Huit lunes. C'était le temps qui avait passé depuis ce baptême d'apprenti pour le moins marquant. D'après leurs mentors, les deux novices sont maintenant prêts pour leur évaluation finale. Beaucoup d'événements se sont produits entre temps. 

Noirceur de l'Étoile n'oubliera jamais toutes ces séances d'entraînement, durant lesquelles elle a bien cru sa vie finie, et où elle apprenait comment en prendre. Elle se rappellera toujours des fois, un peu plus rares heureusement, où on lui avait montré comme torturer au mieux les soumis, ces prisonniers ne voulant pas ou n'ayant pas eu l'autorisation de rejoindre les rangs de la Forêt Sombre, à l'image d'Aube Claire. 

Cette dernière avait rejoint la Lande des Soumis, ancien territoire du Clan du Vent, le jour même de la mort de son père. Elle avait mis bas une demi-lune plus tard, d'une femelle et de deux mâles. Elle les avait tout de même élevés, car il n'y avait aucune reine non exclue de la Forêt Sombre.

Puis s'était posée la question du baptême. Comment allaient-ils faire, puisqu'ils étaient impairs ? Il y avait bien un autre chaton, un soumis également, mais il était trop jeune, et serait de toute façon incapable de devenir guerrier. Ce sont donc les mâles qui ont été privilégiés, jugés plus forts de par leur sexe de naissance. 

Leur sœur était morte avec sa mère, qui avait tenté de la protéger de ces monstres. Noirceur de l'Étoile frémit en songeant à ces chats « inférieurs » aux autres, juste parce que leurs opinions divergeaient. Ceux qui n'ont pas osé se rebeller ou s'enfuir, à l'image de tous ceux qui ont fini par mourir. 

Car elle se trouvait dans la Forêt Sombre à proprement parler, celle où les félins s'entraînaient à mort. Devant elle se trouvait Noirceur de la Vipère. Durant tout leur apprentissage, les deux s'étaient beaucoup embrouillés, mais, récemment, sans doute angoissés par l'approche de cette fameuse épreuve, ils avaient décidé de s'éviter le plus possible. 

Et ils avaient bien raison de stresser. Le charmant mentor de la jeune chatte lui avait appris que celui des deux qui ne réussirait pas l'évaluation deviendrait soumis. Sombre Tigre, assis à l'orée de leur minuscule clairière avec Ombre d'Érable, annonça :

- Bien, alors, vous devez déjà vous en douter, mais vous devrez vous battre. Le premier qui soumet l'autre, en le tuant ou de quelque façon que ce soit, deviendra guerrier. Compris ? Alors, griffez !

La femelle argentée n'eut même pas le temps de répondre. Une masse dorée la percuta de plein fouet, lui coupant le souffle. Elle voulut se défendre, mais ses pattes ne firent que trembler. Je ne veux pas lui faire de mal, ni à lui, ni à qui que ce soit ! Après ce que j'ai fait à sa sœur... 

Pourtant, le chat doré lui avait causé bien des torts tout au long de leur apprentissage, qui avait bien failli ne jamais finir. Mais, au fond d'elle, l'idée de le blesser, ou pire, de le tuer la répugnait. Les crocs de Noirceur de la Vipère s'approchaient déjà de son cou, alors qu'il la maintenait plaquée au sol. Elle tenta de se débattre, mais amoindrit ses coups pour ne pas le griffer. À quoi bon ? Je suis stupide...

Noirceur de l'Étoile sentit le doux souffle chaud de son adversaire tout près d'elle. Il fallait qu'elle se reprenne ! Avec la force du désespoir, elle parvint à le repousser juste assez pour se mettre en boule, bien serrée, et donc protéger son ventre et sa gorge. Son adversaire semblait alors hésiter, voire même changer d'avis. Ne veut-il donc pas me tuer depuis longtemps ? s'étonna celle aux yeux bleus. 

Mais elle voyait bien, en penchant la tête, qu'il ne pouvait pas se raviser. Il ne pouvait pas la laisser gâcher sa vie, à cause d'un acte de lâcheté, mais elle sentait aussi qu'il ne pouvait pas non plus se résigner à tuer une seconde fois. Alors, il prit une décision. 

Celle de commettre un acte infâme, plus encore que de tuer. Pire que tout ce qu'elle aurait bien pu imaginer. Délicatement, il lui monta sur le dos, et elle comprit tout de suite ce qui allait se passer. Elle commença à se débattre, mais il la maintint en place par la peau du cou. 

Elle avait peur. Après tout, elle avait seulement douze lunes, quatre saisons ! Elle était si jeune ! Mais il n'en avait rien à faire, et il poursuivit. Lorsque vint le premier contact, la féline hurla, en proie à une douleur insupportable. Mais ce n'est pas pour autant que son camarade de tanière s'arrêta là, oh non ! Loin de là... 

Il recommença encore et encore, sous les ricanements de leurs mentors, comme s'ils observaient un beau spectacle. Noirceur de l'Étoile pleurait. Douleur et honte lui pesait horriblement. Papa, aide-moi ! Fais que cela s'arrête, je t'en supplie ! Au bout d'un moment, elle n'en put pas plus, et n'eut pas le choix.

- Arrête, s'il te plaît ! Je t'en prie !

Victorieux, le matou brun doré descendit de son dos, et elle put se relever. Mais pas pour longtemps, car, déjà, Ombre d'Érable s'approchait d'elle, furieuse.

- Noirceur de l'Étoile, miaula elle, à partir de maintenant tu t'appelleras Spectre d'Étoile, pour rappeler qu'aujourd'hui toutes les étoiles sont mortes depuis longtemps. Nous t'avions dit qu'elles ne peuvent pas briller ici. Tu commences aujourd'hui ta nouvelle vie de soumission et de servitude.

Et, sur ce, la lourde patte blanche de la chatte s'abattît sur sa tête, et ce fut le trou noir.

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Spectre d'Étoile ouvrit les yeux dans un lieu si calme et lumineux qu'il ne pouvait s'agir que d'un rêve. Elle regarda autour d'elle, étonnée, puis écarquilla les yeux de surprise. Devant elle se tenait un chat aux mêmes prunelles bleutées, au pelage de la même couleur gris sombre que les rayures qui parcouraient ses flancs égratignés. Un chat qu'elle n'avait pas vu depuis très longtemps.

- P... papa ? Je... qu'est-ce que... ?

- Tu n'es pas morte, si c'est ce que tu veux savoir. Ce n'est qu'un rêve.

- Un beau rêve... ajouta sa fille, les yeux embués.

Le matou, lui, semblait irradier de bonheur. Sa fourrure était impeccable, son regard pétillant. C'était bien mieux qu'en bas, mais ce n'était pas sa réalité à elle. Elle devait vivre. Voyant son émotion, le guerrier de jadis s'approcha de sa fille et l'enlaça.

- Ma petite étoile des cieux... murmura il.

Au bord des larmes, Spectre d'Étoile se laissa aller à cette étreinte, comme autrefois, lorsqu'elle était chaton. Une autre voix poussa une exclamation émue. Se tournant vers le côté, la chatte rayée vit une autre silhouette s'avancer, une autre féline argentée qui était visiblement présente depuis le début sans qu'elle ne la remarque. 

Une chatte qui, même si elle ne l'avait jamais vue lors de sa courte vie, lui était vaguement familière. Enfin, peut-être dans une version beaucoup plus jeune, chaton ou apprentie, mais elle chassa tout de suite cette image qui semblait irréelle.

- Je me nomme Jolie Plume. Je suis ici pour te délivrer un message important.

- Ton nom me dit quelque chose... murmura la mortelle, songeuse.

Son père et la messagère échangèrent un regard entendu.

- Ton père a dû te parler de moi, répondit Jolie Plume. Nous étions amis. Mais ce n'est pas la raison de ta venue ici, ni de la mienne d'ailleurs. Il y a très longtemps, au sein de la Tribu de la Chasse Éternelle - un autre clan d'ancêtres - j'ai entendu une prophétie : « Ils seront trois, parents de tes parents, à détenir le pouvoir des Étoiles entre leurs pattes. » Elle était destinée à Étoile de Feu, ce qui voulait dire que trois chats de sa famille sauveraient les clans. Mais, tu t'en doutes, ils ne sont pas venus.

- Non, compléta Plume de Jais, l'air à la fois fier et très triste. Car il aurait dû s'agir de tes frères et sœurs aînés, ma libellule. Avant de... de partir, je t'ai raconté que Feuille de Lune avait été blessée au ventre pour sauver Museau Cendré de l'attaque des blaireaux, tu te rappelles ? Eh bien, nous ne le savions pas, mais elle était pleine, et il se pourrait bien qu'il s'agissait des futurs élus, descendants d'Étoile de Feu. Mais ils avaient disparus en même temps que lui...

Spectre d'Étoile n'avait pas eu le temps de parler, tant son désespoir était grand. Elle avait cru un instant à une échappatoire, à la victoire. À la paix. Mais rien de tel ne se produira. Alors que Jolie Plume s'en allait, elle miaula :

- Ne perds pas espoir et écoute ton instinct. N'oublie pas que tes ennemis peuvent parfois devenir tes alliés. Tu es la clé, Spectre d'Étoile.

- Attends, je... qu'est-ce que je dois faire ? S'écria la plus jeune, affolée.

- Rendors-toi, ma luciole, et pars là où tout à commencé, dit soudain un nouveau miaulement, d'une douceur infinie, au timbre vaguement familier.

Lorsqu'elle tourna la tête, la femelle argentée comprit tout de suite. Le pelage brun tigré et blanc. Les yeux ambrés remplis d'amour. Il n'y avait pas de doute.

- Maman ! s'exclama-elle en éclatant en sanglots et se précipitant tout contre elle. Tu es vraiment là ? Mais... Mais je ne veux pas y retourner, pas après ce qu'il m'a fait, ce qu'ils m'ont fait ! Je... je veux rester avec vous... tu... tu ne sais pas... 

- Tu ne peux pas... soupira Feuille de Lune, attristée.

La désormais soumise de douze lunes sanglota un moment sous les chauds coups de langue de sa mère, avant que celle-ci ne recule, le regard peiné.

- Il est temps.

Un minuscule chaton doré et blanc, douloureusement ancré dans l'esprit de la jeune chatte, s'approcha et se lova, collé à sa sœur.

- Je resterai avec toi.

- Petit Espoir... je...

- Je sais, se contenta de répondre son frère.

Elle voulut continuer, lui dire combien elle était désolée et combien elle l'aimait, mais, déjà, elle se sentait tout engourdie. La dernière image qu'elle vit fut son père et sa mère, blottis l'un contre l'autre, la couvant de leurs regards aimants. 

Plume de Jais ouvrit la gueule.

- Soit forte, ma fille.

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