Désaveu et réfutation du Bien et du Mal
J'en suis venu à considérer que Bien et Mal ne sont que des catégories de préjugés, sans aucun intérêt pour l'analyse d'une action ou d'une pensée, hormis pour attribuer à son opposant une connotation négative ou un satisfecit qui résout en soi le potentiel conflit intérieur, comme le professeur en use à l'école pour faire reconnaître qu'un élève est (ou non) un « bon citoyen ». Mais c'est une observation élémentaire qu'il n'existe personne au monde qui agit délibérément en assumant de la « méchanceté gratuite » : même la vengeance, la guerre, toute blessure qu'on inflige volontairement, ne se présentent à la conscience que comme des variétés de justice et de rétribution, et nul n'admet d'intentions uniquement mauvaises, pas même le criminel historique le plus volontaire et éhonté qui peut encore arguer de son avantage plutôt que de la pure cruauté, de sorte que cette dichotomie ne sert en fin de compte pour personne – il n'y a à peu près qu'en Occident, où la naïveté en matière de morale atteint un point extrême et de l'ordre de la censure, qu'on croit encore par exemple que les nazis n'avaient pas de valeur, et il faut reconnaître que c'est sur cette idée d'une atterrante grossièreté qu'ont vécu et que se sont enrichis la plupart de nos « bons » écrivains français d'après-guerre. Il est vrai qu'on distingue aussi des actions qui, quoique causant une nuisance, ne semblent s'inscrire dans aucune perspective d'amélioration, comme l'exercice de la rumeur ou de l'obéissance, mais on doit remarquer que de telles actions contribuent au sentiment personnel d'améliorer sa réputation ou son plaisir ou de s'écarter une forme de danger, si bien que ces actions, que chacun déclare mauvaises tout en les perpétrant (c'est une autre effroyable inconséquence française d'admettre la morale, et probablement avec elle toute question d'importance et même n'importe quel livre, comme un problème purement théorique et délié de sa propre existence pratique), ne sont que des extensions de la valeur de survie ou de vie, qui, en toute créature, passe naturellement avant les autres. Au même titre, on ne rencontre nulle action « bonne » où ne se mêle la satisfaction intime d'un bienfait, sentiment très propre à réaliser un soulagement ou une satisfaction dans la manière qu'on a dès lors de se sentir appartenir à un camp du Bien et d'en entretenir l'estime-de-soi qui est une fonction même principale de la valeur de vie : se sentir bien (en bonne santé mentale) parce qu'on est persuadé de faire le Bien.
De surcroît, se placer dans l'alternative du Bien et du Mal, c'est supposer naïvement qu'il existe une transcendance, Dieu ou non (mais une façon de Dieu de préférence, une variété de bien universel, un règlement perfectionné à la manière d'un Droit de l'Homme avec toutes les majuscules du respect), qui connaisse à l'avance la classification d'une intention. C'est ce qui induit le plus que Dieu n'est qu'un établissement humain, au même titre que les diverses philosophies de la morale comme l'humanisme ou l'existentialisme qui arrivent environ aux mêmes conclusions en empruntant des chemins différents mais également biaisés, parce qu'on en devine par avance l'identique destination, la conclusion à laquelle le mystique ou le penseur veut d'emblée parvenir : on souhaite obtenir que le Bien soit ceci et le Mal cela, et l'on fait dire à « Dieu » ou à quelque « universalité » l'aboutissement auquel on est secrètement intéressé et auquel on prétend, dès le début de la question et dans tous les progrès de ses enchaînements. Toute réflexion sur le Bien et le Mal est chemin de biais, une malhonnêteté contenant à l'origine ses pseudo inductions qu'on dissimule plus ou moins consciemment. On sait ce qu'est le Bien et le Mal, c'est seulement ensuite qu'on espère le prouver. La morale, chez nous, n'a jamais été déduite, apparentée le moindrement à une science. C'est presque exactement le cogito ergo sum de Descartes dont on fit si grand cas en France justement parce qu'il est de mœurs nationales chez nous de ne rien démontrer tout en affirmant : « je pense alors je suis », j'ai posé en axiome qu'il y avait « je » quand je l'ai écrit dans « je pense », il faut donc bien qu'être se conjugue à la première personne ! Idem pour la question morale : il n'est pas question que je me livre à telle action qui me répugne, et pourquoi donc ? Parce que ça me répugne ergo c'est mal ! De façon identique, il est d'une puérilité française de répéter la grandeur des moralistes qu'on finit à force d'insistances par instituer en renommée, mais aucun parmi eux n'a jamais admis qu'en-dehors de ses propres principes et habitudes une action puisse être justifiable et même légitime, y compris Montaigne en parlant des cannibales dont il se contente précisément d'expliquer à notre amalgame les motifs d'anthropophagie pour montrer non qu'ils ont raison absolument, mais seulement que leurs vertus se comparent aux nôtres par le mode de la pensée, comme lorsqu'il indique que s'alimenter d'un homme peut consister en une marque de grand respect ou en une façon de susciter la terreur sur des ennemis (c'est donc que le respect est « bon » et que susciter la crainte de ses adversaires est en quelque sorte « juste »), établissant ensuite un parallèle absurde, inapproprié pour tout véritable ethnologue, avec les massacres européens de la Saint Barthélemy.
Il faut bien plutôt, pour entendre un conflit, établir des valeurs strictement personnelles, et les hiérarchiser ensuite, si possible en connaissance des influences qui pèsent sur le jugement, sans chercher à savoir, au-delà d'une cohérence intime et rationnelle, si l'un des contradicteurs est bon ou mauvais : c'est déjà bien assez de travail pour le pauvre Contemporain décadent et intellectuellement affaibli d'être en mesure de s'expliciter ses valeurs et leur degré de priorité. J'ai ainsi plus de considération par exemple pour celui qui exprimerait qu'il veut éradiquer les obèses de la surface de la terre parce qu'ils lui répugnent (dès lors que lui ne souffre d'aucun embonpoint), que pour celle qui prétendrait que toute vie humaine se vaut et qui, cependant, distingue les personnes dont elle s'entoure et celle en particulier avec laquelle elle veut vivre : je ne présume jamais, moi, d'une moralité principielle, c'est alors une pure question de logique appliquée si possible, et le premier à démontrer à l'autre son incohérence me paraît celui qui l'emporte, si ces gens du moins sont capables de discuter avec assez de pertinence pour débattre en ce domaine. Mais le plus haut stade de la nullité intellectuelle, l'endroit qui signale les esprits les plus fermés et paradoxalement les plus poreux à toute propagande de leur société, en somme ce qui trahit avec le plus d'évidence le défaut d'intégrité et de propreté mentale, c'est l'adhésion en l'idée d'une morale universelle, c'est cette croyance selon laquelle, par exemple, toute vie mérite de vivre qu'il faut aimer, ou que toute intention de nuire est un vice : cette naïveté-là signale celui qui n'a jamais réfléchi par lui-même et pour qui il ne s'agit, dans une controverse, que de rattacher des théories à des valeurs qu'il pense presque automatiquement absolues et dont il ne changera jamais, pour trop conditionné qu'il est à les intégrer confortablement à toutes ses « idées ». Ces penseurs sont si attachés à des fondements sociaux, à des doctrines de leur environnement, même s'ils croient les avoir étayés d'arguments aussi expédiés et stupides que « Je ne fais pas à autrui ce que je ne voudrais pas qu'on me fît », qu'ils ne résolvent rien par eux-mêmes, que tout ce qu'ils appellent réflexions ne sont que les conséquences plus ou moins indirectes d'une somme de présupposés qu'ils n'ont jamais su ou voulu reconsidérer ni révoquer ne serait-ce qu'en doute. Cet article, pour relativiste et inapplicable qu'il paraisse à des lecteurs obtus, sert au moins un usage, qui est de méjuger sérieusement et implacablement tout individu qui ose encore, sur la foi de son imprégnation irréfléchie tout en se vantant d'en avoir décidé sur quelque base intellectuelle, admettre tout haut « bonne » ou « mauvaise » n'importe quelle personne, action ou attitude : c'est avoir le discernement extrêmement limité et aspirer surtout à se rassurer de ne pas « mal agir », car rien n'est bon ni mauvais en soi. Je discerne pourtant, parmi tant de certitudes et de péremptoire, beaucoup d'insuffisances et de bizarreries, et c'est à quoi je m'oppose, non sans certains succès qui impatientent mes interlocuteurs. Ils se figurent un échafaudage de valeurs qui ne sont que des conventions, et ils voudraient que cela fût un support bien ferme pour y asseoir leurs jugements et leurs actions ; ils sont pareils à des gens qui, se voyant marcher sur des trottoirs depuis tout jeunes, supposent que non seulement on ne doit marcher que sur des trottoirs, mais encore que l'univers entier, qu'ils appellent Dieu ou Loi universelle, admet que tous les êtres doivent marcher d'une semblable sorte sur deux pieds, et naturellement aussi qu'ils marchent dans l'univers la tête en haut puisque ce sont leurs pieds qui tout ce temps ont touché le sol.
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