3.Andrea
La migraine que je sens poindre entame sérieusement ma patience. Je tente tout de même de faire bonne figure et me retiens d'envoyer balader le petit homme bedonnant à la calvitie déjà bien avancée. Ils me connaissent bien assez pour deviner mon envie de tous les congédier. Je ne suis pas colérique, mais cette réunion devait être l'occasion de souligner les avancées de notre entreprise. Je suis donc complètement dévastée devant ces nouveaux échecs. J'imagine que mon changement d'humeur doit être flagrant puisque l'atmosphère de la pièce se met à changer en quelques secondes. Les visages se ferment, le silence s'installe. La moyenne d'âge de ces messieurs doit tourner autour des cinquante ans, pourtant aucun ne pipe mot devant ma déception et ma colère. J'essaie de me répéter qu'ils font de leur mieux, comme toujours. Oui, mais ce n'est pas encore assez. Cette phrase est comme un mantra, une philosophie de vie que je m'applique à me répéter depuis ma plus tendre enfance.
Mon enfance... Vu de l'extérieur, cette période est certainement la plus dorée de toute mon existence. Des parents richissimes. Un frère aimant. Et surtout, une propension naturelle à transformer tout ce que je touche en or. J'ai eu une scolarité exemplaire, on m'a même fait sauter une classe ou deux, certainement grâce aux cours particuliers que mon père m'a donné lorsqu'il s'est rendu compte que je m'ennuyais en classe. Oui, Arnold Watson, sénateur américain, ne comptait pas ses heures en dehors de ses obligations politiques pour faire travailler ses enfants et ainsi, leur permettre de se forger un avenir solide, sans jamais recourir à la facilité que peuvent apporter un nom et une fortune. Non, chez les Watson, on bosse dur. On multiplie les tâches, on enchaîne les stages et on ne compte pas ses heures. Jamais. Résultat ? Entrée à Harvard à 15 ans pour suivre un double cursus droit et économie, j'ai, comme au lycée, bien vite commencé à tourner en rond. Et c'est là que mon idée s'est faite. Nathan et moi allions lancer notre propre société. En moins de temps qu'il n'en fallait pour organiser une soirée étudiante, nous, nous lancions. NAWP, notre entreprise pharmaceutique.
Pourquoi le domaine de la santé ? Parce que c'est exactement à cette époque que la santé de notre mère s'est mise à décliner, vitesse V. Au départ, c'était une simple toux, accompagnée de fatigue, qu'elle a mis sur le compte de ses nombreux déplacements durant la campagne de mon père. Or, non seulement les symptômes ont perduré , mais ils se sont surtout aggravés. Et un beau jour, le verdict est tombé. Syndrome paranéoplasique. Un bien joli mot, bien compliqué pour décrire ce que tout le monde redoute sans oser le nommer. Un cancer. Là où tout a basculé, c'est lorsque les examens plus poussés ont mené à un autre diagnostic, tout aussi déplaisant. Syndrome de Gorlin. Un bien joli nom pour décrire une pathologie insidieuse, une atteinte génétique qui touche le gène qu'on appelle "suppresseur de tumeur". Et oui, nous sommes tous porteurs d'un gène qui est censé protéger notre corps de ce qu'on appelle vulgairement des cancers. Ce gène-là était défectueux chez Dalilah Watson. Et le temps qu'on trouve un diagnostic correct, elle nous a quitté. J'avais vingt et un ans, Nathan vingt-quatre. Non content de lui avoir provoqué un mélanome cutané métastasé aux poumons, cette foutue maladie avait également créé une malformation cardiaque chez notre mère, qui n'a été diagnostiquée que post-mortem. Pour couronner le tout ? Après de longues recherches génétiques, le couperet est tombé. Mon père et mon frère sont eux aussi porteur du gène mais n'ont pour le moment aucun symptôme. Ils sont donc suivis de près. Et moi ? Moi, je suis beaucoup moins chanceuse...
Alors que la chape de plomb maintient un silence gêné dans la salle, je sens mes mains se mettre à trembler, mes oreilles à bourdonner. Une perle de sueur dévale le long de ma nuque pour se perdre quelque part sur ma colonne vertébrale, m'arrachant un frisson quasi imperceptible. Sauf pour Nathan qui, immédiatement, prend le relais.
— Bien messieurs, c'est tout pour ce matin. Nous ferons à nouveau le point lundi. En attendant, je compte sur vous pour donner le meilleur de vous. J'attends des résultats, la semaine prochaine.
Comme un coup de semonce, la voix sèche de Nathan claque dans l'air, telle une menace. C'est ainsi que ça fonctionne. Je donne les lignes directives, je dirige les recherches et la phase marketing et lui, il appuie mes décisions en plus de sa place de juriste. Nous sommes dans un monde de requins, où malgré toute la légitimité que me confère mon poste de P-DG, j'ai besoin d'un soutien plein de testostérones, par moment. Et qui mieux que mon frère pour remplir cette tâche ? Et quand cette saleté prend le dessus sur ma volonté, qui mieux que lui saurait reconnaître les petits signes de faiblesse de mon organisme ? Alors que chaque directeur de secteur se dépêche de fuir la salle de réunion, dossiers sous le bras, le regard baissé vers le sol pour ne pas attirer l'attention.
Lorsque le dernier referme la porte, je me laisse enfin retomber sur mon fauteuil, en expirant bruyamment. Ma main secouée de spasmes tente d'attraper la bouteille d'eau qui me nargue à quelques centimètres seulement, mais Nathan me prend de court. Sans un mot, il s'en saisit, l'ouvre et me la tend. Le visage levé vers lui, je ne peux que lui adresser un sourire que je voudrais chaleureux mais qui ne réussit qu'à noircir un peu plus son regard.
— Andrea...
D'un simple geste de la main, je lui intime le silence, le temps que je boive une gorgée. L'eau fraîche. Ce simple geste me demande un effort surhumain et sentir le liquide apaiser le feu de mon œsophage me donne presque envie de pleurer. Trente ans et incapable de gérer une réunion ou déboucher une bouteille. J'ai juste envie d'aller me terrer au fin fond de mon appart. Mais mon frère ne l'entend pas de cette oreille. A peine ai-je décollé mes lèvres du goulot qu'il lance les hostilités.
— Tu peux m'expliquer ?
C'est totalement inutile. Il me connaît sur le bout des doigts. Aussi, il est inutile de vouloir lui cacher que j'ai suspendu mon traitement depuis plusieurs jours déjà. Il le sait parfaitement. Mais je tente d'esquiver.
— Je ne vois pas où...
— Arrête ça tout de suite. Ça fait combien de temps ?
Je bloque l'air dans mes poumons, malgré la douleur que ça provoque.
— C'est une idée de...
Cette fois, c'est la colère qui irradie par tous ses pores qui me stoppe net. Moi qui suis une des plus jeunes milliardaires de ce pays, voire de la planète, je reste comme deux ronds de flans lorsque mon frère me regarde comme ça.
— Merde, Andrea, tu fais chier ! Arrête d'écouter ces conneries !
Il abat ses mains sur le plateau en contreplaqué, faisant trembler toute la table. Même si sa voix est posée, s'il n'a pas haussé le ton, je me sens plus mal que s'il m'hurlait à la face.
— Putain mais quand est-ce que tu vas comprendre ! On va trouver une solution, mais cesse de te laisser embobiner par tous ces charlatans qui te promettent la Lune.
Je sais qu'il a raison. Mais merde, j'ai envie de crier moi aussi. Ils ne me promettent pas la Lune, Nath... Ils me promettent ce que je n'ai pas. Une espérance de vie.
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