Chapitre 1

Il fait nuit noire, pas une seule étoile ne parvient à percer la brume épaisse qui plane sur la colline. Des cris d'horreur résonnaient assez loin derrière celle-ci, mais cela ne semblait pas perturber l'environnement alentours, comme ci ces hurlements douloureux faisaient partie du décor, du quotidien. 

Au milieu de ce paysage funeste et désolé, trois silhouettes félines évoluaient péniblement. Elles semblaient pressées, comme si quelque chose était à leurs trousses et qu'elles devaient à tout prix fuir au plus vite. La plus grande était celle d'un chat au court pelage sombre et aussi ténébreux que l'ambiance présente, à la musculature puissante et au corps élancé. 

Son regard azur, empli d'inquiétude et d'amour, était posé sur les deux petites boules de poils devant lui, qu'il poussait à avancer avec difficulté, trébuchant à chacun de leurs minuscules pas. Tous trois étaient épuisés, affamés et amaigris, mais bien déterminés à avancer. Enfin, surtout le matou au poil charbonneux. 

Les chatons, eux, étaient à bout de forces, et un simple coup de vent semblait pouvoir les emporter.

- Dis papa ? Quand est-ce qu'on arrive ? gémit la petite femelle d'une voix fluette.

Ses poils, d'une teinte gris pâle, aux rayures plus sombres semblables au pelage de l'adulte, semblaient se refléter d'argent, luisant dans le paysage sinistre.

- On peut faire une pause ? piailla son frère. Je n'en peux plus !

- Et moi j'ai faim !

Celui qui, manifestement, était leur père soupira. Ils ne pouvaient pas s'arrêter. Pas maintenant, alors que les féroces chats qui leur avaient tout pris pouvaient les rattraper à tout moment, et leur prendre finalement la vie. Ils devaient se sauver, pour que les petits soient en lieu sûr et grandissent loin de ceux qui représentent une menace pour eux, de ces sombres guerriers assoiffés de sang. 

Loin de ceux qui l'avaient prise, elle. 

Les yeux embués, le matou se força pourtant à réfléchir et à inspecter les lieux. Plusieurs dizaines de longueurs de queue plus loin se trouvaient des rangées de végétation dense. Leur destination se trouvait bien au-delà, sur une autre colline à deux voire trois levers de soleil d'ici. 

Ses chatons n'auraient jamais la force de continuer, ils avaient grand besoin de repos. Alors, il prit une décision. Se penchant vers les petits exténués, il murmura d'une voix qu'il voulut rassurante, mais qui trahissait son angoisse.

- D'accord. Vous voyez ces buissons, là-bas ? Eh bien, on va se reposer un peu ici. On reprendra la route demain matin.

Les petits acquiescèrent en silence et se remirent courageusement en marche. Le mâle trébucha, et son père l'attrapa par la touffe de poils brun-dorés de son cou. La petite famille désespérée s'engouffra dans un enchevêtrement de tiges de ronces qui leur lacérèrent les flancs, mais ils ne bronchèrent pas. 

Une fois à « l'abri » du buisson, ils s'effondrèrent, à bout de souffle, sur le sol. Le guerrier ramena ses enfants contre lui et entreprit de faire leur toilette, comme leur mère l'aurait fait si elle était encore de ce monde. Cette simple pensée le fit frémir, mais il devait rester fort. Pour eux.

- Dis papa, pourquoi on s'en va ?

Cette question de sa fille serra le cœur du chat aux yeux bleus. Il se remémora les derniers événements, ancrés en lui telle une cicatrice éternellement douloureuse. 

Les chats du Clan du Tonnerre, ses camarades, qui s'alliaient aux autres clans pour faire face aux ennemis. Des combats féroces et sanglants, des corps qui s'entassaient de partout. Le Clan des Étoiles qui se joignait vainement à eux, lui qui était persuadé de gagner. 

Mais il avait tort. 

La Forêt Sombre l'avait emporté sur les clans, et c'était indéniable. Elle les avait tous terrassés, jusqu'au dernier, et ce malgré les dires d'Étoile de Feu, son ancien chef - à vrai dire il n'avait même pas eu le temps de le connaître en tant que tel. Il leur assurait que des élus aux pouvoirs surpuissants les aideraient. Mais lui aussi avait tort. Aucun élu ne s'est manifesté et le meneur était mort bien avant le conflit.

- Il y a des méchants chats qui veulent nous faire du mal. Mais on ne se laissera pas faire, hein ?

- C'est à cause de ça qu'on n'a plus de maman ? susurra le mâle, la voix chevrotante et couinante et la respiration saccadée.

Le chaton au pelage brun clair tigré virant au doré était mal en point. Ses pattes blanches tremblaient et son regard, d'un ambré si familier aux yeux de son père, semblait vitreux. L'angoisse emplit ce dernier. Il ne voulait pas le perdre, lui aussi. Il lui faisait tant penser à elle...

 Elle qui était si belle, si douce, si gentille et si généreuse ! Elle qui avait tout donné, son clan, ses camarades et même sa vocation, pour partir avec lui. Elle qui était sa joie de vivre. Si bien que, quand la situation s'était présentée, il avait à son tour tout quitté, sa famille et sa tribu natale, pour rester auprès d'elle. 

Mais alors que, en plein cœur de la Grande Bataille, elle lui donnait des chatons, il n'avait pas été capable de la protéger des griffes ennemies. Tout ce qu'il avait pu faire, c'était mettre leur progéniture à l'abri, pour fuir avec eux lorsque l'occasion s'était montrée, loin d'elle.

- Oui, Petit Espoir, souffla le guerrier gris sombre, la gorge nouée. Ce sont eux qui vous ont privés de votre mère, d'une enfance normale.

Le guerrier du Clan du Tonnerre serra les dents. La colère monta en lui. Après tout ce qu'ils avaient fait pour être enfin ensemble, ces abrutis de la Forêt Sombre n'avaient pas le droit de les séparer ! Pour qui se prenaient ils ? 

Mais la douce voix de la petite femelle grise, aussi apaisante que celle de sa mère, agit comme un baume sur lui.

- Dis papa, parle nous de maman et de votre histoire à tous les deux.

La chatonne était couchée sur le sol, à moitié engourdie. Elle ne sentait plus ses pattes et devait sans cesse papillonner des paupières pour rester éveillée. À côté d'elle, elle sentit son frère s'endormir peu à peu, pour finalement ne plus bouger. 

La petite chatte leva péniblement les yeux vers ceux de son père et y lut un désespoir infini. C'est parce que p'tit frère fais dodo ? Elle fut effrayée, mais son père commença à parler, à toute vitesse, comme pour l'empêcher de dormir elle aussi.

- Ta mère était magnifique, et extrêmement gentille. Et elle m'aimait. Elle vous aimait profondément. Malgré son statut de guérisseuse, elle désirait plus que tout d'avoir des chatons. Après avoir fui les clans pour être ensemble, nous sommes finalement revenus dans son clan, le Clan du Tonnerre, pour l'aider face à une attaque de blaireaux. Malheureusement, on est arrivés trop tard : son père, le chef, avait été tué. Mais elle s'est battue comme une lionne pour sauver son mentor, ce qui lui a valu une grosse blessure au ventre, mais elle a réussi. Elle était forte, ta mère, tu sais ?

Sa fille se sentait partir, elle aussi. Le visage gris foncé de son père lui paraissait flou, et tout tanguait autour d'elle. Elle avait faim, elle avait froid, elle était fatiguée, elle avait très peur. Elle comprit alors ce qui était arrivé à Petit Espoir, mais ne résista pas. Car, de toute façon, pourquoi se battre pour rester dans un monde aussi brutal ?

- Petite Étoile, non !

Ce cri de désespoir, poussé par celui qui l'avait mise au monde, la réveilla un peu, mais très vite elle repartait. Cela l'attristait de peiner son père, et ce qui l'attendait l'effrayait, mais elle sentit que c'était la fin.

- Dis papa, c'est bien, le Clan des Étoiles ?

- Non ! Reste avec moi ! implora l'être qu'elle aimait et admirait plus que tout.

Une larme perlait sur la joue du guerrier svelte, qui ne put contenir ses sanglots. Mais soudain, une course effrénée se fit entendre, suivie d'un feulement menaçant :

- Plume de Jais ! Je sais que tu es là ! Tu connais nos lois, tu sais que tout fuyard sera tué ! Est-ce raisonnable pour un père d'exposer volontairement ses propres petits à un tel sort ?

Plume de Jais se raidit, affolé, et ramena sa progéniture près de lui.

- Ils nous ont retrouvés !

Dans un faible murmure, sa fille demanda, apeurée et en pleurs :

- Dis papa... est-ce que c'est la fin... ?

L'adulte la regarda tendrement dans les yeux, avant de lui donner un coup de langue. Il avait pris une décision.

- Non, ma petite étoile des cieux. J'y veillerai. Je t'aime, ne l'oublie jamais.

Après un dernier regard à ses trésors, il sortit des fourrés. Ils ne pouvaient pas survivre tous les trois. La dernière vision de la petite argentée fut le bout de la queue de son père, puis ce fut le noir. 

Tout espoir était perdu.


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