C'est bien l'indigéré de la seconde

Je viens de le comprendre, de le comprendre à plein, comme une révélation, comme une fulgurance, comme l'évidence qui s'inscrit parfaitement dans un mécanisme cohérent, comme un chaînon confirmateur mettant en lumière la vraisemblance du tout : ce qui nous arrive en ce moment, ce régime de discrimination éhontée, de nullification et d'interposition insolent et cynique de notre Constitution et des Droits de l'Homme, aux noms de la Sécurité et de la Santé, aux noms de la Tranquillité et du Confort, au nom de la priorité accordée à la Routine, à l'Apathie et au Divertissement, correspond très exactement, d'une façon extraordinairement coïncidente, à ce qui n'a pas été digéré de la seconde guerre mondiale, à ce qui moralement n'a pas été assimilé ni assumé des anciennes fautes des Français. Les meilleurs historiens le savent : ce qui n'a pas été intégré et compris d'un conflit ou d'une crise grave entraîne systématiquement un problème d'ampleur plusieurs décennies plus tard, et ce phénomène ne manque jamais de se produire. M. de Gaulle voulut, pour garder la face et unir les Français, que toute la France eût été résistante, et l'on amnistia les turpides, les sordides, les lâches, les infâmes à quelques-uns près pour le puéril symbole, et à dessein de sauver l'image de son pays il risqua d'en abîmer le sens de la justice exemplaire. Tous ces mentalités-là sont restées, on n'a pas redressé la morale, la France s'est perpétuée dans ce déni, elle n'a pas daigné sonder sa valeur, corriger ses vices, redresser ses vilenies ordinaires, sa médiocrité répandue, au point qu'elle n'a rien conservé de la honte qui eût dû la renforcer dans l'honneur et les progrès de sa vertu. C'est précisément la part de cette immense boucherie qui n'a jamais été soldée, la boucherie de l'âme, mal demeuré caché et latent, et ce mal a trouvé aujourd'hui sa forme renouvelée et cristallisée, sa réalisation congruente, pointilleuse, exacte. Il n'y a pas eu de mémoire là-dessus, de mémoire vérace et minutieuse de la faute, parce qu'on n'a pas dénoncé la plaie de cette purulence des personnes, on n'a pas soulevé le devoir d'individu, et la sanie abjecte est ainsi demeurée dans les mœurs, ne s'est pas dissoute dans l'avancement d'une civilisation qui, au contraire, a stagné, ignorante et volontairement aveugle de ses propres fautes.

C'est obligé, c'est destiné et c'est même juste : vaste sera la correction, dur le châtiment, vastes et durs comme la guerre douloureuse. Il faut aux nations lourdes et têtues, aux nations de masses, aux nations enferrées dans l'abrutissement, deux ou trois dévastations, deux ou trois désolations terribles, deux ou trois fléaux à chaque fois, pour améliorer ce qu'un esprit sagace eût réussi du premier coup, en réfléchissant. Délation, incuriosité, abrutissement, végétation ; absence de culture, refus du recul, esprit de commérage ; mépris de l'effort, pas cinq livres par an, pensée de proverbe, grégarité, compromissions ; indignité, insignifiance, mesquinerie : tout cela est de retour, ne nous a jamais quittés. Il faudra un autre cataclysme pour punir en grand. Apprêtez-vous, il n'y a rien à faire. Ça vient : ne le sentez-vous pas ? C'est irrémédiable et c'est fatidique, c'est inéluctable parce que c'est porté par une foule et par ses représentants, masse innombrable et confirmée en vertu officielle ; c'est conforté par toute l'histoire. Attendez-vous-y. Ce qui s'annonce est une catastrophe, car il n'y a que des proportions de catastrophes pour infléchir des civilisations et des mœurs. Même, sans cette implacable logique, croire au Progrès, c'est croire à l'effet nécessaire de cette catastrophe. Il y a du bon en cet abominable à venir, et c'est l'Éveil après l'évanouissement, meilleur, plus conscient, édifié : après la commotion, on peut réorganiser son esprit.

Nous sommes au seuil ; il peut passer seulement dix ou douze ans avant la grande chute. Ce n'est pas de la divination, ce n'est que logique, de la pure logique historique. Pas d'augure, mais des systèmes irrévocables. Ce n'est ni espoir ni désespérance, il faut bien se résoudre à ce que l'impression de résistance à cette dégradation, qu'on reçoit quelquefois d'une ponctuelle bravoure, n'est qu'une déformation du jugement : on suit alors des individus rares qui tiennent de hauts discours, mais objectivement ces individus constituent une exception et une minorité, ce sont des oasis sur lesquelles le désert l'emportera toujours. Il suffit d'y réfléchir posément : qu'est-ce qui pourrait empêcher l'engrenage ? Qui oserait le : « ça suffit » ? D'où viendrait la force pour entraver la marche de ces grosses résolutions immorales et collectives motivées par le confort et la bêtise ? Non, il n'y a rien ; il n'existe pas la plus petite influence intellectuelle pour lutter efficacement contre l'inertie des mœurs : on le sait bien que ces gens ne sont pas accessibles à des raisons ; rien que d'épaisses humeurs les mobilisent, avec de gros quartiers de passions identifiables. Ils n'ont que l'épiderme, ils n'ont pas de profondeur : ils sont subtilement machinables autant que des pachydermes.

Je me prépare, moi, au danger et à la mort – je le jure, je le crois –, parce qu'on jugera tôt ou tard mes propos antisociaux, inacceptables et qu'ils méritent d'être réprimés par l'illégal. À beaucoup de mes semblables, le sort de Martin Luther King ou de Malcolm X. Tous, nous entrevoyons en esprit la Terre promise, mais nous n'y serons pas tous. Bien malins ceux qui auront fui auparavant ; les autres seront des sacrifiés et des Justes.

De gros systèmes pesants, soulevés par l'émotion, s'abattent et déferlent en ce moment même, lourds comme des rouleaux, bêtes comme des troupes ou comme des troupeaux. C'est si manifeste, si simple, que c'est presque à me faire honte d'avoir enfin trouvé ce rapport de continuité historique, ce rapport à la seconde guerre, et je ne puis en tirer nulle fierté, tant c'est irrémédiablement, tant c'est fatidiquement évident, comme la répétitive machine du temps qui passe.

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