Association mentale contre compréhension véritable

Que savent vraiment les gens ? En-dehors des routines et des procédures quotidiennes auxquelles ils ont l'habitude, qui constituent plutôt un fonds considérable d'impensé et dont le comble serait qu'elles leur fassent défaut, je suis régulièrement étonné de constater que ce que les gens croient savoir et estiment supérieur et indubitable ne provient pas de ce qu'ils ont déduit de leur expérience, mais de ce qu'on leur a une fois enseigné, il y a longtemps en général. Les Français sont incompétents à inférer, ils ne sont pas instruits en logique, ils ignorent comment procéder à partir d'une somme d'arguments pour atteindre à une conclusion rationnelle, ils opèrent le plus souvent de façon contraire : se servant comme axiome de ce qu'ils supposent devoir conclure, ils s'efforcent ensuite d'y apposer les arguments improvisés uniquement pour asseoir à la hâte la conviction initiale et inébranlable ; ils cherchent toujours à se justifier dans une sorte de précipitation où l'on devine une panique, mais ils sont incapables de s'expliquer, calmement et en retraçant les origines de leurs réflexions. Ceci, à vrai dire, ne m'est étonnant que parce que j'oublie par intermittences que c'est selon ce processus qu'ils ont pris l'habitude de travailler à l'école, car beaucoup, avant de répondre à leur professeur, se demandaient surtout (et même pouvaient passer leur temps à se demander) : mais que veut-il que je réponde ? Les Français se sentent assurés principalement de ce qu'ils ont acquis autrefois en théorie, mais ils n'ont pas développé depuis lors de matière propre, pas de substance ferme et subtile, vraiment personnelle, en-dehors de leur formation strictement hiérarchisée. Comme il semble qu'on ne leur a jamais enseigné les méthodes permettant par soi-même d'accéder à des vérités ou de les retrouver par raisonnement ou par exercice, ils n'apprennent rien, passé l'étape des maîtres identifiables, ils sont démunis face au nouveau, ils croient que tout savoir s'enseigne dans le cadre formel d'un apprentissage ou d'une formation, alors ils doutent de tout et admettent cette incertitude comme universelle, n'évoluant pas ou très peu, par prudence. Il faut que toutes les vérités préexistent dans l'esprit d'une poignée de « spécialistes » qui ont charge solennelle de les transmettre : tout l'effort ne consiste ensuite pour leurs auditeurs qu'à les mémoriser. Mais cette mémorisation est, du reste, chez eux très imparfaite, car il n'est alors pas question d'y inclure force vérifications expérimentales : en France, on sait quelque chose un jour parce qu'on a reçu l'information de quelqu'un considéré comme fiable c'est-à-dire, en substance, présentant les insignes de l'autorité, et on le sait ensuite de la même façon pour tout le reste de sa vie, on n'a pas la moindre idée de la manière dont on pourrait démontrer de nouveau cela ni changer d'idée : si l'information venait à changer, on la considèrerait fausse, tout bonnement, et pendant longtemps. Or, il y a tant de choses à mémoriser ainsi absurdement qu'il faut que l'homme se fabrique des astuces lui servant non à se les représenter, mais seulement à les retenir – et c'est précisément ce qu'on enseigne à l'école puisque les professeurs ne savent pas d'autre manière. L'astuce la plus répandue – un de ces trucs mnémotechniques qu'on adore chez nous – consiste à procéder par associations de termes-concepts : loin de supposer une compréhension intime, l'association implique de tisser des liens plus ou moins arbitraires entre différents savoirs, on leur donne parfois quelque forme concrète pour les amalgamer de tête, des couleurs ou bien des caractères, et le résultat de cette catégorisation, c'est que quand on vous dit « dramaturge » vous répondez « Molière », quand on vous dit « Waterloo » vous répondez « Napoléon », quand on vous dit « Gravitation » et « Terre », vous répondez « Soleil ». C'est un pur automatisme de bachotage qui ne passe nullement par le rouage de la matérialisation, de l'appropriation, de la réflexion véritable : un mot en suppose simplement un autre, selon une logique inappréciable et artificielle. Ce processus mental n'est guère spontané, à mon avis, car en général ce sont des expériences ou des témoignages que nous associons à des idées, à des choses, à des phénomènes ou à des sensations, non des abstractions que nous rattachons à d'autres abstractions au moyen de relations réalisées par force et à seul dessein de nous en ressouvenir théoriquement ; mais ce processus, cette déformation de nos capacités cognitives, est largement induit par la forme de notre éducation publique qui induit surtout pour l'élève de savoir une notion à un moment donné et de pouvoir la redire sans qu'on ait vérifié s'il l'a vraiment intériorisée : on ne lui réclame en général qu'une mémoire sans intelligence, et c'est ainsi par exemple qu'on prétend sélectionner les « meilleurs » étudiants des écoles d'ingénieur ou de médecine – de simples questionnaires à choix multiples indiquent si l'esprit du postulant effectue des connexions de mots à idées, autrement dit s'il a lu ces mots et s'il les a retenus (les fiches de révision écrites par les étudiants ne sont alors à peu près que des listes classées dans un ordre commode d'apprentissage, au mieux ne font-ils alors qu'apprendre la manière plus ou moins particulière dont fonctionne leur mémoire). Or, il faut remarquer que l'adulte contemporain, chez nous ainsi probablement que dans toute l'Europe, a cessé d'apprendre dès qu'il n'en a plus eu l'obligation : l'Européen en moyenne consiste en tout et pour tout en ce qu'il reste du lycéen qu'il était. Même, à présent, nombre d'enseignants valorisent et facilitent ce système d'associations : on leur a appris, par exemple, comme s'il s'agissait d'une révolution pédagogique, que les « cartes mentales » aident à enregistrer des termes-concepts par paquets... et c'est bien vrai : si sur le papier j'inscris en rouge les batailles de Napoléon qui furent des défaites et en bleu ses victoires, je distingue et retiens plus facilement les unes et les autres (je puis procéder avec autant d'efficacité si j'écris les unes sur les doigts de ma main gauche et les autres sur ceux de ma main droite). Beaucoup d'enseignants aujourd'hui se servent même essentiellement de cartes mentales, et ils obtiennent que leurs élèves réussissent mieux, en effet, à la plupart des examens français.

Cependant, je dois dire qu'il n'existe pas de façon beaucoup plus imbécile d'avancer dans le domaine de l'esprit – à vrai dire, ce procédé d'associations n'est pas de l'esprit. Cette méthode n'apprend même pas à penser, elle n'enseigne pas un bagage attesté, elle ne sert qu'à reproduire, relayés par des professeurs incontestés, des proverbes et des traditions à répéter par cœur et par convention, les deux formant la plus basse lie de toute pensée humaine, à savoir l'automatisme. Je dis « Molière » et vous pensez « Grand dramaturge comique », seulement vous n'en savez rien au juste, vous ne lisez pas Molière. Je dis « Waterloo », et même quand je précise « Défaite » ou que vous le savez, eh bien ! je suis sûr que si je demande quelle bataille, d'Austerlitz ou de Waterloo, est la première en date, je n'aurai guère de résultats, même si c'est tout logique quand on sait que Waterloo est une défaite (et si vous savez cette chronologie, dans la plupart des cas, vous devez reconnaître que c'est non parce que vous avez une connaissance précise de ces batailles que parce que vous avez appris bêtement comme moi que la première commence par un « A » et la dernière par un « W »). Récemment, j'ai regardé une séquence de l'émission « Qui veut gagner des millions », et j'y ai beaucoup appris de ce que le candidat ignorait la réponse à la question : « Qu'est-ce qui gravite autour de la Terre ? » : il est patent qu'il ne fit pas le moindre effort, avec ses mains par exemple, pour se représenter les termes de la question, il s'agissait uniquement pour lui d'une notion théorique qu'il prétendait résoudre par associations ; or, comme il hésitait entre la lune et le soleil, il demanda au public... qui lui répondit à 56% que c'est le soleil qui tourne autour de la Terre ! Et j'affirme que c'est logique, car ne savent-ils pas, comme je l'ai écrit plus haut, que Gravitation plus Terre égale Soleil ? On formera ainsi des benêts tout gonflés de théories invérifiées tant qu'on continuera à transmettre des méthodes d'association au détriment de méthodes de compréhension qui exigent d'assimiler une assertion et même toute assertion à sa propre matière personnelle, d'assumer en somme une connaissance comme le gage de vérité de toute déclaration qu'on fait personnellement, de l'intégrer et de la comprendre, au lieu de la conserver hors de soi et comme une copie irréfléchie des assertions des « professionnels ». Ainsi, on ne conservera en France que le peuple qu'on y trouve actuellement, un peuple de hâbleurs sans facultés de recul et d'analyse, sans sensibilité, sans imagination, sans conscience et fort inadaptable intellectuellement, mais qui se craint car n'ignorant pas, au fond, qu'il ne sait vraiment que peu de choses. N'importe quel homme débile peut retenir une suite de mots et les classer selon un certain ordre, même des mots compliqués, même des mots qui ne veulent rien dire, y compris de très petits enfants avec le temps, mais le paradigme de cette suite, je veux dire notamment son intérêt et sa vérité, n'est jamais interrogé, on annihile toute perspicacité, toute curiosité et tout entendement à cet exercice stérile, surtout à force de le reproduire, au profit unique d'une conformité, d'une adhésion, d'une admission à ce qui présente le sceau du sage, incarné aujourd'hui en le prétendu scientifique ou en l'expert autodéclaré – et l'on a vu avec la crise sanitaire ce que valent leurs paroles, eux qui étudièrent de si longues années sans manifestement être en mesure, après ce temps, de réaliser une vérité individuellement ! Ce fond péremptoire et jamais remis en cause, invisible à la conscience à force d'être reconnu implicitement comme suzerain et tabou, c'est par ailleurs ce qu'on appelle la morale, qui est un carcan entravant tout progrès important par la suite. Vous dites « Orgueil » et ils répondent « Défaut », vous dites « République » et ils répondent « Bon régime », vous dites « Objectif de vie » et ils répondent « Bonheur » ou « Enfant » ! Tant qu'on n'a pas réussi à faire expliciter à l'élève le mécanisme intérieur de ces logiques qui paraissent bizarres au sagace autonome, il ne fait que reproduire des pensées selon ce qu'il juge qu'on attend de lui et ce qui lui vaudra « bonne note » comme il s'en doute, c'est-à-dire aussi bien des vérités que des erreurs. En quoi la pensée réduite à une mémoire ne vaut rien, au même titre qu'un outil sans visée ; elle sert toutes sortes de maîtres opposés et disparates – façon de démontrer que pour penser véritablement, il faut commencer par réfléchir et librement.

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