Ce que c'est devenu
Ce n'est plus du tout une question sensée, une question intellectuelle, rationnelle, c'est devenu une question de principe, une question de « conviction » comme on dit, un symbolisme avec tout ce que cela contient de péremptoire et de puéril. Les covidistes n'appartiennent plus du tout à une partie raisonnable de la population ; ils ne veulent plus entendre des arguments ; ils déclarent eux-mêmes qu'ils en ont assez d'en parler, ils affirment qu'ils désirent des actes, ils fuient le monde de l'esprit, et tous ces actes auxquels ils font référence ne consistent qu'à les confirmer dans les actions qu'ils ont déjà entreprises, en un mécanisme d'une redoutable inertie, d'une effrayante répétition. C'est le lot de tous les tyrans domestiques qui ont tort : la discussion les dérange ou les humilie. Ils veulent en finir. Ils veulent un vote, tiens ! Ils estiment que le vote, c'est la meilleure façon d'avoir raison, de trancher. La majorité impose, même des sottises. Même une discrimination se légitime avec des suffrages, dans une « démocratie ». On n'a pas à contester la majorité. Quand c'est voté, c'est fait, inutile de revenir en arrière, inutile d'en reparler, de ressasser. Nos objections continuelles les embarrassent, parce qu'elles sont délicates, parce qu'elles ne se balaient pas. Ils aimeraient les gommer avec un scrutin, avec des décisions politiques, avec des interdits pour frustrer et nous « apprendre ». Ils ne s'intéressent pas au Juste. La liberté les laisse froid. Ils aiment mieux dénoncer. Ils aiment mieux ce civisme-là. Arrêter les choses. Les définir. Fixer une fois pour toutes la forme de ce qu'il faut penser. L'alternative intellectuelle est pour eux une entrave et un fardeau.
Ils ne veulent plus savoir, le temps de savoir pour eux est passé, ce temps ne dure que quelques minutes d'évidence, et puis ils ne recherchent plus rien, ils font à jamais confiance à leur tout premier jugement, ils s'en remettent aux médias courants, par habitude et par paresse, et tout ce qui les confirme est vrai, tout le reste est interlope, toute information différente leur fait l'effet d'une surabondance dont il faut se moquer – ils plissent alors les yeux et considèrent mal le scandale que nous exprimons à les trouver si mal instruits, si peu édifiables, si bornés et inaccessibles à des idées. Leur certitude leur semble suffisante, parce qu'elle est constituée de données qui convergent. Mais aussi ils ne veulent pas entendre les données divergentes ; ils ne les veulent pas même recevoir, parce qu'elles ne sont pas appuyées par les médias dont ils ont l'habitude et la paresse ; ils tiennent trop à leurs routines. Un média sûr, c'est TF1, Antenne Deux ou FR3 – je jure d'avoir entendu « FR3 » il y a peu, preuve de leur infinie lourdeur. Nous ne cessons pas d'argumenter, nous, parce que nous sommes incapables de comprendre qu'ils ne sont plus des sujets de réflexions, mais c'est bien la réalité. Ils sont figés ; avec si peu d'idées, ils sont déjà excédés, saturés, nous les avons remplis, gavés, ils ont là besoin de dormir, leur cerveau réclame un répit aux moindres nouveautés : c'est la génération du « pas de politique à table », parce que ça gêne la digestion. Ils n'ont jamais su ce qu'est la contradiction dialectique ; ce sont des gens qui « savent » sans échanges ni paroles, qui n'ont jamais eu à convaincre, qui ignorent le sentiment qu'on peut avoir à vouloir partager une vérité, à vouloir la défendre avec des raisons. C'est une génération qu'on n'altère jamais. Et parce que nous tenons encore à les convaincre, nous, nous sommes « insistants », incivils, discourtois, malséants : ça ne se fait pas d'insister. Ils refusent toujours de revenir sur ce qu'ils ont une fois jugé. Leurs avis à peu près immédiats sont aussi définitifs : toute représentation ultérieure est en vain. La vérité ? Nous les submergeons, ils se sentent harcelés parce qu'ils se devinent surclassés et supplantés. Ils s'agrippent à leurs privilèges au lieu d'évoluer intellectuellement. Et ainsi nous sommes surtout « impolis ». Nous leur faisons comprendre sans le vouloir que la société ne leur appartient plus. Que ce sont eux, les marginaux : ils sont hors d'usage, dépassés, obsolètes. Par notre méthode, nous les dépossédons du monde dont ils se sont crus les références. Ils n'ont plus de références. Ils ne sont plus des références. Ils ne sont plus de ce monde.
Alors ils expriment leurs opinions, mais sans les étayer, parce qu'ils ne tardent pas à se trouver impropres à tel usage : ils sentent qu'ils ont raison et aussi ils sentent en général quand quelqu'un a raison, mais ils estiment que c'est à des experts de démontrer le fondement de ce sentiment, et ils s'en tiennent à penser qu'ils ont quand même raison sur la seule foi de leur sentiment, qui chez eux vaut une pensée, qui serait comme l'instinct d'une pensée élaborée qui s'estime mais qui demeure inapte à s'expliciter. « Conviction », on appelle ça : c'est un grand mot pour dire « préjugé ». Ils ont tout mené avec ça. Leur inaptitude, ils la couvrent des beaux noms « d'élégance » et de « liberté de pensée » ; ce sont, en somme, l'élégance d'imposer des silences et la liberté de mal penser, de laisser surtout les gens penser n'importe quoi sans arguments ni preuves déterminantes. C'est aussi pourquoi ils ne sont passionnés qu'à mettre un terme à cette crise, même s'il s'agit d'une crise fabriquée, à n'importe quel prix, parce qu'ils espèrent ainsi retrouver le monde d'avant, le monde où ils croyaient servir de repères, où on les « consultait », le monde où il n'était pas si flagrant qu'ils ne savaient pas discuter ou réfléchir, le monde où l'on sentait qu'on savait sans avoir le besoin de disputer. Le monde où l'on vous accordait raison en fonction de votre position et surtout de votre âge : ils seront les derniers à comprendre qu'un vieux médecin n'a aucune raison d'être considéré comme sage. Leur monde à eux est le monde des problèmes superficiels, des faux problèmes, des problèmes prosaïques et bêtes, et c'est un monde qu'ils maîtrisaient, un monde où ils pouvaient passer pour sages et répandre leurs conseils. Ici, dans une société de véritables dilemmes, toute conversation au lieu de les stimuler les surpasse et les écrase : c'est bien trop sérieux pour eux, on ne les laisse pas s'imposer d'autorité comme partout ailleurs parce que, là, c'est trop sérieux pour abandonner la parole, et parce que ça concerne vraiment leurs fils et leurs droits essentiels. Ils voudraient reparler, en gros, de la meilleure couleur de tapisserie pour votre salon ou de la marque la plus fiable de cuisinière qu'il vous faudrait : pour cela, ils se sentaient bons et consultés, mais c'était surtout parce qu'à toutes ces questions dérisoires nous ne faisions aucune contradiction, par complaisance, par égard, par affection condescendante. Il faut leur rendre cette justice que ce n'est même pas tant qu'ils ont peur du virus, que ce n'est pas pour cela qu'ils se crispent, mais c'est seulement que cette préoccupation suffit, que c'est trop peur eux, qu'ils en sont lassés, à présent, c'est une préoccupation qui les offusque, qui les fait disparaître, qui les sombre dans le surmenage et l'oubli, où ils trouvent pour une fois la mesure de vrais problèmes qu'ils n'ont jamais estimés et qui les laissent incompétents. Et donc ils jugent, quoique sans grande faculté de juger, que si on ne s'en tient pas à la ligne du gouvernement, les efforts collectifs resteront stériles faute d'avoir été menés avec la plus puissante unité, avec la conséquence la plus vigoureuse, parce que ça, c'est facile à concevoir. Et tant pis s'il faut la dictature : leur bonheur d'être tranquilles est à ce prix. C'est une « dictature provisoire », quelques atteintes aux droits individuels. Mais c'est pour mieux retrouver la liberté. C'est ce qu'ils répètent. Après avoir été si égoïstes pour leur confort et leur profit, ils nous reprochent de tenir « égoïstement » à nos droits fondamentaux : nous n'avons décidément pas le sens du sacrifice... qu'ils n'ont jamais fait. Et donc, c'est à cause de nous si la société est « individualiste » ; ça n'a rien à voir avec le fait qu'ils ne pensent qu'à vivre paisiblement leur retraite sans manifestants. Nous sommes individualistes parce que nous gênons leur liberté de ne penser qu'à eux. Notre liberté devrait s'arrêter là où commence leur droit de ne pas entendre parler d'une contradiction. Et puis, il y a que pour craindre la dictature, il faut redouter un peu la censure. Ils n'en ont cure, parce qu'ils n'ont jamais expérimenté fort la liberté de penser, la pensée tout court : de quoi alors peut-on les priver ? C'est une génération qui ne veut que sa paix et son confort : toute polémique qui la concerne l'épuise, lui est une atteinte, une nuisance. Au fond, elle considère que la liberté est le contraire d'une liberté – elle le clame souvent, elle n'entend pas qu'on ait le droit, le devoir même, de la discorde, parce que la discorde lui fait mal aux oreilles, et elle croit que ce qui lui fait mal devrait être illégal. C'est bien une génération qui toujours souffre de ne pas entendre : ce n'est plus une génération actuelle, ce n'est plus une génération actualisée ou actualisable ; c'est une génération « des actualités ». Dans le fond, nous les blessons avec nos cogitations : ça les abîme. Ça les fait se sentir qui ils sont vraiment. Ça les dévalorise, ça les relègue. Surtout, ne plus y penser. S'abandonner dans l'application des règles du gouvernement. Après, tout ira bien « comme avant ». Rappelons que c'est une génération qui s'est fait éternellement une fête de sa retraite, après avoir déjà vécu le travail comme une retraite de toute réflexion : nous les empêchons de manger sereinement au restaurant, comme si c'était un projet, comme si c'était tout leur projet d'importance. Mais c'était bien tout leur projet : ils avaient tellement « hâte » ! Nous leur gâchons « l'after » de leurs longues vacances de la pensée. Ce devrait être un crime sans doute. À cause de nous, c'est peut-être un peu moins facile de garnir en toute insouciance leurs domiciles secondaires, à cause du pass et des manifestations. Nous devrions avoir honte de ne pas nous soumettre – à leurs plaisirs. Pauvres vieux de la sclérose et de l'escarre, et qui pensaient n'avoir plus à se plaindre que de leur décrépitude ! Savent-ils, peuvent-ils deviner, que ce ne sera jamais « comme avant », qu'il n'y a jamais eu « d'avant » et « d'après », que tout cela, « avant » et « après », est foncièrement le fruit du présent et non d'une poignée de responsables à qui on a préféré irresponsablement déléguer des fonctions pour s'épargner de réfléchir. Mais à qui supposent-ils pouvoir se fier « comme avant » ? C'est exactement à cause de cela qu'en effet ils ne cessent pas de voter « comme avant » : ils espèrent pouvoir profiter encore de l'insouciance de ne pas réfléchir. Oui, mais ont-ils bien trouvé à qui ils vont déléguer, cette fois, le souci de la société ? Ils ont donc des candidats à ce travail de l'esprit ?! Eh bien ! tant mieux pour eux, pauvres bonasses de dupes ! Ils seront perpétuellement étonnés de constater qu'ils ne font appel qu'à des médiocres qui leur ressemblent parce qu'ils ont été formés aux mêmes usages et dans les mêmes écoles de la non-pensée.
Des Boomers, tout ça. Et des jeunes aussi. Eh oui ! car les jeunes en sont, mais moins actifs encore, si l'on peut dire. Ils se laissent conduire, eux, à cause de la « nécessité » : ils affirment qu'ils n'ont « pas le choix », qu'il faut bien travailler et aussi aller dans des parcs d'attraction. Ils n'ont pas du tout la relativité qu'il faudrait pour entrevoir que l'existence ne se résume pas à une consommation en faveur du bien-être et de la détente. Vrai, c'est fatigant de s'opposer. Un jeune ne résiste jamais, ou seulement pour des causes qu'il sait gagnées d'avance et où il devine qu'il obtiendra un soutien important et écrasant. Le jeune est toujours la créature de la majorité : c'est le plus conformiste des êtres, mais sans même le soupçonner. La vie lui est une occupation entre des tâches qu'il exécute sans intérêt et où il aspire surtout à ne pas se livrer ni se distinguer. Un jeune ne s'engage qu'à des causes purement symboliques. Il n'a lu des livres que pour la classe. Il se fond dans le bain des temps, imprégnation dérisoire. Il est le contraire d'un partisan, sauf si l'idée est unanime. En général, il ne « sait pas trop ». Il a pris l'habitude de faire ce qu'on lui demande, surtout si « ça va ». Il n'a aucun poids sur les choses, et il ne veut guère en avoir : il sait qu'il ne mérite pas cette prétention, cet honneur de diriger. Il veut surtout partir en vacances avec des amis, alors il se fait vacciner sans s'interroger sur pourquoi il le fait : il le faut, c'est tout. Il se ferait sodomiser pour la même raison si c'était obligatoire et institué. Ce qu'il veut, lui, c'est les vacances entre amis. Il pense au but, mais les moyens lui importent peu. Il s'adapte toujours, il s'adapte encore, il s'adapte trop. Il s'adapte continuellement, celui qui n'en a rien à foutre, celui qui vit comme en étranger au milieu de la société qui le submerge sans l'opprimer, qui lui laisse son petit espace de loisir. Quelqu'un qui, dans un débat, n'a pas d'opinion, c'est celui qui préfèrerait être ailleurs qu'au débat. Qu'il quitte donc la société et déguerpisse en vacances avec les écervelés de son espèce ! On dirait que le Jeune quête de l'argent de poche pour pouvoir ne pas être concerné, qu'il ne fait qu'attendre de quoi foutre le camp, qu'il prend tout ce qu'on lui donne et fait tout ce à quoi on l'oblige pour ça, pour cette finalité : foutre le camp. Un crétin inconséquent aux préoccupations d'enfant ; avec lui, c'est uniquement le réchauffement climatique parce que les pandas sont trop mignons, et la fin des inégalités sexuelles parce qu'il n'y est plus jamais véritablement confronté.
Les deux, boomers et jeunes, ont en commun de n'avoir jamais eu besoin de beaucoup réfléchir et s'engager. Une vie de confort, ou pas encore de vie réelle. Une vie de perpétuelle obéissance, ou une vie d'adaptation perpétuelle. Les uns s'offusquent qu'on leur reproche de ne pas penser, les autres s'en moquent parce que c'est normal de ne pas penser. Une génération porte des œillères, l'autre des écouteurs. Mal élevé, tout ça, mal grandi, sans idéal, et vide : du bétail obtus ou évanescent. Des mentalités de fonctionnaires bourgeois, de professeurs typiques, sans individualité, sans profondeur, sans conscience. Rien qu'un lointain opportunisme. Obéir et s'en foutre. Pas un vrai livre lu, pas un exemple, rien. Aucune implication dans la politique réelle. La politique est un divertissement relatif ou une trop grande peine. Tout leur est toujours trop léger ou trop dur. Ils ne vivent pas, jamais, dans une société d'âmes. Des jouets. Du bois. Pas d'estomac. Pas de consistance. Aucune teneur.
La France mérite largement son absurde esclavage. J'imagine que c'est à peu près ce que Zemmour appelait « le suicide français ». Mais il a eu tort : d'un point de vue majoritaire, ce n'est pas un suicide. C'est une autolimitation volontaire, même pas résignée ; c'est un grand, un vaste, un universel consentement.
Et je songeais hier, en regardant M. Véran, que vraiment tout avait été fixé dès le choix des ministres, que c'était évident, avec un moindre sens du recul et de la dureté. Une bande de gamins : on les voit, aussitôt on sait à quoi ils ressemblaient en fin de terminale. Un prétentieux qui zozote et pontifie pour dépasser son ridicule, un simplet avec son accent qui ne sait s'il doit s'impatienter d'avoir l'air si brave, une bourgeoise qui cocote avec force ronflements pour se retrouver en présence d'artistes, un jeune propret trop bien habillé pour son âge et qui souhaite se donner de la sagesse en articulant bien, un homme raide et inhabile dans son esprit et dans son corps et gêné de ses insuffisances mais qui persévère, etc. tous dirigés par un premier de classe un peu trop fier et sûr de son succès, désireux de bien paraître auprès des grands qu'il respecte et dont il veut se faire bien voir. C'est M. Le Drian qui doit s'embêter, au milieu de ça. C'est sans doute pour cela qu'il ne se mêle pas beaucoup et qu'on ne l'entend guère : il travaille, lui, peut-être. Il est comme un intrus, d'une ancienne caste et qui essaie surtout de n'être pas être assimilé à la nouvelle – il me fait un peu penser, dans un autre genre, à M. de Villepin au milieu du conseil de sécurité de l'ONU. Il n'a aucun pouvoir sur ses camarades qu'il ne peut s'empêcher sans doute de juger assez bas – il s'efforce probablement de ne pas penser à qui il a à faire. Une sorte de professeur désespéré du monde présent, sans influence, résolu au travail et au constat, pour ne pas avoir honte des autres. S'il en est ainsi, comme je le comprends !...
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