Garder à l'esprit ce que nous pouvons et devons être

Rien de plus insipide et piteux que cette réplique contemporaine maintes fois entendue : « Vous ne pouvez pas me reprocher d'avoir changé notamment pour plaire : depuis longtemps je suis resté le même. » Ce « même » est justement le plus blâmable, il faut le comprendre ainsi : « Je suis le même, donc incapable de progrès ». C'est toujours avec satisfaction et soulagement que je reçois l'appréciation que mes écrits les plus récents signalent une évolution dans le sens d'un perfectionnement : j'ai toujours, je l'avoue, peur de relire d'anciens textes, non par crainte d'y trouver des naïvetés (ce qui me paraît logique), mais par souci de ne pouvoir faire mieux, de ne m'être pas supplanté depuis, d'avoir, par ce témoignage, rendu mon dernier stade au-delà duquel je ne suis pas passé et n'ai fait que stagner, et régresser peut-être. A contrario, l'étroite mire de son ancien état comme boussole non de ce qu'il faut franchir et traverser mais de ce qu'on devrait garder à l'identique comme référent de sa pureté originelle, voilà ce qui constitue sans doute une cause primordiale de toutes les végétations et décrépitudes de notre époque, de toutes les décadences du proverbe et du confort, de tous les indignes contentements de l'homme actuel si satisfait d'être demeuré. La joie et la fierté qu'on prétend rencontrer à ne pas s'aliéner un vieux moi usé d'arrière-garde, cette obstination à se raccrocher mièvrement à l'intégrité d'un vêtement de jeunesse candide et rapiécé, cette phobie névrotique de la mue, avec en général toutes les variétés puériles de la nostalgie, traduit d'évidence un mauvais goût et une insalubrité, un manque d'hygiène mentale, une saleté essentielle, un conservatisme moral de la péremption. Non qu'il s'agisse de changer artificiellement ses opinions pour le seul « avantage » de quelque imprévisibilité, ce qui est encore plus insane, mais on reconnaît nécessairement un individu qui s'améliore à ce qu'il diffère, c'est pourquoi sa permanence n'est pas un signe d'« intégrité » au sens positif où on l'entend, elle indique le plus souvent un « défaut d'influence », une « absence d'accès », par lesquels une personne se ferme à toute éventualité de recevoir un enseignement, d'instruire un progrès, d'accéder à un autre stade ; son immutabilité n'est alors ni une vertu ni une défense, c'est simplement le contraire d'une propreté, c'est la manie plus ou moins infecte de ne pas se laver et de s'enorgueillir de sa crasse congénitale, c'est l'obtusion qui ne veut pas se reconnaître telle et qui, pour s'épargner un problème de conscience, se couvre d'un proverbe niais ; c'est le symptôme d'un esprit âgé, racorni, difficultueux, peu adaptable, qui s'accroche à ce qu'il était par crainte de devoir changer et de se renier lui-même. Ce « ne vous inquiétez pas, je suis toujours le même », combien il est affolant et désespérant à y réfléchir, et combien de fois on l'entend, exprimé tel ou tacite dans tout renoncement à comprendre, parce qu'il dit alors : « Inutile de me parler davantage, je ne veux pas m'altérer le moindrement, il n'y a qu'en superficie que je consens à modifier quelque chose ! Je refuse de toucher à l'essentiel de mon caractère et de mes avis. » Mais je ne suis pas dupe, je comprends que la valeur prétendue de l'Inchangé, c'est la dénégation de toute corruption : « Je suis tel que j'étais, semble-t-on dire, c'est-à-dire que ni la notoriété ni le milieu où j'existe n'ont entamé la pureté de mes intentions originelles : en somme, je suis toujours votre ami » ; oui, mais même cette acception populaire signifie un centre supérieur dans l'enfance, une importance dans le fait de ne pas s'éloigner de l'origine de soi, une légitimité à garder en mire ce qu'on était, comme si la jeunesse n'était pas aussi un état de corruption ; or, si l'on considère la vérité de l'être, à savoir que presque tout ce qu'on acquiert dans notre premier âge n'est que préjugé et sentimentalisme conditionnels, il faut admettre que cette candeur tant vantée de romantisme et d'émotions constitue justement une souillure, car il n'y a nulle raison de croire, n'en déplaise à Rousseau qui fut plus idéologue que psychologue, que toutes les turpitudes qu'on reçoit de la société on ne les reçoit pas aussi dans ces jeunes années, et en pire même puisqu'alors on en dépend, puisqu'on n'a nul moyen de s'en affranchir, puisque c'est tout logiquement qu'on ressent une nécessité intéressée à s'y conformer. En toute personne qui fixe ou rappelle ce repère du passé et qui argue son égalité comme défense, ou bien il faut considérer un être dépendant des proverbes, et l'on sait comme le langage commun rend les pensées anodines et médiocres, ou bien on doit reconnaître un esprit pour qui toute évolution radicale est une méfiance ou un vice, auquel cas on se doute que sa réflexion ne peut au mieux que s'enfoncer dans une voie rectiligne, que sa condition même est d'éviter la déviation confondue avec la déviance, que sa morale initiale, faite de candeurs mièvres, est foncièrement à quoi il fixe son but, un peu comme le marcheur circonspect qui n'arpenterait un chemin que si, en se retournant, il avait encore la possibilité de voir la maison d'où il est parti : il n'existe pas en la matière un grand nombre de routes intéressantes et propres à édifications.

Mais, au contraire, rechercher des sentiers présentant tous les caractères de l'inédit et de l'enviable, de l'inexploré, de l'inaccédé, de tout ce qui n'est encore ni dans la mémoire ni dans les usages du randonneur, de ce qu'on n'a toujours pas réussi à arpenter : être en quête non des imitations ou des variétés de soi-même, non d'une conservation de son ancien moi qui rassure, mais poursuivre sa plus haute faculté, son accomplissement idéal, son effort le plus grand ; ainsi, ne jamais se contenter ou se résoudre – l'opposé des confortables paresses de l'état qui caractérisent le Contemporain. Le défaut de notre humanité provient pour l'essentiel de ce que sa suffisance l'a incité à renoncer à rechercher son summum ; elle ne se contente plus que de loisirs et ne conçoit pour le bienfait ni personnel ni collectif l'intérêt d'être plus élégant et plus beau, plus pénétrant et plus sage, plus ravissant et admiré ; et chacun croupit dans l'habitude et la paresse, il n'existe plus le sain devoir, la morale fondamentale, l'éthique de performance et d'émulation qui est seule à porter le triomphe, au nom de sa dignité propre et de la grandeur des hommes, en s'efforçant sans relâche d'être à la hauteur de son plein potentiel et d'avancer en pionnier dans l'exercice des domaines où l'on se sent de meilleures dispositions. Être comme un Juif historique, celui qui ne trouve sa place dans une société que lorsqu'il s'y distingue par l'excellence, n'avoir de repos que dans l'accomplissement perpétuel de cette exigence, et se sentir comme repère non l'attachement à un passé ou une communauté, mais l'accomplissement vers une supériorité ultérieure, que le repère ainsi soit toujours futur et au profit d'une humanité intérieure et extérieure qui n'existe pas encore, que le sentiment du bien dépende de son service d'une vision et de sa réalisation de soi comme évolution et comme exemple, fixer sans cesse le dessein de ne pas déchoir ni de ce que l'on peut être ni de ce que l'on doit être, et n'avoir de satisfaction morale qu'à la contribution d'une société supérieure et d'un avenir radieux : comme Nietzsche, se présenter en destin. Ne jamais dire sans honte : « Je suis toujours le même » ; ne jamais s'inquiéter de son altérité ou plutôt ne s'inquiéter que de sa stagnation ; garder sans cesse à l'esprit non seulement ce pouvoir mais ce devoir parce que nos facultés semblent sans limite et, du moins, que ces limites sont loin d'être atteintes, surtout chez le contemporain. Plantée dans le regard, l'image d'une humanité perfectionnée au lieu de la réalité d'une foule végétative et ignare, sans acte ni idée ; œuvrer non pas essentiellement pour le goût du mépris mais pour la joie idéale d'une société éclairée et réjouissante, où l'égoïsme, où l'individualisme rejoint la générosité et l'altruisme : œuvrer pour soi tout en sachant combien ce progrès apportera au reste des hommes ! Combien de fois ai-je entendu : « Je n'ai plus l'âge où je peux changer ! » ; et j'ordonne, moi : « Hors de l'humanité, ce croupissement ! Hors du monde, ce jugement de bête déterminée ! Hors de la considération des meilleurs et de toute dignité, ces passéistes contents, contents de leurs insuffisances, contents de l'enfance perpétuelle de leur pensée, contents de nuire à la grandeur de l'Homme ! » Et je propose pour toute morale à enseigner et à transmettre que le bien ne se situe que dans le désir actif d'un changement par l'effort ! Que toute bonté ne consiste plus qu'en la vertu de l'exemple sur cette valeur, exemple par lequel on espère que sa puissance se généralise, pour rencontrer et se reconnaître des égaux toujours plus hauts et plus nombreux avec qui rivaliser ! Ne pas encore tergiverser en définitions et en circonstances pour reporter sempiternellement l'Œuvre, le temps que tout soit devenu parfaitement favorable, mais redevenir l'électron vif qui exprime l'atome, qui exprime la force et l'individu, qui exprime le noyau de l'humanité conquérante et en continuel renouvellement. Garder l'appétit immense de la transformation, l'excitation immortelle d'un processus en cours, n'être jamais « en repos » justement que dans l'opposé du repos, c'est-à-dire se sentir pleinement satisfait et libre dans l'acte et l'évolution, dans l'apprentissage et l'art, dans la voix qui, émanée de soi, ne se trouve nulle part ailleurs, en quiconque. Mesurer sa réussite – non : sa nécessité – à cette aune : qu'ai-je réalisé d'unique, d'incomparable, d'intrinsèque et d'idiosyncratique ? Et ainsi, à mesure que les gens se grandissent et se surmontent pour s'atteindre les uns et les autres, par paliers infinis, monter, monter encore, par émulations admirables et saines, et que l'humanité, ne cessant de s'estimer pour se vouloir, de se supplanter pour fonder une hiérarchie juste, devienne à coup sûr le réceptacle de parcelles par défaut belles, dignes et profondes, si ce n'est encore – car les critères n'arrêteront pas de se multiplier – superbes et passionnantes. Oh ! aimer tout homme par un bénéfice-du-doute tiré du constat enthousiasmant et mélioratif de l'expérience, au lieu d'aimer l'homme par le bénéfice-du-doute d'un fantasme de mérite qu'on ne découvre en fait nulle part ! Aimer l'homme en scientifique plutôt qu'en croyant, qu'en fanatique ou halluciné ! Tenir à rester un élément de cet ensemble harmonieux et valeureux, « ne pas déchoir » signifiant alors : garder sa mesure humaine, parmi tant de juges nobles ! Qu'au moins, à défaut qu'une telle société s'accomplisse prochainement, la conscience conserve chaque jour et chaque heure, comme critère d'existence aussi essentiel que s'alimenter et que boire, l'idée profonde, muée en instinct, qu'il n'est pas permis moralement, à moins de se tenir en mésestime et en mépris, de ne pas tendre à la réalisation de ce que nous pouvons et devons être.

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