Élitiste

C'est sans doute parce que j'ai perdu la mesure de la normalité humaine, c'est pourtant sincèrement que je déclare ne pas entendre le reproche qu'on me fait périodiquement de mon obscurité, de ma difficulté, d'un langage abstrus et d'idées compliquées. Je persiste à croire que ceux qui m'adressent la remarque ne sont pas des lecteurs, car je me sens le désir méthodique et inlassable, quand j'écris, non d'alambiquer, mais au contraire d'élucider, de réduire : comment pourrais-je même m'exprimer en spécialiste, moi qui suis un amateur, un autodidacte déclaré en presque tout ? Mais m'a-t-on déjà lu du jargon ? Quand admettra-t-on que la compréhension limitée du lecteur contemporain ne provient ni de la tournure de phrases faites uniquement pour rendre la forme et le rythme précis de mes réflexions et sentiments, ni du vocabulaire que j'utilise pour être strictement exact et rigoureux, mais du peu d'habitude de la lecture même, du fait de ce qu'on n'est plus en mesure de lire pour réfléchir, de lire comme acte intellectuel, de lire dans l'intention d'être complété, manquement qui toujours fait aller au plus bête et rechigner à de véritables compositions, comme si Hugo ou Shakespeare signifiaient un travail et non une lecture, comme s'ils avaient délibérément écrit à destination des étudiants de Lettres modernes ou des professeurs agrégés de philosophie ? Faute de « simplicité », il paraît que je décourage et rebute comme si je cherchais à déplaire ; je m'aliène le contemporain par du style et de la réflexion trop « écrits » ; on devrait apparemment rédiger à peu près comme le siècle parle c'est-à-dire à l'imitation du dernier best-seller de l'été, et j'avoue n'y rien comprendre, ayant plutôt conscience que, dans un monde de gens policés et d'idées soignées, le siècle devrait parler environ comme j'écris : je ne me sens vraiment pas plus intellectuel dans mes textes que je ne devrais l'être dans l'existence, je n'ai nulle volonté ni de me pavaner ni de dégoûter quiconque ; que ma manière éloigne ne signifie pas que je doive écrire autrement mais que le lecteur, lui, devrait s'appliquer rien qu'un peu quand il lit. À examiner mon procédé, on verrait qu'aucun mot n'y figure en vain, et que c'est par simplification que je procède quand je doute, plutôt que par élaboration inutile. Quand une tournure y est difficile, c'est parce qu'elle nécessite, ainsi que chez Nietzsche que je considère presque toujours d'une belle limpidité, des nuances, faute desquelles elle serait fausse ou mensongère, et je ne condescends pas aux phrases courtes, comme ils le font tous, pour indiquer combien je sais mon lecteur inapte à concevoir le sens des phrases longues, avec ô combien de condescendance ou de dédain. Il est vrai que je lui demande un effort, qu'il ne parcourt pas une bande-dessinée quand il me lit, qu'il doit au moins suivre une réflexion et tâcher soigneusement à se la représenter, et que la beauté formelle que j'y mets, s'il ne la perçoit pas, ne doit pas non plus le décontenancer ni l'offusquer comme une entrave que j'aurais volontairement placée là pour en imposer ou comme une illusion de parure que j'y adjoindrais pour poser. Ces discours et langage me sont propres, je ne les arrange point à dessein d'être incompris, je corrige au contraire méticuleusement ce que j'y suppose ambigu ou pénible, et je considère l'inintelligible un défaut parce que l'auteur peut prétexter alors, en ayant si mal éclairci son propos, que la faute incombe au lecteur de l'avoir mal compris – je tiens l'abscons et le sibyllin un état confus, une faute intellectuelle ou littéraire.

Mais, par ailleurs, je crois que la sélection du lecteur au moyen d'une écriture appliquée, obligeant à une égale application de lecture, sans que je l'aie cherchée profite à mon projet d'influence : jamais un lecteur abruti d'évidences ne saurait évoluer graduellement vers quelque hauteur s'il ne se sent l'intention d'un effort ; c'est une commune erreur, souvent échafaudée à partir de l'exemple des jeunes enfants, de croire que le savoir se construit par degrés progressifs et lents, parce qu'en réalité, sitôt qu'on sait lire et dès que l'auteur ne charge pas son texte d'obscurités volontaires, on n'a besoin que d'un dictionnaire pour pouvoir tout comprendre. Or, je suis bien placé pour estimer que n'importe lequel de mes écrits est accessible au collégien – nombre de collégiens lisent mieux que leurs parents, la plupart peut-être –, mais je doute que ma prose soit accessible à beaucoup d'adultes parce que la plupart sont accoutumés à ne pas lire et en ont perdu l'usage, c'est-à-dire qu'ils ne lisent que des livres d'une assez stupide et insipide sorte qui ne se destine qu'à confirmer ce qu'ils pensent. Ainsi – c'est commode quoique involontaire –, j'accède d'office au lecteur qui pour moi a le plus d'intérêt, celui qui consent au progrès par l'application de son attention et de ses ressources – je veille toujours précieusement à ne point réclamer des efforts plus qu'humains, chacun de mes textes est bien une vulgarisation ou un raccourci, je veux dire une synthèse –, et je répugne à tous ceux qui, pourtant aptes à me comprendre comme n'importe qui sachant lire ou comme il est du devoir de n'importe quel homme de faire usage de son esprit, ne se donnent jamais le mal d'aller plus loin que ce qu'ils savent, c'est-à-dire ne se donnent jamais de peine. Je trouve en somme mes écrits extrêmement universels, mais, certes, c'est à condition d'être homme ; or, j'éprouve une certaine satisfaction à écrire de façon qu'il n'y a que des hommes – pas des savants : des hommes – qui puissent me lire, c'est-à-dire qui le veuillent. Et remarquons que c'est tristement cela, quand on y pense, qu'est devenue notre véritable « élite », à savoir des gens qui ne répugnent pas à faire un effort pour comprendre des raisons nuancées, raison pour quoi on ose encore malgré tout, et non sans cause, me traiter d'élitiste.

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