L'esclave au moins fait
Je sais qu'il est aisé pour l'esclave de contester sa soumission au moyen de toutes sortes d'arguties et de sophismes qui lui servent d'échappatoires et d'exutoires, que c'est sans doute une condition de son estime-de-soi de ne pas se prétendre résigné à l'autorité, et qu'il lui est nécessaire, pour sa survie même, de s'admettre libre en dépit de ses chaînes ainsi que de croire en sa subversion et de se représenter que c'est au détriment de son maître s'il le sert. Je ne veux pas m'attacher à la mauvaise foi de l'esclave, ni réfuter que c'est toujours en quelque façon une faiblesse de consentir et d'obéir veulement à autrui, ni que c'est se faire l'auxiliaire du tyran et participer pour sa honte à sa propre maltraitance que de lui agréer, mais dans le cas où le maître est une femme et l'esclave un homme, situation où se rencontre, à ce qu'il paraît, la plupart des couples actuels, je m'interroge si ce rapport signifie que l'homme est inférieur à sa compagne, puisqu'elle est parvenue à en obtenir quelque humiliante et presque inconditionnelle servilité, ou si le problème n'est pas plus complexe. Car enfin, que la femme se soit, au cours des siècles, élevée au-dessus de l'homme au point que leur inégalité se soit souvent inversée, voilà qui ne signifie pas que l'homme ne se soit pas lui-même considérablement rapetissé par ses attitudes, de sorte que la hauteur est devenue relative et qu'on ne peut juger absolument de la supériorité des femmes actuelles qu'après avoir comparé pour le moins des époques. Mais même dans cette relation entre l'homme et la femme où il s'agit d'évaluer qui l'emporte en grandeur, c'est un peu vite qu'on suppose que l'esclave a abandonné ou perdu la partie et que le maître, disposant de lui avec toutes les marques du triomphe de la domination, est effectivement celui qui profite le plus, car l'esclave au moins fait : comment rendre la victoire de ce simple agir ? Cette notion s'éprouve davantage qu'elle se théorise, et j'aimerais en indiquer un exemple.
L'homme est – admettons – condamné à tondre la pelouse. Comme des années d'usage l'y contraignent tacitement ou explicitement, il se rend en plein air, qu'il soit conscient ou non de sa résignation, qu'il prétende y prendre ou non un plaisir de consolation, qu'il se reconnaisse la nécessité de cette action ou pas, et quels que soient l'image que la tâche lui donne ainsi que les poses qu'il prend pour se persuader qu'il n'y a pas perdu sa virilité, il pousse sa machine, dans le bruit et l'effort. Il ressent quelque chose. Il ressent au moins une peine. Il ressent les effets du climat. Il ressent non forcément la satisfaction d'être parmi la nature, mais le jeu de ses muscles. Il est vrai que ça ne signifie point qu'il rende une grande puissance, mais il est en tous cas une force agissante ou, si l'on préfère, un outil, fût-ce l'outil de sa femme. Or, c'est une sensation que ne connaissent pas ceux qui ne font que des actions minuscules. Le corps de l'homme, à cet âpre contact, se développe rien qu'un peu, s'entretient légèrement. Il peut fort bien ne penser à rien en tondant la pelouse, ou ne penser qu'au strict nécessaire, par exemple qu'à cette ligne de gazon dont il doit superposer la roue de son engin, mais il exécute quelque chose, son corps rend une activité, une activité véritable. Il n'a peut-être pas décidé de passer la tondeuse, on peut le lui avoir ordonné ou il peut se l'être ordonné sous la forme d'une menace qu'il pressent s'il ne le fait point, n'empêche, on ne saurait lui retirer la faculté de le faire, même si c'est une moindre faculté. Bien entendu, il pourrait, au surplus, y mettre de la performance, ou il pourrait en profiter pour réfléchir à certaines choses difficiles pendant qu'il rend cet effort – je doute qu'en général il le fasse, mais avec un désir d'émulation il mettrait ce temps à profit pour s'améliorer ou pour exceller, je veux dire : tondre la pelouse a beau être une action assez négligeable, c'est quand même une action où l'on s'exerce et où l'on peut progresser. Je dis qu'un homme qui travaille ainsi, même pour quelque labeur subalterne, développe son corps, développe une compétence, développe la base d'une individualité, et que la fatigue qu'on tire d'une activité est la preuve d'un certain développement – c'est ce qui réjouit plus ou moins consciemment quand on est fatigué : on sent qu'on a fait. Il apprendalors souvent, et s'il n'apprend pas, il prouve qu'il sait faire. Je constate qu'il y a une force émergente, une sorte de puissance dans cette autonomie même limitée. L'esclave est un acte, même un acte réduit. Il éprouve quelque chose de cette puissance chaque fois qu'il prouve qu'il réalise quelque chose comme un acte.
Si sa femme se contente alors de regarder la télévision allongée dans le canapé du salon, je prétends qu'elle vaut moins que lui, en dépit de son autorité et de sa domination morale, parce qu'elle n'apprend ni ne fait rien, parce qu'elle ne tire aucun avantage de l'occupation à quoi se substitue son commandement. Une personne de loisir en général n'a aucune grandeur, parce qu'ignorant ce que c'est que de faire elle ignore aussi ce que c'est que d'être, et elle perd son potentiel. Une telle femme, toute victorieuse qu'elle est, est foncièrement une femme décadente – elle grossit, elle perd son temps à des futilités tandis qu'elle croit en gagner à se servir d'un esclave. Elle ne connaît pas l'étrange et essentiel sentiment de sa force et de son utilité, en quoi se résume le mot : accomplissement, même partiel. Certes, elle jouit de sa paresse, et le monde contemporain voudrait que la jouissance fût un gage de réussite. Mais c'est un tout autre ordre de compréhension que de savoir que la grandeur est une somme de facultés personnelles. Or, si demain cette femme ne dispose plus de son esclave, c'est bientôt la pourriture dans son jardin, ce pourrait aussi être la pourriture dans sa maison, et ce pourrait être encore la pourriture dans son existence. L'entretien de l'être est reflété par la capacité qu'on a d'entretenir les choses, en quoi il n'existe point de grandeur paresseuse. Mieux vaut l'esclave, donc, au maître indolent : ce dernier n'a qu'à se réjouir de posséder, mais il feint de ne pas connaître qu'on ne possède que ce qui nous anime, corps et esprit.
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