Rencontre avec Mastani - Concours l'Encre Prodigieuse

Lors de la troisième phase du concours de l'Encre Prodigieuse, j'ai dû réaliser un écrit d'invention sur ce thème: rencontrer un de ses personnages à l'intérieur de son univers, avec une contrainte de maximum 2000 mots.

Ça a été un gros moment de plaisir et de crainte que de m'imaginer, moi Mc Kraken, rencontrant la fière et puissante Mastani sur son terrain. Le premier problème qui s'est posé, c'était pour entrer dans cet univers si particulier qu'est celui des Deux Mondes, du Dongnan et de l'Outremer. J'ai pris le pari de baser tout le texte sur cette transition entre les univers, et de faire de la rencontre avec Mastani un moment assez fugace. 

En fait passer plus de temps en sa compagnie aurait certainement été compliqué pour moi et pour ma propre sécurité, vous la connaissez...

Sans plus attendre, je vous invite à découvrir le texte par vous-même ! 

Catégorie : Science Fiction

Nombre de mots : 1990

Rencontre avec Mastani

[Un bruit de crépitement rompt la monotonie de la bande enregistrée, le bruit d'ongles claquant contre les touches d'un clavier lance alors une voix féminine, hésitante et rauque.]

Rapport de contact du... euh... du 31/02/2019

Je ne sais pas si... Si j'ai bien fait de participer à ce concours. Prendre contact avec une autre réalité, interagir avec sa propre création...

Merde mais qu'est-ce que j'imaginais ? Qu'est-ce QU'ILS imaginaient ?

Je ne me souviens pas exactement du sombre idiot qui se prenait pour un grand psychologue de l'art en disant qu'on ne crée jamais autre chose que des parts de soi-même. Est-ce que ça signifie que j'ai des pulsions suicidaires ?

Y a-t-il une partie cachée de mon esprit qui cherche secrètement à attenter à ma vie ? C'est sûrement Freud et son Thanatos à la mord-moi-le-nœud qui avait raison. Et dieu sait que je déteste donner raison à Freud...

Bon et maintenant il faut que j'enregistre ce compte-rendu à la con...

[Elle soupire fébrilement avant de reprendre]

Je vais essayer d'être... synthétique. D'aller droit au but.

Le concours s'est mal passé.

En fait ce n'était pas un concours. J'ai plus l'impression qu'ils ont essayé de déguiser des essais scientifiques sur des cobayes en un événement culturel. "Participez à votre propre roman, entrez dans votre récit et allez au-delà de votre narration grâce à une machine révolutionnaire permettant d'entrer dans des mondes fictifs, la Stellarnovella".

On aurait dit le nom d'un genre de drama mexicain pour ménagères en mal de SF. Vous saisissez le cynisme de la chose ? C'était comme un appât avec du beurre de cacahuète au bout d'un hameçon, n'importe quel écrivain de science-fiction vivant dans son nid de pieuvre au fond de la mer aurait été attiré.

On m'a dit que je devais interagir avec mes personnages, que je devais essayer de m'intégrer à l'histoire sans jouer le médium qui viendrait préparer ses héros à ce qui les attendait. Je n'en avais pas l'intention.

Je voulais juste voir ma sorcière indienne et mon jeune Japonais, voir si ce monde dans lequel on m'amenait serait plus... réel que celui que j'avais pensé. C'est vrai, on dit qu'une œuvre n'appartient jamais vraiment à son auteur, puisqu'elle vit à travers la perception de chacun. Alors à quoi pouvait bien ressembler mon roman à travers le prisme d'un algorithme de traitement d'univers ?

[Elle inspire profondément avant d'aspirer un liquide chaud. Le son d'une tasse de posée brusquement sur une table de bois et le tintement répétitif d'une cuillère contre la céramique brouillent le micro un bref instant]

... et là j'ai été propulsée dans Mastani. Le roman hein, pas le personnage. Comme une cosmonaute en hyperespace, je ne sentais plus mon corps dans la descente, jusqu'à ce que je ne sente plus que lui dans les derniers instants de l'atterrissage.

J'ai posé un pied par terre, et j'ai immédiatement été frappée par la puissance de la Magie. J'avais raconté cet effet dans près de 80 chapitres, en essayant d'imaginer ce que pourraient éprouver des humains face à une énergie ambiante qui puisse se condenser en éléments et en formes de vies suprahumaines.

Ça paraissait génial devant mon petit ordinateur...

Ça l'était beaucoup moins avec la poitrine comprimée par la pression magique et l'impression d'être sous un orage d'été avec une électricité ambiante capable de faire exploser une centrale nucléaire.

Je me suis retrouvée toute seule, au beau milieu d'un petit village délabré du sud du Dongnan.

Je n'ai pas trop décrit de villages du Dongnan dans Mastani, alors j'ai tout de suite trouvé ça très étrange. Je n'avais vraiment aucune idée du degré d'invention au-delà de mon œuvre que se permettrait le Stellarnovella. Il était évidemment bien au-delà de toutes mes attentes... et de toutes mes craintes.

C'était donc un petit village de montagne tropicale, fait de tôles et de planches de bois moisies par l'effet de l'humidité ambiante et de la chaleur étouffante. Ça, je sais que l'algorithme l'avait trouvé dans le fond de mon lobe frontal, avec mes souvenirs de Taïwan. C'était très réaliste et comme je n'avais pas encore de raison d'être trop effrayée, j'ai trouvé ça très plaisant. Ça me rappelait de beaux souvenirs...

Comme je savais qui je cherchais, je suis entrée dans une auberge, un 酒館, le genre d'établissement spécialisé en alcool.

Dès que je suis entrée, je me suis retrouvée face à des lampes bleues qui vibraient d'énergie magique. C'était... magnifique. Je suis restée un peu trop longtemps devant, à les regarder comme un papillon de nuit, parce que le tavernier m'a apostrophé comme si j'étais la dernière attardée sur terre.

Et c'est là que je l'ai vue.

Assise à une table basse, dans le fond de la pièce, elle se tenait penchée sur un bol de nouilles aux légumes fumantes, comme si rien de ce qui se passait autour d'elle ne pouvait l'atteindre. Il n'y avait qu'elle et ces nouilles.

De dos, tout ce que je voyais c'était sa longue chevelure sombre et ses tatouages qui s'animaient comme des insectes rampants sur ses bras bronzés. Lorsqu'elle poussa ses cheveux sur son épaule, je vis que son dos n'était pas encore couvert de tatouages, signe que j'avais été envoyée dans une période antérieure au récit que j'avais écrit.

J'ai commandé une soupe de nouilles aux légumes, et j'ai demandé à ce qu'on m'apporte une bouteille de saké. Ça me semblait être la meilleure approche. Je n'avais absolument aucune idée de la façon dont j'allais régler l'addition, mais j'étais l'auteur de ce monde après tout. Que pouvait-il bien m'arriver ?

[Les pages d'un magazine bruissent, alors qu'elle les feuillette rapidement à la recherche d'une information]

"Un monde sur lequel votre plume a toujours une emprise ! Sautez le pas et tentez de gagner un contrat avec une maison d'édition !"

Parce que "l'emprise de ma plume sur ce monde", je ne l'ai pas senti une seule seconde, ou alors on m'a pas donné le mode d'emploi. Je n'ai rien pu modifier, tourner à mon avantage ou quoi que ce soit.

Armée de ma naïveté d'enfant de chœur, je me suis approchée de cette femme tatouée au fond de la salle, et malgré les regards inquiets et les airs nerveux des clients... Je me suis assise en face d'elle.

Et là...

[Elle s'arrête un instant, emportée par sa propre ébullition, avant de reprendre d'une voix portée par l'enthousiasme, provoquant des grésillements dans le micro]

J'ai vu son visage. Plus beau, plus sombre, plus effrayant que tout ce que je n'avais jamais osé écrire. Mastani la sorcière, ma sorcière... Je tremblais d'excitation !

Elle a levé les yeux vers moi et j'ai senti l'onde puissante de sa magie me traverser entièrement, comme si j'étais foudroyée sur place.

— Qu'est-ce que tu fous, cette place est réservée, m'a-t-elle d'une voix à la fois sèche et suave.

Et c'est là que tout part en vrille.

Alors que je m'éloignais docilement de ma propre héroïne, elle se retourna brusquement vers moi, faisant trembler sa table et son bol, pour me saisir par le bras et m'obliger à m'asseoir à côté d'elle.

— Que...

Avant que j'ai le temps de comprendre quoi que ce soit, elle donna un coup de pied dans la table pour la faire voler à hauteur de ma tête et bloquer deux tirs de blaster qui calcinèrent le bois tournoyant en le projetant contre moi. Je partis en arrière avec la table, alors que Mastani se relevait pour condenser la magie autour d'elle.

La puissance de son énergie me terrassa littéralement. Je me retrouvais allongée au sol, sous la table basse, alors que les clients fuyaient, que les chaises étaient renversées et que les assaillants cartonnaient le mur de tôle de l'auberge de leurs tirs de blaster.

— Alors bande d'enfoirés ! On vient tâter du Mastani ?

Des cris, des ordres fusèrent à l'extérieur.

— Ils sont en train de nous encercler ! compris-je immédiatement.

Mais qui ? J'avais jonché le passé de Mastani d'aventures, de combats avec des ennemis d'origines diverses...

Et comme pour répondre à mes interrogations intérieures, une voix tonna au milieu du chaos des tirs et de l'auberge qui commençait à s'effondrer.

— Alors, sorcière, tu ne me reconnais pas ? Je t'ai manqué ?

Elle baissa les bras en fronçant les sourcils nonchalamment, comme si cette conversation l'ennuyait déjà.

— Quoi encore ? Putain, mais t'es qui ?

— Je... Tu ne m'as pas reconnu ? Tu as tué mon frère il y a trois ans du côté des Gorges de Sanqiao ! Tu sais qui je suis !

— J'en ai foutrement aucune idée, répondit-elle avec un rire sombre qui me glaça le sang. Est-ce que c'est vraiment important ?

Non, Mastani. Au fond ça n'a aucune importance pour toi. Il y a des têtes à couper, et des têtes seront coupées...

— Je suis Fang Dabei ! Le bandit de Sanqiao !

— Non, franchement aucun souvenir, dit-elle en faisant la moue.

— Tu aurais dû te souvenir de moi et de ma vengeance, car aujourd'hui—

Avant même qu'il ait pu terminer, la sorcière tendit ses mains en avant et deux rayons de magie dévastatrice en jaillir, explosant tout ce qu'il restait de la misérable auberge, carbonisant au passage tous les êtres vivants en face d'elle.

Le bruit intense de la combustion fit place au silence, et je dégageais de la table, seule avec Mastani au milieu de ruines fumantes, alors que les locaux se cachaient chez eux, derrière la maigre défense de leurs bicoques de bois.

La sorcière se tourna alors vers moi.

— Tu n'as vraiment pas d'énergie magique, constata-t-elle simplement. D'habitude les gens en ont un peu, même ne serait-ce qu'une goutte. Mais toi tu n'en as absolument pas. Faut pas que tu restes ici.

Et voilà, ma sorcière me prenait pour un canard boiteux.

— Attends, tu ne veux même pas savoir qui je suis ? dis-je soudainement.

Je cherchais absolument l'attention de ma création. Il fallait que je lui parle, de quoi, je n'en avais aucune idée, mais il fallait que je continue cet échange avec cet être si fascinant, au risque de briser le quatrième mur, de rompre mon engagement.

Elle sourit doucement et me fixa du regard, comme si... comme si elle lisait mes pensées.

— Franchement, Mc Kraken, tu crois que c'est à toi de briser des murs ? Laisse ça aux professionnels.

Et d'une main, elle me fit partir en arrière, me projetant soudainement à travers un espace infini.

Après les lumières colorées du Dongnan, tout n'était plus que ténèbres.

Je me sentis tirée par une force invisible qui m'éloignait de plus en plus de l'univers de Mastani, me ramenant peu à peu à la réalité.

Après ça... Je me suis réveillée dans le Stellarnovella, parmi les centaines de corps endormis des autres concurrents.

Je suis la seule à m'être réveillée. La seule à avoir réussi... ou à avoir été forcée à sortir de mon univers. Peut-être que les autres sont morts dans leurs mondes, tués par la violence qu'ils avaient eux-mêmes créé. Peut-être qu'ils n'ont tout simplement pas voulu repartir, trop heureux de trouver enfin l'univers de tous leurs fantasmes, la terre de leurs rêves.

J'étais devenue la lauréate, par défaut. Mais ce concours n'avait plus rien d'un événement joyeux. Les organisateurs et scientifiques qui en étaient à l'origine ont tous été arrêtés et on m'a laissé retourner chez moi, où je me morfonds depuis... A me demander si moi aussi je n'aurais pas préféré rester dans l'univers de Mastani, loin de tous ces morts...

Peut-être que ça aurait été merveilleux de ne jamais me réveiller. Peut-être que je n'aurais pas tenu cinq minutes de plus sans la sorcière, sans magie.

Et peut-être qu'elle ne m'a pas renvoyé dans la réalité. Peut-être que je suis dans un Entre-Monde, à la frontière entre plusieurs univers... Et que je ne me suis jamais réveillée, moi non plus.

Oui, après tout, je suis bien coincée dans un 31 février. 

Vous avez aimé ? Ça a plu au jury en tout cas, je suis en finale pour ce concours ! 

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