L'ère de la micro-histoire
J'ignore s'il faut continuer d'appeler « post-histoire », selon le mot fameux de Philippe Muray, l'ère où nous vivons, qui correspond à la terminaison de tout événement d'ampleur, au nivellement de tout effet d'importance, à l'établissement apparemment définitif de toute une plate concorde établie par la promotion d'un confort identique avec ou sans ersatz de félicité. Il n'y a plus d'histoire et l'histoire est passée, écrivait-il en substance, parce que plus rien n'arrive d'important qui justifie le maintien d'une telle mesure, d'un tel mètre-étalon, d'un tel ordre de grandeur, tenant effectivement la comparaison avec l'histoire telle que nous la connaissons et l'avons apprise ; tout dorénavant est trop fabriqué, trop enflé, disproportionné par rapport aux faits minuscules qui nous environnent et qu'une estime-de-soi personnelle et collective, qu'une bonne conscience sociale, nous incite à exacerber en Événements auxquels nous participerions malgré nous, sans effort, fatalement, par quelque entraînement nécessaire et parce qu'après tout « nous y sommes ». Nous nous haussons perpétuellement à une hauteur qui n'est plus la nôtre, dont nous sommes objectivement indignes, en-dehors de notre état, nous contentant de faire les importants, les intéressants, les conséquents, les individus, passant en fait un temps considérable à singer l'homme historique pour nous sentir mieux avec nous-mêmes et nier notre insignifiance dans l'oubli et la déraison, dans les passions. Notre plus grand ridicule, c'est d'insister tant pour renier la réalité de notre inconséquence. Nous nous englobons chacun derrière des institutions très vastes et prétendument respectables qui ont l'air d'agir, nous nous plaisons à nous incarner en elles, à les visualiser comme si nous en faisions partie, comme si nous y étions, à nous figurer puissants à travers elles, influents et autoritaires ; parfois, au lieu de dire : « le gouvernement », on dira : « nous », et puis l'on feindra de ne pas s'apercevoir que ces institutions, comme nous, sont gonflées d'intentions sans agir, sans action véritable, sans acte, tout au plus des semblants d'actes, des actes notariés, des actes de commerces, des actes manqués. Notre contemporanéité consiste en l'ère de la fondation et de l'enracinement d'une foi, foi nécessaire, foi à tous prix, la foi qu'il subsiste chez nous des acteurs historiques où le citoyen peut se sentir représenté et se croire lui-même acteur par procuration. On dit : « La France » ou : « Tel ministre », et l'on commence ainsi une phrase avec souffle et panache dans le goût de démontrer qu'une volonté a produit une chose, mais la phrase achoppe quand l'esprit la rejoint, quand la représentation et l'idée l'atteignent, un moindre contradicteur vous surprend à hésiter dès l'abord ; au fond, c'est vrai, il n'y a pas grand-chose, c'est vrai, bien vrai que c'est assez pathétique à présent ce qu'on appelle un « acte » et que l'on s'apprêtait à prendre pour exemple, ça n'a même presque rien à voir avec l'entrée du mot dans le dictionnaire, et l'on se souvient seulement d'un Dominique de Villepin qui, en dernier chevalier d'un monde révolu et désuet, effrayant de résolution quand même, si effrayant d'anachronisme qu'on se demande aujourd'hui s'il faudrait le punir d'avoir pris un tel risque, intempestif et presque irresponsable, exprima ses doutes et refus aux Etats-Unis d'entrer, sur un motif fabriqué et illusoire, en guerre contre l'Irak. Cet homme ultime, au style hautain de paltoquet, de muscadin, de mirliflore, de sigisbée, osa un cuisant camouflet de dédain assumé au reste du monde si solidaire ; désobéissant, il avait dit, seul contre beaucoup... qu'il n'agirait pas ! – et tout s'est éteint de nouveau depuis cette audace qui ne fut malgré tout qu'une décision-de-ne-pas, une indécision quoique ferme, ce que d'aucuns, je crois, appellent une nolonté, flamme vacillante ranimée un très court quart d'heure. Puis plus rien. On aura sans doute, comme ça, de temps en temps, le spectacle de quelques minutes de bravoure, non : de courage, non : de rien qu'un peu de franchise à la française, tous les dix ou vingt ans, ou bien des ersatz plus réguliers dans nos assemblées fanfaronnes. On qualifiera ce genre de sincérité solitaire « d'historique », on s'en fera une fierté personnelle, on la rattachera à soi comme si l'on en était personnellement désireux et capable, on prétendra que décidément les Français etc, c'est-à-dire que chacun comme un individu etc.. Muray eut raison d'admettre qu'à cet examen impitoyable des proportions, notre histoire est passée : nous nous leurrons continuellement à présent sur des simulacres rassurants d'actions. Mais c'est bien fini, l'acte est d'hier, puisqu'une simple bougonnerie mâtinée de verve nous paraît à présent auréolée telle une grande action d'éclat.
Mais je songe à présent qu'il serait peut-être plus pertinent de renommer notre époque « micro-histoire », dans la mesure où l'on est forcés de reconnaitre que des actions continuent de survenir dans le cours de la vie, où ces actions, même de peu d'audace, s'amalgament encore, quoiqu'avec une lenteur exaspérante, au sein d'une mentalité similaire et grégaire, et où cette somme de faits infinitésimaux et négligeables – faits qu'en cela l'on ne saurait désigner du nom de « moments » – constitue quand même à la fin une façon d'évolution, de progression ou de succession, visible depuis un recul fort éloigné, quoique sans heurt ni apogée comparables à ce que contient notre passé, à peu près comme à la préhistoire et même au néolithique les siècles sont indiscernables hormis quelque idée vague et symbolique comme l'appartenance à une ère indistincte où l'on maîtrisait le feu ou bien celle où l'on s'essaya à l'agriculture, on ignore précisément quand. Car il y a des faits qui se produisent encore, et si ces faits sont minuscules, s'ils n'ont plus rien à voir avec des actes, ils sont bien historiques au sens où ils constituent des enchaînements d'actions aux développements dérisoires mais existants. Alors pourquoi « post-histoire » ? pourquoi cette désignation qui paraît, ainsi exprimée, une sorte d'insulte délibérée, de revanche gratuite, de provocation rancuneuse ? On y suggère que le contemporain est fautif et misérable au point de ne plus mériter du tout de figurer dans l'histoire normale, il en serait devenu indigne, éjecté, indésirable ou paria. Je crois pourtant bel et bien en une rupture d'effets, et que notre monde, que notre temps, que notre société si lourdement ordonnée, ne se présentent plus comme un potentiel de révolutions, comme une charnière, comme une instabilité, comme une possible et un peu inquiétante bascule d'un moment à l'autre, mais faut-il prétendre pour autant que l'histoire n'est plus ? Cette « défaillance à l'acte », dans une communauté du confort où l'acte est pressenti comme un risque, comme la probabilité d'une perte, comme la réalisation d'un fait probablement contre-productif à l'intérêt immédiat de celui qui s'y essaierait, est aussi sans doute la conséquence d'un régime démocratique de foule, notamment de foule démesurée et de forme surtout républicaine, qui ne permet pas d'altération rapide de la société dans quelque sens que ce soit. C'est le tort des assemblées et des consultations multiples, particulièrement de celles où l'on croit savoir qu'il s'agit de s'accorder pour se sentir constructif et bon, comme au conclave où les cardinaux votent à répétition jusqu'à obtenir une unanimité, de guerre lasse – on dirait ainsi, après des jours de compromissions dilutives : « habemus opinionem ». Notre unique et mièvre idéal d'union symbolique indique que c'est le meilleur usage des peuples de n'accorder son point de vue qu'à l'élection d'une même vision, d'un ordre uniforme, quitte à se négliger soi-même, quitte à s'annihiler, quitte à sortir de sa raison propre pour emprunter la pensée collective qui est bien en général ce qu'il y a de plus contraire à une réflexion – la conscience appellera cela « consensus », et c'est une variété du sacrifice que des réminiscences chrétiennes enracinées feront admettre un acte généreux, et l'on sera réconforté enfin d'adhérer tant la discussion et la contradiction, pour des esprits fatigables et ne tenant beaucoup à rien, ont quelque chose de pénible et d'inquiétant. C'est notamment à cause de ce processus que, dorénavant, par ce régime et cette morale, la décision forte, devenue presque indésirable et d'où pouvait naître l'histoire, procède à présent d'un agglomérat de personnes départies de réflexion et d'éthique, au surplus fortement incitées à la conformité c'est-à-dire à souscrire à un avis au motif principal qu'il est le plus répandu, ce qui se traduit désormais en façon d'expectative, en quelque perpétuelle et largement inconsciente tentative de prévision de la » morale du milieu » qu'on tient encore à qualifier de « juste » et à appeler « mesure » ou « sagesse ». On ne réalise donc que des résolutions faibles et attendues, de celles qui s'attachent à ne courir aucun risque, à ne bouleverser nulle doctrine admise, à ne se singulariser d'aucune pertinente manière, que toutes celles surtout qu'un esprit assez médiocre est en capacité d'anticiper de ses pairs, qu'on sait lentes à venir, convenues et sans surplomb, foncièrement issues d'un souhait d'assimilation ainsi qu'on le constate dans les groupes politiques qui, dans les différentes Chambres françaises et étrangères, parlent tous à peu près d'une même voix y compris pour admettre les bêtises les plus flagrantes pourvu qu'elles soient concertées, pourvu qu'elles ne distinguent personne du troupeau accordé et consentant. C'est à peu près l'histoire de nos conventions européennes ou mondiales, climatiques par exemple : à assemblées nombreuses, décisions plates et convenues, des projets départis d'actions. C'est pourquoi, dans un tel système où les divergences prennent essentiellement la forme de proverbes opportunistes, c'est toujours comme un hasard quand quelque chose se fait et advient, notamment quelque chose de portée historique, quelque chose de fort comme une individualité ; mais on n'y sent nulle volonté ou détermination propre, nulle intention personnelle, c'était juste une imprégnation fatidique englobant des êtres grégaires et conditionnés qui ont estimé qu'ils ne pouvaient plus faire moins, imprégnation qui abîme, en la confondant et en l'écrasant sous l'abondance du flot inepte, la parole belle des individus rares qui, eux, savent penser en-dehors de l'esprit du large, c'est-à-dire avec méthode et raison. Ces individus ont une boussole pour maintenir un certain cap et, comme maints explorateurs, on les accuse toujours d'extravaguer quelque peu, parce qu'ils choquent le « bon sens » attaché aux mêmes instruments, bon sens qui n'est lui-même que le mauvais déguisé, qui ne correspond en tout qu'à la prudence du matelot mercenaire, pusillanime et plus ou moins madré, que partout on apprend à servir ici en manière de facilités et d'heureuse concorde. Ici, le contemporain se contredit longtemps, mais sans force, sans hauteur, sans arbitre sérieux, sans discernement des êtres, sans hiérarchie des mérites, au point que c'est à peine un débat ou une contradiction, rien d'antique, rien d'élevé ni de véritablement politique, rien de réel en somme, rien de noble et de plus adulte que physiquement, tout se neutralise en concepts de vanité, en fouillis irrationnel qu'un despote au moins eût pris l'initiative de trancher. Cet atermoiement sans critère exaspère le sage qui en paraît alors fanatique ; il n'y a plus d'indice commun pour juger une vérité, plus d'autorité suprême et reconnue pour l'arbitrer, notre époque estime la vérité un simple outil, fort relatif, un usage, une commodité qu'on peut retourner au bénéfice de sa conscience, celle notamment qui se satisfait d'être accordée avec le plus grand nombre au sein de son plus proche environnement, par souci de tranquillité, de candeur, par paix de ne point devoir s'opposer. Ce système démocratique associé à la nécessité du consensus – qui n'est néanmoins peut-être pas le pire des systèmes, ce dont je veux bien convenir –, parasite, emmêle, atténue et complaît ; il associe toute raison isolée à de l'entêtement et au radicalisme ; il fabrique des accusations de « réactance » en ostracisant toute opinion ferme c'est-à-dire véritable ; il fait indistinct, par la multitude confondante des idées présentées sans hiérarchie et égalisées par droit du temps de parole, ce qui dépendait du jugement personnel et de la sélection argumentée, ce qui, au sens propre, était discriminé en valeurs, en supérieur et en inférieur – on ne dit plus, on ne pense plus, on n'oserait plus : « Quel imbécile ! Il a tort ! ». Ainsi, la démocratie représentative est un phagocytage réciproque de microparticules où, pareils à des électrons, les avis particuliers se multiplient à vitesse folle, sans directionnement, sans correction rationnelle, sans aucun arbitre d'objectivité et de moralité, ne donnant lieu, en fait d'histoire, qu'au ralentissement d'un destin, qu'à une atténuation et une offuscation de forces conductrices, qu'à l'amalgame de divergences sans résolution d'action positive. Tout est bâtard est indolent en démocratie – c'est sa vertu, paraît-il, qu'elle ne fait encourir aucun risque à personne –, tout est innocuité et anodin dans nos démocraties issues, réalisées, advenues, imprégnées d'égalité fraternelle et poisseuse et d'indistinction abêtissante, parce qu'il faut écouter tout le monde, parce que tout le monde a fini par croire bon et juste d'écouter tout le monde même les plus idiots et inutiles, et que cette perte de temps, la longue patience même pour des imbéciles, noie le sentiment nécessaire de la hauteur dans une habitude de mansuétude de maître d'école où « chacun vaut chacun » selon ce qu'il « faut humainement » penser dans le « respect des droits de l'homme » c'est-à-dire du dernier des crétins. Rien n'y fait, nulle mauvaise expérience, même renouvelée ou quotidienne, on se sent le devoir d'entendre tout le monde, notamment parce que tout le monde espère son tour à la tribune, son moment de célébrité, à ce qu'il croit, sa gloire d'un quart d'heure qu'une égalité principielle et légale lui permet, ce pour quoi, patiemment, chacun tolère l'inutile comme lui qui lui donnera la parole et dont il oubliera, au premier instant de son piteux discours, qu'il prend strictement l'ennuyeuse et inutile place – paradoxe insolent du miroir qui perd la mémoire où même son image est foncièrement devenue un ennui (le logos n'existe plus à cause de ce qu'on en est venu à admettre que toute parole en vaut une autre). Tout se dérange, se nivelle, s'embarrasse, se rallonge en démocratie ; on ne sait plus qui écouter ni à qui faire confiance ; alors, les avis les plus moites, les plus douceâtres, procédant des plus furieusement adeptes de l'« entre-deux », ceux qui semblent les plus susceptibles, dans un certain délai imparti, d'être acceptés même par tous les contraires, sont promus au « bénéfice du doute », consentis et votés par lassitude et par souhait de donner enfin l'air de parvenir utilement à quelque chose, fût-ce une insignifiance, un article quelconque mais propre à se parer pour le mérite et la pavane du nom de résultat ou de conclusion ; c'est que tous nos gouvernements modernes, au fond, sont des gouvernement de cohabitation. Et par le jeu réitéré de la probabilité qu'en politique même un novice finit par constater et qui fait systématiquement admettre l'opinion et la proposition la plus sympathique c'est-à-dire la moins forte et audacieuse, tout retombe et s'endort dans cette moraline indigente tant décriée par Nietzsche et devenant, ô le plus lamentable des paradoxes ! la moraline une arme ! une arme politique ! une arme de persuasion pour réussir ! Complaire, c'est-à-dire tenir le discours le moins engagé et distinct, c'est réussir à faire valoir publiquement sa loi, la loi du sempiternel milieu, la loi de l'intermédiaire et du veule, la loi du normal et du gentillet. C'est par ce mécanisme parfaitement logique au sein d'une population abêtie et niaise, si appauvrie spirituellement d'un confort si passivement reçu, qu'au prétexte que l'autocratie est notoirement la tyrannie d'un seul, on admet favorable et souhaitable l'exact contraire d'une tyrannie, à savoir, en un sens effectif et profond, le contraire de l'individu et de la puissance, l'opposé de ce qui provoque l'événement, et donc l'antipode de l'histoire et de ses initiateurs, en quoi se réalise alors une autre tyrannie, la tyrannie de la multitude, la tyrannie du pluralisme, la tyrannie du moule érigée et dirigée par des moules. Notre démocratie renâcle à l'histoire par ce qu'elle a peur d'oser l'histoire, c'est-à-dire à tout ce qui s'apparente à l'instauration d'une force, d'une nouveauté, à la succession imposée contre le temps mou, au changement vrai qui figure précisément l'action historique : la démocratie telle qu'on la trouve aujourd'hui, c'est le régime de l'opposition à la forme la plus initiatrice de l'acte, à l'acte de nolonté, c'est-à-dire à la désobéissance et à la fondation, et elle n'est capable d'exprimer de contradiction qu'à ce qui contredit ses usages et ce qu'elle estime son progrès irrévocable et millénaire, à ses traditions et à sa morale inconsidérées de toute éternité, elle n'est plus qu'une opposition à tout ce qui pourrait s'opposer à la lente et insensible progression des siècles démocratiques ; elle est donc foncièrement une opposition à l'histoire. Et si, à ce point de ma réflexion, on peut légitimement s'interroger sur la dimension conservatrice de n'importe quel régime politique, si évidemment tout ce qui établit et accède au pouvoir – roi, empereur, assemblée aristocratique ou oligarchique autant que peuple – tend toujours à maintenir la forme instituée du pouvoir pour le conserver, si en cela toute forme de gouvernement est structurellement un immobilisme et une résistance au renouveau, chaque fois au moins, dans la grand majorité des variétés politiques, on a admis que le « gouverneur », qui fabrique l'histoire, devait appartenir à quelque « race élevée » apte aux décisions réelles c'est-à-dire à la surprise supérieure de l'histoire, surprise qui procède de la faculté suprême et rare de prédire des faits, de les favoriser ou de les contrecarrer : dans tout autre système politique un gouvernement est recommandé pour être provocateur d'histoire. Mais cette « élection » se dément dans toute démocratie où l'on ne s'efforce pas même d'édifier le peuple à un certain degré intellectuel ou moral, où le peuple exige de s'identifier à ses élus, et où l'on voit que les présidents successifs, comme en France au moins depuis M. Chirac, appartiennent largement au peuple banal, c'est-à-dire sont désespérément normaux, sans vision ni idéal, sans philosophie, souvent même sans lecture, sans mérite à peu près que d'avoir l'air de compagnons avec références, certainement pas des grandeurs, des hauteurs ou des autorités, encore moins des altesses, des majestés ou des excellences, rien de ce qui suppose la faculté distincte de donner une forme et une impulsion à l'histoire. C'est sans doute pourquoi la réalité du XXe siècle depuis 1918, si l'on y regarde bien et si l'on consent à l'interpréter avec acuité en-dehors des conventions, c'est le triomphe de ce qui a résisté à l'histoire : l'histoire comme point d'arrêt à toute initiative originale et risquée, comme succès à contrecarrer toute espèce de changement vif, comme lutte et comme coalition réussie d'innocents sans vigueur au détriment de toute vision en marche vibrant avec fermeté vers une identité, vers une altérité, vers l'œuvre et la réalisation d'un avenir dur, en somme vers une véritable puissance qui dément, révèle et ridiculise l'enfance des assemblées qui les ralentissent. Les Allemands du IIIe Reich, on ne leur retirera jamais leur volonté de visionnaires, du moins à leur gouvernement, tandis que les Alliés furent d'une redoutable mollesse, à l'exception de ceux qui surent mener une guerre vigoureuse, les Russes surtout, c'est-à-dire encore des émanations de dictature et que l'Occident se crut en devoir de vaincre ensuite. Au fond, presque tout le siècle passé ne consista, pour vertu exacerbée à la bêtise populaire, qu'en une paralysie gênant, bloquant, entravant toute inflexion assimilable à un individu ou à un peuple lui-même assimilable à un individu ; et tout ce qui a voulu imprimer une marque singulière pareille à une destinée, à une empreinte, à une emprise sur les lieux et sur les temps, c'est justement ce que l'époque, préférant croire aux bienfaits du lieu et du temps immuables et bonasses, a empêché, frustré et condamné à son rythme d'homogénéité pitoyable et de ferveur pour la lenteur. En sorte qu'on peut affirmer sans démesure que depuis au moins cent ans l'histoire qui domine, l'histoire morale, autrement dit l'histoire du vainqueur, se définit exactement comme une résistance à l'histoire, comme une contrainte faite à l'action historique, comme une anti-histoire ; symboliquement, notre histoire relativement récente consiste en un conflit entre deux termes : d'une part la position qu'on vante et qui gagne contre d'autre part le déplacement qu'on accuse et qui pâtit. Le goût pour une façon d'inéluctable divin, indevinable et propice, pour la docilité en faveur de cet inéluctable, de ce « naturel des choses » qui vont leur rythme « immuable » sans événement critique ni forçage d'aucune sorte, l'emporte contre la désobéissance humaine dorénavant systématiquement associée à l'excès, à la barbarie et au mal. Notre histoire après la Première Guerre mondiale indique la répugnance et la crainte de toute affirmation du soi et tout particulièrement de toute affirmation à laquelle autrui pourrait prétendre par différenciation, elle ne s'est donc pas « bâtie » à proprement parler, elle ne s'est pas « érigée », parce qu'elle n'a consisté qu'en une opposition, elle a mis un frein à ce qu'il y avait jusque-là de plus authentiquement historique, à l'événement, à son mouvement volontaire, à ce qu'on appelle encore des « décisions historiques », autrement dit, justement, à l'ère des bâtisseurs, à ce que j'appellerais en insistant sur quelque virilité de la puissance : « l'époque des érections ». Notre contemporanéité a déconstruit la grande volonté en lui démontrant par sa violence rétive l'échec de toutes tentatives. À bien l'examiner, l'histoire de notre histoire ou plutôt son esprit, c'est la volonté systématique et de plus en plus puissante d'un empêchement à toute entreprise de prise en main ferme et particulière du sort, de façon qu'on peut dire sans exagérer que la volonté de notre époque consiste en celle, veule et dernière, d'une suppression de la volonté véritable, ce qui se vérifie en ce qu'un pays doit surtout ne plus rien vouloir de singulier, de personnel, de propre, de national ; s'il espère secrètement ou tacitement triompher à établir l'omniprésence homogène de sa volonté et ainsi la concurrence internationale de ses propres vœux, il est sagement tenu de se résoudre aux objectifs communs et décents, et doit se contenter d'un rang dans l'accession à une même catégorie de désirs uniformes et préalablement validés par tous les autres. Soyons francs, et décrivons-nous enfin tels que nous sommes : nous avons abandonné l'histoire humaine pour l'histoire des temps ; nous avons quitté l'histoire des hommes, l'histoire par exemple des grands hommes, pour l'histoire de l'homme, de l'humanité indistincte et médiocre, sans appropriation ni appartenance, sans revendication ni responsabilité particulière, sans concurrence, nivelée au « bon sens » inoffensif. Nous avons renoncé à faire l'histoire, à la bâtir de la force d'une volonté contre sa destinée latente, il ne s'agit jamais plus de la provoquer mais de la confirmer ou l'accompagner, plus de l'infléchir mais de l'investir : l'histoire nous est devenue une onde, un courant, une ambiance où il faut frayer en son sens et surtout sans barrage. Sans puissance. La conquête est honnie, intempestive, pourchassée, l'idée même de la conquête est atténuée en une gloriole stupide et partagée. Il ne faut pas se distinguer. L'histoire d'à présent, ce n'est plus – pour reprendre un Camus enfin sincère envers Sartre – que tourner son fauteuil dans le sens de l'histoire. On trouva en France ce nouveau et curieux paradigme explicité et symbolisé par la candidature d'un président qui exposa sa normalité tout en arborant le désir de changement : il ne mentait point, il donnait à l'histoire la signification qu'elle avait prise bien avant lui, celle où le dirigeant n'est ni d'une nature ni d'une volonté à modifier le cours de l'histoire, idée qui, précisément, réalise un changement idéologique sans précédent dans la conception de la direction d'une Nation : normalité et changement, donc, cela peut bel et bien aller ensemble, puisque, plus que l'aveu, l'ambition même de cette normalité était jusqu'alors inédit. L'État vu comme un état, inchangeable, constant, sans heurt : paradigme parfaitement à la mode, séculaire et temporel, bien ancré dans la mentalité de notre époque, et parfaitement anhistorique. La dernière fois, il a fallu, comme argument de vote, qu'on s'engage à ces que les membres du gouvernement appartiennent pour moitié à la « société civile » : c'est foncièrement la philosophie de notre contemporanéité, celle du politicien vu comme simple et passif administrateur de l'histoire, et qui n'imposera rien à l'histoire, qui ne la « fera » point et plus encore : qui s'y engage. Ainsi, c'est annoncé, sans trahison ni sentiment du ridicule : pas de rupture grandiose, pas d'honneur à diriger, pas de pouvoir suprême dont on use, mais rien que le maintien, la conservation d'un régime, aucune ambition, nulle supériorité écrasante, la continuation, ce qui se résume à la formule célèbre : « le changement dans la continuité ». Des lois surérogatoires, superfétatoires même. Plus que vétilles et arguties. Une communauté de pleutres grégaires sans idéaux entretenant l'inertie d'une vieille machine en marche. Pas de réforme, l'illusion de réformes. Et surtout, demeurer dans le cercle identifié internationalement comme « bien », c'est-à-dire des pays similaires en vertus : or, les vertus les plus accessibles et donc les plus communes sont les plus médiocres. De là : être médiocre pour être bon, ainsi ne pas sembler hautain. Ne pas susciter l'inimitié de gens très bien qui, ne faisant rien d'historique, n'aimeraient pas qu'on les stigmatise. Une injonction paradoxale : tâcher d'avoir une prestance historique dans cette eau molle, comme quelque « poisson d'importance », mais ne surtout pas « faire de vagues », ne surtout pas faire d'histoire ou l'histoire. L'histoire comme le concept de ce qui ne doit pas être dirigé mais qui dirige, comme un courant qu'il faut suivre. L'histoire qui doit faire le gouvernant, et surtout pas le gouvernant qui doit marquer l'histoire. À l'extrême rigueur, que le meilleur gouvernant soit admis celui qui précipite la direction de l'histoire, qui l'accélère vers où elle a l'air de vouloir aller. Voilà, en un mot, la politique dans une démocratie contemporaine : pas de remous dans le long bain de l'histoire.
Pourtant, ceci posé, il faut reconnaître que les gens, les citoyens, les contemporains, se figurent et sentent toujours une histoire, cette sorte de fluide invisible qui est comme un véhicule dont ils sont passagers, qui les imprègne d'une sensation de relatifs vitesse et transport, et c'est sans doute, sans contredit sous cette forme, parce qu'elle existe en effet, je veux dire que ce n'est pas parce que l'histoire est ainsi rapetissée et ralentie qu'il cesse de se produire quelque chose d'infime au tassement d'échelle microscopique auquel elle est réduite : l'histoire ne s'est pas strictement arrêtée, mais la courte aiguille des heures lourdes s'est substituée à la très grande aiguille des secondes agiles, et l'histoire générale ne procède plus dès lors que de mouvements d'engrenages aussi extrêmement composés que dérisoires, au point qu'en cent ans il n'advient probablement plus la quantité d'événements qu'il y eut en cent jours, avant notre ère, avant ce que Muray appelle la post-histoire. Oui, mais il advient quand même, il continue d'advenir, ne serait-ce que parce que le temps des hommes, le temps par lequel l'humanité se voit et agit, est intrinsèquement synonyme d'histoire : pour qu'il n'y ait plus d'histoire humaine, il faudrait que le temps ne soit plus, mais le temps existe encore bel et bien, et les actions conservent quelque conséquence et laissent toujours une trace, quoique imperceptible. La volonté et la puissance y manquent évidemment : c'est que le contemporain n'ambitionne plus de laisser sa marque sur le temps, et, à ce que je suppose, c'est parce qu'il devine qu'il y faudrait bien de l'effort et des risques, ainsi que ce qu'il pressent la sanction sociale de l'impopularité de l'orgueil, dimension incompatible avec son confort et sa paresse, sans parler de la réflexion qu'il lui faudrait et qui ne découle toujours encore que d'une forme d'effort et de risque et de lutte délibérée contre la forme de sociabilité la plus courante. Ainsi le caractère d'intensité des résolutions passées, tant banni de la « morale » actuelle, s'est-il éteint dans le « péché » de ceux qui bafouent l'ordre de la tranquillité universelle considérée comme juste, libre et nécessaire ; le brave peu à peu s'est changé en aventureux, le hardi en orgueilleux ; la vision résolue et active de l'humanité initiale s'est terminée en crime contre l'humanité, et non seulement l'histoire ne se distingue plus par des événements soudains et redoutables issus d'une volonté réelle, mais une telle volonté, de nos jours, attiserait la coalition contemporaine pour la tuer dès que possible. De surcroît, cette volonté ne peut plus aisément naître d'une population qui la considère une forme suprême de vice ; il faudrait, pour qu'elle émergeât, que son système philosophique fût refondée sur une revalorisation, sur une transvaluation de ce qu'il y a de plus individuel en l'homme, tandis que, pour l'heure, au contraire, les peuples révèrent ce qu'il y a de plus mitigé et de plus falot parmi les foules, notamment le sens des concessions ou l'appartenance à une communauté, tout ce qui indique d'une manière ou d'une autre quelque sacrifice de l'individu au profit d'une multitude indistincte, d'une confusion de valeurs préétablies et automatiquement respectées. Maintenant qu'on idolâtre la grégarité sous l'appellation de solidarité, il ne peut rien survenir de vraiment inattendu, et même en admettant la possibilité que l'adulation du banal puisse converger avec tant de forces cumulées vers un renouveau éclatant – on pourrait imaginer par exemple quelque despotisme des médiocres –, on doit bien comprendre que le contemporain sentira, bien avant qu'un tel événement se réalise, la naissance du « sentiment d'un extrême » auquel il répugnera bientôt et qui le poussera alors, dans son goût unique pour le moyen et l'ordinaire, à infléchir la direction de cette « humeur » vers quelque chose d'encore plus intermédiaire et insipide que son explosion en un événement, en quelque « juste milieu des plus moyens ». En somme, c'est toute création politique et historique qui est, pour le contemporain, l'indice d'une suspicion, le prémice d'une inquiétude, l'inédit le faisant trembler : créer est pour lui une démesure et un péril, mieux vaut encore se conformer, se rallier à d'anciens systèmes qu'on sait inoffensifs, c'est tout ce en quoi consiste la mentalité d'une génération devenue inapte, faute d'élévation et suite à un excès de confort, à valoriser l'apanage de l'homme. Tout ce qui signale une altération et même une altérité doit être considéré avec le maximum de prudence sévère et de précaution frustrante ; partant l'histoire n'avance pas, ou plutôt elle avance à peine, mais... oui, elle avance tout de même bel et bien. Plus encore, chaque fois que, comparativement à ce qui a déjà eu lieu, l'histoire paraît avancer – l'histoire n'est pas seulement un fait reculé mais aussi une sensation synchronique –, le contemporain exige de la ralentir, la condamnant à des développements de plus en plus circonspects et infimes. Et pourtant, cette progression spiralaire vers le minuscule, cette traversée de velléités de moins en moins audacieuses, cet enfermement exponentiel vers l'infiniment impotent, est bien, malgré tout, une histoire, quoique ralentie à un rythme qu'un Ancien jugerait désespérant. Toute cette succession de lâchetés et de demi-conformismes où nous baignons témoigne certes encore d'avancées extrêmement relatives, mais il s'agit toujours d'avancées ; par exemples on ne se bat plus que pour déboulonner des statues dont l'image est à quelque égard déplaisante, on lutte avec acharnement pour se faire appeler « iel », on paralyse une université pour réclamer que les Noirs qui n'y sont nullement en danger soient activement protégés : la société atteint presque exclusivement à une revendication non d'actes directement performatifs sur l'histoire, mais de courts symboles dont l'histoire ne gardera nulle trace hormis quelque énième amendement à peine visible au bas d'un code de plusieurs millions de pages. Si au contraire il fallait créer un code, l'histoire – la postérité – s'en souviendrait sans doute davantage, oui mais c'est le contemporain frileux qui, redoutant une conséquence et une erreur, y répugnerait – ce pourquoi il ne réclame que des droits déjà acquis et incontestés, ce pourquoi, de facto, il se contente de marcher après l'histoire. C'est à se demander si ce qu'on appelle à présent le « devoir de mémoire » et qu'on vante avec tant d'inexplicable fierté, ne consiste pas précisément à forcer le contemporain à se rappeler de choses qu'il n'a aucun intérêt à garder à l'esprit et qui font de moins en moins partie de l'histoire au sens traditionnel du terme. Je veux dire : passe encore le souvenir des « Poilus » ainsi qu'à la rigueur celui des « Résistants », mais n'en est-on pas venus à fabriquer toutes sortes d'étranges cérémonies mémorielles en hommage à M. Untel, professeur assassiné, et bientôt à Mme Chose que son mari a cruellement battue à mort le jour de la St Valentin ? Mais comment un historien même contemporain y verrait-il de l'histoire : ce ne sont point là des « événements » !? (Qu'on voie, en passant, que les faits de Résistance de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas eux-mêmes ce que l'histoire, dans son acception traditionnelle avant cette époque, aurait qualifié d'événements : l'événement consiste assurément en l'écrasante défaite française de 1940, mais tous les sabotages, après cela, qui n'ont eu qu'une influence fort limitée, presque insensible, sur le cours de l'histoire, ne valent que pour le symbole : qui songerait donc à vérifier et à garder en mémoire qu'au Moyen Âge après telle conquête anglaise sur le territoire de France, certains de nos aïeux ont résisté à leur façon à l'envahisseur, en tranchant le cou de quelque Britannique de passage ou en s'interdisant de consommer du pudding ?) On trouve encore des ersatz d'événements ici et là, des prétextes d'événements, des succédanés d'événements, oui mais pas tout à fait, à ce que je prétends, des placebos d'événements, en ceci que ces faits, quand on les aligne, aboutisse bel et bien à une évolution, même s'il faut en additionner des milliers de la sorte pour équivaloir à un très faible nombre de résolutions historiques des temps passés. Autrement dit, cela se mesure encore, c'est bien encore une façon de courbe et d'infléchissement, l'histoire n'a pas disparu mais elle s'est rabougrie ou plutôt étendue dans l'indiscernable de l'historien accoutumé au grand recul des siècles, au point qu'il n'existe, peu à peu, qu'une histoire de rats, qu'une histoire d'insectes, qu'une histoire de microbes sur quoi l'analyste doit apposer, en l'oubliant à force d'habitude, une loupe de plus en plus grossissante, au même titre qu'en tel cursus de faculté d'histoire on rend des thèses par exemple sur les relations commerciales entre deux villages du Perche entre l'an 1532 et 1537 – voici à quoi se rapetisse l'histoire contemporaine ou plutôt l'histoire selon le Contemporain. Et je crains que tout notre avenir historique, que toute notre « importance », que toute notre visibilité dans les siècles à venir, se situe là, à s'efforcer de discerner entre deux états quasi identiques l'infinitésimal de leurs différences, au même titre qu'on est venus à faire la distinction, en des dimensions absurdement exacerbées, entre une grippe saisonnière et une autre façon de grippe saisonnière : mais un historien d'autrefois, un historien de notre proche passé et ce que l'on serait peut-être encore en droit d'appeler un « vrai historien », n'y aurait vu aucune différence ! – en quoi je prétends que notre histoire ne peut plus être, et pour longtemps sans doute, qu'une « sociologie », qu'un recensement minutieux de modes d'élection d'êtres et de choses, que la narration d'une psychologie presque immuable, que l'examen d'une mutation collective et quasi imperceptible, parce que c'est uniquement cette « mentalité » à présent qui fabrique de l'histoire, qui la désigne et incite à la prétention de figurer encore dans le cours des événements, mais, à l'échelle des temps révolus, à l'échelle des ans figurant dans l'ancienne époque de l'histoire, la « traditionnelle », c'est une histoire largement artificielle et inexistante, une histoire des nuances de la pensée bête, une histoire plutôt même des réflexes de l'homme que de sa réflexion, une histoire, en somme, des rats bruns et des rats marron foncé se mouvant identiquement mais tenant, quoique évidemment solidaires, à manifester leur droit de ne pas être confondus.
Pour toutes ces raisons, la reprise de l'histoire, au sens évidemment classique du terme, n'est prévue, rendue possible en fait, qu'au jour de l'assomption de l'homme, de la renaissance de l'individu, de la reconnaissance positive de la volonté, de la puissance et du mépris comme conditions du progrès humain. Il n'existe aucun motif de penser qu'une telle « réhistorisation » de notre civilisation peut naître d'une prise de conscience spontanée et fortuite, d'une sorte de sagesse soudaine de l'ordre de quelque révélation intellectuelle, d'un discernement qui serait le fruit d'un progrès spirituel à l'heure où justement le discernement tend à disparaître : le propre du contemporain, je l'ai souvent démontré, l'essentiel de ce qu'il devient par contraste avec ce qu'il a été, c'est de n'être pas accessible en pensée à des notions capables de le troubler, c'est-à-dire d'être incapable de considération pour tout ce qui est de nature à pouvoir réaliser en lui des changements, particulièrement des changements d'ampleur comme le sont les changements de paradigme moraux ou sociaux. Il ne décidera pas, comme ça, sous l'effet d'une incitation théorique ou sous l'imitation de je ne sais quel nouveau messie de la pensée débarqué d'on ne sait où, de réinvestir l'histoire et d'admettre tout à coup qu'il faut faire preuve d'initiative y compris en se distinguant de tout ce qui se pratique autour de lui, avec dégagement et résolution solitaire, simplement « comme ça » : une telle révolution n'a aucune raison de se produire sans une impulsion brutale, aucun hasard n'y peut amener même progressivement le contemporain, notamment si l'on considère à quel point il gagne chaque année en passivité et en illusion d'actes qui le confortent. Non, pour que sa mentalité antihistorique ou plutôt microhistorique puisse s'altérer – mais je ne parle qu'à condition qu'on voulût qu'elle changeât, et elle peut fort demeurer identique pendant des siècles, je ne le souhaite évidemment pas, mais je trouve aussi force réjouissance, toujours, à ce que les hommes reçoivent exactement le succès de ce qu'ils méritent –, il ne faut pas moins d'une crise nette et profonde, extérieure et tangible, une crise dont le motif et la cause – je veux parler de l'oblitération du caractère supérieur de l'homme instruit, conscient, efficace et résolu, du caractère volontiers discriminatoire de cet homme supérieur ou même de la « Nation comme tel homme » – soient identifiables et évidents pour tous, reconnus comme une faute grave par l'ensemble d'une société non seulement repentante mais aussi désireuse et apte encore à se corriger, induisant un redirectionnement durable de son initiative vers l'effort et l'action dignes ; en somme, il y faut une crise du « milieu », une crise de l'esprit bonasse et automatique, une crise du laisser-aller et de l'abrutissement, une crise du « bon sens » et de la « conviction », une crise de l'obéissance, une crise de l'absence de critère et de direction pour jugement, une crise de l'obscurantisme du confort et du divertissement, une crise de l'irresponsabilité chronique et convoitée, crise dont je ne devine pas encore comment elle pourrait se produire avec assez de retentissement pour indiquer ses motifs et sa cause avec une nécessaire netteté. Elle doit advenir pourtant, je veux dire qu'il n'y aura pas de révolution avant elle, qu'il ne peut y en avoir aux proportions de l'histoire, et que, puisque toute révolution plausible se concrétise toujours, celle-ci étant vraisemblable et logique, elle est par conséquent obligatoire, elle est donc inéluctable pour autant que l'humanité vive à ce terme, et la seule question à se poser dès lors est : Quel est ce malheur indéniable qui peut résulter du défaut presque unanime du manque de perception de la grandeur ? Autrement dit : Quelle catastrophe surviendra du fait de toutes ses mollesses et mièvreries pour sanctionner le contemporain à venir et y mettre un terme – et ainsi redémarrer l'histoire ? Un tel événement n'est certes pas facile à deviner, d'autant que si notre perception est et sera à ce point déjà atténuée au moment de la crise, si nos mollesse et mièvreries auront encore augmenté à ce stade où le discernement se sera abîmé de façon quasi irrémédiable, comment l'événement néfaste lui-même sera-t-il en mesure d'imposer son explication comme indiscutable ? Il faudrait que cet événement fût bien clair et incontestable pour que l'état si obstinément obscur d'une société ne puisse pas réfuter son origine comme elle le fait d'habitude avec empressement pour se disculper et poursuivre sa profitable insouciance ! Un choc violent ! un choc logique ! un choc indéniable ! Et pourtant, malgré la nécessaire netteté de ce feu ou plutôt à cause d'elle, je ne parviens pas à me représenter quelle serait la nature d'un tel désastre, impliquant des résolutions à la fois si évidemment et si vastement dirigées – je devrais m'y pencher exactement et tâcher d'entrevoir un cataclysme qui naisse de la bêtise et de la facilité, du relâchement des efforts individuels et de l'oubli de la distinction et du mérite. Mais c'est une enquête fort difficile à mener ; or, si je me sais bon aux enquêtes, c'est une enquête entièrement inédite de méthode, car il faut, celle-là, la mener dans le futur ! il faut songer en substance : Quel crime de masse, quelle hécatombe, pourrait procéder de la paresse et de l'ingratitude, ou plutôt quelle espèce de suicide ? Et aussi : Comment une petitesse devenue si universelle pourrait-elle s'apercevoir de son insignifiance, et vouloir, et pouvoir, se redresser ? Il faudrait que le mal fût bien grand pour initier en soi-même une telle violence, violence que j'ose qualifier à présent de contre nature ! Et encore : Quelle sanction, quel préjudice, quel dommage serait suffisamment cruel, douloureux, mais en quelque façon réversible, pour susciter le désir de s'améliorer, même à des gens jusque-là dépris d'initiative, dépourvus de recul et dénués d'identité, au point de se sentir le devoir impérieux de s'atteler au redressement individuel avec plus qu'urgence, avec impératif existentiel, avec le sentiment d'un extrême péril de soi, pour en acquérir ? Difficile ! oh ! si difficile scrutation dans l'avenir ! Mes forces mentales ne suffisent pas pour cela, et je ne puis qu'entrevoir la forme du problème à poser mais nullement la solution de l'énigme. Si par exemple il existait – typiquement et trop facilement – une épidémie sélective et identifiée capable de n'atteindre que les sots si coupables et si légers, que les innombrables demeurés de la mesure commune, que les profiteurs de leur bienfaisant sort, pour les obliger à s'édifier s'ils veulent vivre, la tâche serait aisée, il y aurait là quelque chose comme une piste ! Si un jugement faux pouvait mener à des trépas assez fins pour distinguer l'individu de l'imbécile majoritaire, latent, inactif, c'est-à-dire généralement du citoyen de la démocratie moderne ? Encore faudrait-il qu'un tel événement reposât sur plus qu'une simple et irreproductible circonstance, sinon comment le contemporain s'en servirait-il comme d'une grave leçon, comme d'un vice rédhibitoire à ce dont il tient le plus, comme d'un avertissement profond au point qu'il se blâmât lui-même et se corrigeât en tous autres domaines de ses insuffisances ? Pourtant, il doit exister telle situation, j'en suis sûr, parce que les forces routinières d'une société se sont toujours brisées tôt ou tard dans une catastrophe qui a motivé sa réorganisation et réinvesti la nécessité d'une progression par la puissance, comme si l'espèce humaine, selon quelque caractère intrinsèque, ou atavique, ou rémanent, arrangeait ses propres ruines successives pour se rebâtir continuellement de la dignité ou s'éteindre par pans entiers. Nulle société n'a jamais seulement stagné ; c'est encore une règle immutable de l'histoire des civilisations, et la nôtre, incontestablement, en est à point d'immobilisation et de torpeur qu'on qualifierait volontiers de forcené ; pour le dire autrement et sans doute plus exactement, notre ère ne changera plus réellement, ne deviendra plus, ne différera en nulle manière qu'on peut qualifier d'historique, sans l'irruption du problème de son manque d'identité (et ceci s'entend loin de toute polémique idiote sur la notion aporétique d'identité collective ou nationale) : en somme, qu'on admette qu'elle puisse continuer ainsi des millénaires ou qu'on suppose que son évanescence la conduise au déclin et à sa perte, peu importe, c'est la même chose puisque c'est le même état, c'est la même société ; qu'elle demeure ou qu'elle meure, c'est, du point de vue de l'historien, peu ou prou le même résultat, un arrêt ou un presque-arrêt qui vaut moins qu'une inertie, qui annule le sens de sa discipline et de sa mission, à savoir la mesure d'un changement et d'une direction ; je n'ai voulu faire que préciser ici le seul moyen qu'elle aura d'en sortir, le seul moyen vraisemblable, logique, l'événement schématisé par lequel elle se saisira de son problème, si possible, pour se soulever hors de son processus de diminution exponentiel relatif à son rôle dans l'histoire s'il faut qu'elle en ait encore un. Ici, je prédis, certes, exercice risqué et délicat, mais aussi c'est bien le propre du professionnel que de signifier des probabilités et le signe de son engagement comme expert... et pourtant, je sais que j'achoppe en partie, car je ne sais pas où situer, à quelle époque, le moment de cette réalisation si cette prise de conscience doit avoir lieu – je l'ignore, c'est trop ardu, trop éloigné, cela dépend de trop de paramètres que j'ignore, j'y suis incompétent pour l'heure, mais je crois déjà savoir que, vraisemblablement, je ne verrai pas cette ère nouvelle, de cela je suis à peu près sûr, et j'ignore encore, et c'est le plus regrettable et ce à quoi je dois m'impliquer davantage, s'il peut se trouver un moyen d'accélérer sa venue à défaut de la provoquer, et s'il est plausible de forger, par des mots ou des actions, le futur le meilleur que l'humanité pourrait mériter.
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