui de nombre de « chemises brunes », ne fut pas le résultat d'une stupide imitation – personne ne leur avait indiqué peut-être comment un gardien de prison ou un nazi devait se comporter exactement, et on ignore quelle représentation ils se faisaient de tels statuts –, mais ils ont exprimé une façon de démarcation, de distinction, de personnalité, en un sens. Autrement dit, si l'on écarte résolument l'amalgame arbitraire de l'individualité et du bien, il est patent que ces gens non seulement ne furent pas exempts de volonté, mais qu'ils ont apporté des preuves d'enthousiasme et de créativité dans l'exécution de leur tâche, si atroce fût-elle, qu'ils furent en cela bel et bien des individus. L'uniforme n'y est pas pour peu, je pense, et, psychologiquement, je crois pouvoir l'expliquer logiquement de la façon suivante :

Toute personne aspire plus ou moins à se singulariser : c'est une tendance humaine de vouloir s'estimer par la manifestation d'une valeur intrinsèque et idiosyncratique. Or, le relatif anonymat d'une présentation sociale normée, comme l'uniforme, oblige à d'autres moyens de de distinction que l'apparence : l'individu peut éprouver alors la nécessité d'un comportement plus reconnaissable, au lieu que ce comportement se repère simplement par l'habit ; il se sent toujours l'intérêt de se valoriser, mais ne pouvant le faire par la singularité de son vêtement, il l'essaye par l'action et par l'esprit, je veux dire par des actions et un esprit au tour particulier. Ainsi, par exemple, dans les établissements scolaires où les adolescents sont habillés comme ils veulent, le style et l'appartenance se perçoivent d'emblée, au point que le sujet n'a guère d'intérêt à affirmer sa volonté puisqu'au premier coup d'œil il croit qu'il est par tout ce qu'il présente et représente de manière visible : c'est ainsi que souvent, il s'arrange même pour être aisément identifiable extérieurement. Mais le port contraint d'un uniforme rompt cet étalage superficiel qui sert à la tranquille et fausse assurance de personnalité : on veut alors continuer d'indiquer qui l'on est, mais nulle apparence n'y supplée aussi facilement que la codification d'un vêtement. Quand dans un groupe on n'a pas la possibilité d'une originalité ostentatoire, c'est d'autre façon, comportementale et réflexive, qu'on est contraint de révéler une identité si on le souhaite, car il n'y a guère autre chose par quoi on peut se distinguer, ce qui peut certes obliger à des excès également ostentatoires, mais c'est du moins davantage une marque d'être que de paraître, et c'est par où je prétends logiquement que l'uniforme distingue : comme il ne permet pas au premier coup d'œil de reconnaître et de se contenter d'une idée de catégorie de la personne vue, il rend nécessaire à la fois chez celui qui « pose » la pratique d'un réel comportementet chez l'observateur une forme plus poussée d'examen qui oblige à connaître au lieu de seulement apercevoir et classer. Le profit de l'uniforme, c'est donc qu'on ne dirige plus le jugement paresseusement vers des formes ou des aspects (de soi ou d'autrui), de sorte que pour se former une opinion sur quelqu'un, il faut recourir à des témoignages plus affinés, à des contacts interpersonnels, à des manifestations d'actions ou de pensées, avant de tâcher pour soi d'imiter au moins des postures « en actes » : c'est ainsi que le jugement-d'emblée tend à se changer en variété de discernement, même rudimentaire. Voilà pourquoi, en-dehors de toutes considérations économiques et organisationnelles, j'aurais tendance à plaider pour l'uniforme obligatoire à l'École, mais c'est à condition que, pour se sentir eux-aussi tenus de se démarquer par l'esprit et par l'activité (ce qui pour l'heure leur manque cruellement), les professeurs y soient également assignés.

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