Vingt-sixième Chapitre.

[Mardi 25 Octobre. Après avoir atteint le camp des Bannis et confronté Jorah, Heaven et ses alliés se sont rendus compte que celui-ci les avait devancés. Comprenant que la guerre a déjà éclaté dans la ville, ils se sont vite enfuis du camp.]

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J'ignore absolument tout autour de moi. Nous fonçons entre les arbres, faisant craquer les branches et siffler le vent. Le bruit de nos pas pressés est assourdissant, nos respirations haletantes emplissent l'atmosphère. Mon corps entier est brûlant, et mon arme brille plus que jamais, laissant derrière elle des volutes bleus. Dans ma tête, tout se bouscule à une vitesse fulgurante. Nous avons été devancés, et lorsque nous arriverons à Érédia, Jorah, le vrai cette fois, y sera déjà. Nous allons devoir nous affronter, et la guerre va véritablement éclater entre les Bannis et le peuple d'Érédia. Nous ne pouvons plus reculer, plus rien éviter, nous voilà engagés dans une lutte qui pourrait tout nous coûter. Le soleil est déjà haut dans le ciel, la légère brise de ce début d'automne fait tomber ses feuilles brunes sur notre chemin. Je ne sais pas pourquoi le temps d'une seconde je me perds dans la contemplation du paysage. Peut-être parce que je sais que quand le soleil se couchera, les arbres seront couverts de cendres.

Nous resserrons le groupe en commençant à rejoindre le chemin déjà tracé jusqu'à l'orée de la forêt que nous apercevons légèrement à l'horizon. Accélérant la cadence, la tension monte et nous nous stoppons tous nets en entendant les cris de guerre déchirer l'atmosphère. Les feuilles frémissent, l'air s'alourdit, l'odeur de poussière s'intensifie. La bataille fait déjà rage, et si nous l'entendons éclater, c'est que nous sommes très près. Alors nous reprenons notre route en allant le plus vite possible. Je pousse sur mes jambes douloureuses, ignore la terrible sensation dans mes poumons et dans ma gorge, le goût métallique dans ma bouche. Nous devons oublier tout ce qui nous affaiblit, et ne penser qu'à la bataille. Nous sommes en guerre, c'est officiel.

Quelques minutes plus tard, nous débouchons enfin sur la clairière soulignant Érédia. Et nous nous arrêtons brutalement pour constater les dégâts. Ma respiration se coupe, mais je reste aussi immobile que possible pour cacher mon angoisse.

Un peu en hauteur, nous pouvons avoir un regard plus clair sur la situation. Le vacarme retentissant de la guerre agresse mes oreilles autant que la foule déchaînée m'aveugle. Érédia est déjà à feu et à sang.

De tous les côtés, d'innombrables guerriers s'affrontent et mêlent les deux peuples à un tel point qu'il est impossible de savoir qui a l'avantage. Toute l'enceinte de la ville est inondé de hurlements, de violents bruits d'explosion et d'armes qui s'entrechoquent. Partout, fusent des éclairs de magie et s'enchaînent les attaques, les corps tombent. La poussière s'élève dans l'air et plonge Érédia dans un brouillard sale. Quelques endroits semblent déjà en feu, d'autres sont peu à peu détruits, de rares sont préservés.

Lors de la première bataille, ça avait aussi commencé comme ça, mais je sais parfaitement que cette fois est différente. Je peux voir qu'il y a beaucoup de plus de monde, tant que nous ne pourrons sûrement pas nous frayer un chemin sans faire tomber plusieurs têtes. Je ne vois rien clairement, mais j'ai parfaitement conscience que nous n'en réchapperons pas sans perte. Cette fois, les Bannis ont été plus organisés, plus préparés, et sont par conséquent bien plus redoutables qu'ils ne l'ont jamais été. Je me souviens du regard de Jorah quand je lui avais demandé si les Bannis d'autres endroits allaient rejoindre son combat. Je n'ai plus de doute, certains sont là. À Érédia, ils n'ont pas pu avoir d'organisation optimale, ni le soutien de beaucoup d'autres peuples. Mais je sais tout de même que l'armée a gagné en membres, et que le roi a appelé au rassemblement des meilleures forces. Nous ne sommes pas faibles, mais peut-être que ce soir, l'effet d'urgence a pu jouer en notre défaveur.

La gorge nouée, je sens la rage monter en moi. À cet instant, je n'en veux plus seulement à Jorah, mais ma haine se reporte irrémédiablement sur tous les Bannis. En les voyant détruire ce qui a sauvé mon existence, je ne peux plus les comprendre, je vois rouge. Rien ne justifie un tel acte, et s'ils ne l'ont pas compris, c'est qu'ils ont abandonné. J'aurais aimé qu'ils comprennent, mais c'est trop tard. Alors ils en paieront les conséquences.

J'ose jeter un regard à côté de moi vers mes alliés pour observer leurs réactions. Certains n'attendent pas d'indication pour s'élancer dans la bataille et disparaissent en quelques secondes dans la fumée et la masse. J'observe alors Thaniel et Joyce m'adresser un signe de tête plein d'encouragement, et nous tourner le dos. Mon cœur bondit dans ma poitrine à l'idée qu'ils se mettent tous dans un danger encore inégalé. Je les observe disparaître, et je ne sais pas si je les reverrai, c'est la vérité et je ne peux pas l'ignorer. Mais je ne peux pas non plus m'y attarder, car aujourd'hui, je dois mettre de côté mes émotions, comme j'aurais dû le faire plus souvent. Gagner la guerre est tout ce qui compte.

Seuls le roi, Molly et Jake sont encore présents. C'est d'abord le roi qui s'approche de moi, son regard blanc plus perçant que jamais et exprimant plus d'émotions que je n'ai jamais vu sur son visage. Lorsqu'il s'arrête et prend quelques secondes pour soutenir mon regard, je sens émaner de lui une force grandissante, et je me prends en plein fouet la fureur qui rugit en lui. Je ne peux qu'imaginer ce qu'il ressent en observant son royaume tomber sous les foudres de son frère.

— Heaven, fait-il alors d'une voix grave. Je veux que tu m'aides à atteindre le château, je sais que Jorah y est. Je ne veux pas prendre le risque de te perdre dans la bataille.

J'acquiesce lentement, et il poursuit avec fermeté.

— Écoute moi bien. Je ne veux pas que tu utilises tes pouvoirs, parce qu'on ne sait pas encore ce qu'il pourrait t'arriver dans ce contexte. Tant qu'on ne sait pas ce que le pacte a fait, tu restes en retrait.

Je ne pose pas de question, et lève ma dague devant moi en signe d'accord. Ma cage thoracique se soulève et s'abaisse violemment, le bruit de ma respiration résonnant dans mon crâne. Je me dois d'obéir, il revient à sa place de dirigeant et lui imposer mes pensées brouillées nous ferait perdre du temps. J'aimerais concentrer toute ma magie et la faire exploser sur les Bannis, mais je risquerais d'empirer tous les dégâts. Je ne peux pas isoler les Bannis, et le pacte de sang n'arrête pas de tourner dans ma tête et fait battre la cicatrice dans ma main, me rappelant que Jorah a une emprise sur moi dont je ne connais pas les détails. Je suis peut-être l'atout le plus fort de l'armée, mais je pourrais me révéler être leur plus gros point faible. Voilà pourquoi je dois écouter et suivre Elijah sans riposter.

Alors que le roi fait une pause en fronçant les sourcils pour observer plus attentivement la situation et se concentrer, j'en profite pour m'approcher de Molly et Jake.

— Molly, fais-je d'une voix faible. Si tu ne peux pas te battre, vas te réfugier chez Zac, il doit être dans le sous-sol...

Elle me coupe dans mon élan en secouant la tête.

— Je vais me battre, j'ai quand même appris quand j'étais plus petite, ça reviendra tout seul. Hors de question que j'abandonne.

Mes lèvres tremblent à l'idée qu'elle reste en infériorité. Je ne veux pas qu'elle prenne de risque. Seulement, je vois dans ses yeux une flamme qui n'y a jamais encore brûlé, et elle me convainc de la laisser. Elle a confiance, elle est revenue parce que sa place est ici. Elle n'a pas peur, aussi surprenant cela puisse-t-il être, aucune once de crainte ne se lit sur elle.

Lentement, elle m'accorde un petit sourire chaleureux, et je la laisse m'enlacer tendrement. Elle serre ses bras autour de mes épaules alors que je l'entends chuchoter dans mon oreille « Ne t'inquiète pas.». Je ferme brièvement les paupières et inspire longuement, retenant les émotions qui m'étreignent la gorge. Elle sait que je me sens horriblement responsable d'elle, et elle fait tout pour me rassurer.

Après ça, l'Ondine prend une profonde respiration, secoue la tête, puis nous quitte à son tour. Courant à travers la clairière, elle s'enfonce dans le chaos.

Quelques secondes s'écoulent durant lesquelles je m'efforce d'éviter le regard de Jake, et je le sens se tendre face à moi. Puis, sans un mot, il passe sa main derrière sa nuque et m'attire contre lui. Ma tête est brutalement ramenée contre son torse, son cœur battant la chamade. Je n'arrive pas à bouger, même pas ramener mes bras derrière lui, tant je risque de m'effondrer. Je clos les paupières en sentant ses lèvres se poser sur le haut de mon crâne, alors que sa main fermement accrochée à ma nuque se met à trembler. Puis, toujours aussi vivement, il m'écarte de lui et pose sa main sur la base de mon cou, son pouce sur ma mâchoire. Il plonge enfin son regard dans le mien sans que je puisse l'éviter, mais ne prend pas le temps de me scruter. Il n'en a pas besoin. Dans le noir enflammé de ses yeux, je lis l'appréhension sans pareille que je ressens également, et toute la puissance du lien qui nous unit. Une fraction de seconde me suffit à capter ça, et comme lui, je ne veux pas m'y attarder. Nous ne voulons pas avoir mal.

— On se voit tout à l'heure, se contente-t-il donc de dire.

J'acquiesce frénétiquement. Il déglutit, les narines dilatées par l'angoisse. Puis, il s'écarte de moi et arrache son regard du mien pour à son tour foncer sans se retourner. Mon cœur à cet instant me paraît exploser, mais j'appuie avec brutalité sur ma poitrine pour l'en empêcher. Je serre les dents, et m'oblige à ne pas regarder Jake partir, par peur de hurler son nom et courir le protéger. Non, il ne lui arrivera rien.

Alors j'arrête d'y penser, et mon cœur se ferme. Je fais taire mon âme, je me dois de le faire, je dois me dissocier. « Rien d'autre ne compte, Heaven. Rien d'autre que la guerre. »

Nous y voilà donc, le roi et moi, seuls face à Érédia en pleine guerre. Et à la seconde où je fais un pas vers lui, il termine son introspection, rouvrant les yeux, une férocité sans pareille dans le regard. Son aura ne m'a jamais semblée aussi puissante, et à cet instant, je reprends confiance. Il sait ce qu'il faut faire, et je n'ai qu'à le suivre.

Ce que je fais. Nous n'avons pas besoin de nous concerter, nous poussons sur nos jambes. Et avec cette impulsion, nous nous élançons dans la guerre qui scellera notre existence.

En pénétrant dans l'enceinte de la ville, nombre de souvenirs refont surface, et je revois la bataille d'il y a deux semaines. À ce moment, nous combattions sous la pluie, et à présent, c'est dans la fumée et la poussière. Mêmes cris, mêmes combats, mêmes personnes. Même guerre, différentes phases. Je n'espère qu'une chose, c'est que celle là soit la dernière.

Mon cœur résonne dans mon crâne, et le chaos me donne le tournis. Je tousse, les poumons déjà en feu, et sens un affreux bourdonnement commencer à asséner mes tympans. Je ne sais plus où donner de la tête au milieu de toute cette horreur. Le goût métallique dans ma bouche s'installe encore plus, me donnant presque la nausée, l'angoisse me tord le ventre. Non, je me remets à penser à ma peur. Je me concentre sur la lumière émanant de mon arme, sur ses flammes bleues qui dansent au rythme de mon cœur. Je me concentre sur la source de ma force actuelle, et oublie le reste.

En courant, nous nous frayons un chemin entre les combattants, et je m'efforce d'ignorer tant bien que mal les Bannis que je souhaiterais faire tomber. Le roi, lui, en fait valser plusieurs pour nous faciliter la route. De mon côté, j'écarte d'un coup de dague sec tous ceux qui tentent de nous assaillir. Je me fais violence pour ne pas activer ma magie et tout faire sauter. Mais le roi a raison, je risquerais gros à essayer.

Suivant ses ordres, nous slalomons entre les corps et longeons les rues, évitant les attaques magiques qui fusent, et nous approchons peu à peu du château. C'est évident que Jorah s'y trouve, et c'est là bas que nous l'affronterons. Malgré moi, le doute que je repoussais sans cesse depuis le début revient en moi, et me fait envisager toutes les situations. Dans ma tête depuis tout à l'heure se répètent les lignes du Bestiaire sur la façon de tuer un Sylphe. Nous ne pourrons pas le faire de cette manière, mais je me suis toujours obligée à penser que j'y arriverai malgré cela. Elijah et moi sommes assez forts pour venir à bout de Jorah et Kali, j'en ai l'intime conviction.

Lorsque nous débarquons enfin dans la dernière allée nous menons aux escaliers massifs du château, ma respiration se coupe et je n'entends plus rien. Mes oreilles bourdonnent et m'isolent du chaos alentour, je ne vois plus l'horreur à mes côtés, et tout disparaît. Je presse le pas, suivant de près le roi alors que nous slalomons au cœur de la guerre. Je me rends compte que le château est tant bien que mal protégé par les habitants qui veulent empêcher sa destruction par les Bannis. Malheureusement, il est difficile de lutter.

Avant de poser nos pieds sur les premières marches de l'escalier, le roi se retourne vers moi, et je lis dans ses yeux la même appréhension qui rugit en moi. J'opine lentement, et il me rend mon signe de tête avant de se tourner vers ce qui est la seule qui importe à présent. Nous grimpons les marches quatre à quatre, et je finis par enfin faire face à la porte massive, se dressant devant nous comme l'entrée de l'enfer. Je déglutis, le cœur battant et la respiration haletante. Puis, sans plus attendre, Elijah pousse les deux battants de la porte avec violence et les fait s'ouvrir à la volée dans un bruit qui résonne pendant plusieurs secondes dans l'entrée du palais. Puis, je lève mon arme devant mes yeux, déjà en posture de combat avant de faire un pas en avant, suivant le rythme décidé du roi.

Tout de suite, nous apercevons Jorah au loin près du trône, et je comprends qu'il n'est pas là depuis longtemps. À ses côtés, à la place de Kali - dont l'arrivée est imminente -, se trouve Derek. En le reconnaissant, mon cœur rate un battement. C'est en partie à cause de lui et du lien qui s'est créé entre nous que j'ai mis en doute la simplicité du combat. J'ai vu ce qui résidait en chaque Banni, et j'ai pu me mettre à leur place chaque instant que je passais à m'entraîner aux côtés de Derek. Alors le voir, immobile près de Jorah, ça ne fait pas remonter les meilleurs sentiments. Heureusement que l'urgence de la situation, le brouhaha du chaos extérieur et la présence de mon ennemi juré me remettent dans le droit chemin. À moi d'ignorer les doutes. Derek n'est pas dans mon camp, il ne l'a jamais été, et je ne peux pas me permettre d'en douter.

Pendant quelques instants qui s'étirent, un silence de mort règne et me coupe la respiration. Je peux entendre le souffle lourd du roi à mes côtés, qui ne daigne plus me regarder.

— Ne t'approche pas de lui, me chuchote-t-il alors discrètement.

Je ne réponds pas, mais fais un pas en arrière pour acquiescer. Je me tapis légèrement dans l'ombre, sous les colonnes massives de l'entrée du château, près d'un des énormes escaliers. Instinctivement, je fais s'étendre la lumière émanant de moi, comme si elle pouvait former un bouclier me séparant de la confrontation entre les deux frères. Je sais qu'Elijah veut que j'évite de m'en mêler, au risque d'être mise à mal par Jorah. Malgré ça, j'ai beau me le répéter en boucle, les frissons qui parcourent mon échine et les picotements dans mes extrémités me font mourir d'envie de m'élancer vers eux. Sur un terrain si vide et silencieux, je pourrais faire exploser mes pouvoirs et décharger toute ma haine sur Jorah, je pourrais peut-être le tuer sur le champ. Mon corps entier me démange, la magie se presse dans mes veines et fait vriller mon cerveau, mon cœur s'accélère. Je ne pourrai pas me retenir très longtemps.

— Pourquoi venir ici, Jorah ? tonne le roi.

Sa voix est bien plus forte et teintée d'émotion qu'auparavant. Cette fois, il se retrouve face à son frère en chair et en os, et le temps presse. Il doit mettre fin à la guerre, et n'a plus le temps de réfléchir. Il parcourt avec vitesse les pas le séparant de Jorah, et je m'arrête de respirer.

— Dehors, ils sont tous en train de s'entre-tuer ! poursuit-il en levant les bras, à quelques mètres de son frère. Bientôt, tu régneras sur des ruines et des cadavres ! C'est ça que tu veux ?

— C'est trop tard, Elijah, déclare son frère d'une voix grave qui se répercute sur tous les murs et vient me frapper en pleine cage thoracique.

Je les vois faire chacun quelques pas, pour finalement se retrouver face à face. Silencieusement, je n'arrive pas à m'empêcher de longer les murs pour m'approcher de la scène. Je veux pouvoir intervenir en cas d'urgence, qu'importe les conséquences. Je surveille d'un coup d'oeil Derek, qui a l'air de vouloir s'assurer que rien ne va déraper trop vite, tout en faisant quelques pas discrets en arrière. Soit il veut éviter le danger, soit il attend le moment opportun pour s'éclipser. Mais pourquoi ?

— Arrête d'espérer, petit frère, peste alors Jorah en brisant le silence avec fermeté.

Sa voix résonne et emplit toute la salle, faisant presque trembler les murs. Les deux frères se tiennent face à face, avec derrière eux, le trône. Symbole de tout ce conflit, il se dresse ici comme le cœur d'Érédia, régissant un royaume déchiré. Il me paraît, pendant une fraction de seconde, être illuminé par les rayons du soleil perçants inondant la salle, le baignant dans une lumière presque céleste. Il semble presque se moquer des deux rois se disputant des illusions.

Alors que je m'efforce de ne pas bouger et rester en retrait, Jorah ignore son frère et tourne la tête vers moi.

— Ce n'est pas en m'évitant que tu échapperas au sort qui t'attend aujourd'hui.

— Et quel est ce sort ? articulé-je, la voix la plus ferme possible, sans bouger.

— Si je te le dis, ça gâcherait tout.

— Pourquoi vous n'aidez pas les Bannis ? Vous savez qu'ils mourront tous si vous ne faites rien ?

Jorah soupire du nez et ne prend même pas la peine de me répondre, alors qu'un léger sourire narquois étire discrètement les commissures de ses lèvres. Je prends sur moi pour retenir la vague de rage qui monte en moi, et calme tant bien que mal les vibrations dans mes mains qui me hurlent de me jeter sur lui. Non, je ne dois faire aucun mouvement qui mettrait en péril la situation. Pour l'instant, je pense qu'Érédia a réussi à reprendre l'avantage, et même si nous perdrons beaucoup de membres, les Bannis pourraient être décimés complètement. Un goût amer s'installe dans ma bouche à cette pensée. J'aimerais ne pas souhaiter l'anéantissement total d'un peuple, surtout de celui en qui j'ai appris à croire. Mais il n'y a plus d'autre solution à présent, et j'ai choisi mon camp. Alors, tant que Jorah ne fera aucun mouvement pour changer les choses, Érédia continuera à résister et pourrait se trouver en bien meilleure position pour résister à ses foudres. Seulement, je redoute l'arrivée de Kali, et moi entre eux. Je sais que j'ai un rôle à jouer, mais n'en connais pas encore la finalité. Au fond de moi, le pressentiment terrible qui a pris place depuis mon réveil ne fait que grandir, et j'ai beau vouloir me rassurer, je sens que je vais devoir agir dans l'urgence malgré moi.

La gorge nouée, je lâche une main de mon arme pour me mettre en position instinctive de combat. Puis, en me concentrant de nouveau, je remarque que Derek a réellement reculé et qu'il s'apprête à quitter la pièce pour se glisser sous les colonnes à mon opposé. Et alors que j'entrouvre la bouche pour protester, je vois le sorcier voler en lâchant un cri étouffé, et traverser la salle pour s'écraser violemment dans le mur derrière moi. Avec un affreux bruit de côtes et de pierre brisés, il s'effondre au sol et se recroqueville en gémissant. Je plaque ma main sur ma bouche, et ai le bref réflexe de me pencher vers lui pour m'assurer qu'il va bien. Je réprime avec difficulté cette envie, et détourne mon attention de Derek. Puis, prenant conscience du mouvement que vient de faire Elijah, je sens mon cœur bondir et mes oreilles bourdonner. Il a engagé le combat. Et j'ai à peine le temps de reposer mes yeux sur lui et Jorah, qu'une explosion de lumière naît d'eux et m'aveugle. En une seconde, l'ambiance bascule et la tension atteint son paroxysme. Je vois les deux frères se rentrer dedans et s'asséner de coups qui les projettent plusieurs mètres plus loin, alors que l'atmosphère s'alourdit et que l'air devient étouffant. J'entends les coups, les rugissements, des cris de rage, mais ils vont si vite que je ne vois que la lumière s'échappant d'eux et emplissant peu à peu tout le château. Des spectres puissants s'échangent entre eux, et ils se balancent dans tous les coins de la grande salle. Dès que l'un est à terre, l'autre le rue de coups et est ensuite projeté quinze mètres plus loin. J'assiste à la scène bouche bée, peinant à reprendre mon souffle. Mon cœur s'emballe face à la puissance inimaginable qui explose sous mes yeux. Plus les secondes passent, plus le combat prend de l'ampleur. Les deux laissent échapper une aura chatoyante, et s'élancent dans les airs avec une légèreté déroutante contrastant avec la violence de la situation. Tout en eux hurle leur nature de Sylphe, à un tel point que j'ai l'impression de les voir s'allonger, retrouvant une infime partie de leur véritable apparence diaphane. Leurs yeux me paraissent lancer des éclairs tant ils brillent au milieu de la lumière qui émane déjà de tout leur corps, et les mouvements qu'ils effectuent semblent synchrones, comme s'ils suivaient le rythme de chacun, que leurs magies s'exprimait au son d'une mélodie interne. Ils se battent avec une grâce inimitable, peignant l'horreur d'une teinte céleste.

Vite, la lumière est rejointe par le bruit du vent qui fuse, et j'entends les vitres se briser en un même bruit assourdissant. Je sursaute, mais n'ai pas le temps de me remettre du choc que l'air me paraît hurler et fait tout vriller dans la pièce. Les morceaux de verre pleuvent et s'abattent sur les frères qui les font voler tout autour d'eux. Je suis violemment jetée au sol par une bourrasque qui coupe mon souffle alors que j'évite la nuée tranchante, et suis obligée de ramper au sol pour éviter la véritable tempête qui fonce au centre du château. D'un coup d'oeil bref, je constate que j'ai été touchée par plusieurs morceaux de verre, mais l'adrénaline me fait ignorer les écorchures et je ravale ma salive avec douleur en regardant les dégâts qui défilent sous mes yeux.

Jorah et Elijah font tous deux appel à leurs pouvoirs, et le vent s'unit à chacun d'eux pour frapper. Quand les spectres lumineux cessent pour une seconde, je vois Jorah voler pour aller s'effondrer contre une colonne et en faire tomber un nuage de poussière. Il tombe sur plusieurs mètres, avant de se rattraper au dernier instant en lévitant, puis fond sur son frère. Les deux mains en avant, il pousse à distance un Elijah qui, luttant aussi bien qu'il peut, se retrouve à terre, glissant sur le sol. Puis, à son tour, il tend ses bras et fait rugir l'air pour créer un tourbillon qui le redresse et s'étend autour de lui, le protégeant des coups de son frère. Alors, ce dernier s'arrête pour reprendre son souffle.

— Tu ne me battras pas, je suis devenu plus fort que toi ! hurle le roi.

J'entends à sa voix qu'il pousse lui aussi sur sa magie, et je pose ma main sur mon cœur pour me calmer. Plus les secondes passent, plus je dois m'obliger à ne pas bouger. Au sol, je plaque mon dos contre le mur et serre si fort les poings que je me meurtris les paumes. Non, je ne suis censée rien faire. Non, non, non.

— Tu ne me connais plus, Elijah ! rugit à son tour Jorah, avant de s'élancer vers son frère.

Il fend l'air et fait éclater les bourrasques défendant le roi, pour l'empoigner sans vergogne et le jeter avec un grognement féroce. Je vois le roi fuser à travers le palais et s'abattre sur une rampe d'escalier. Le bruit du choc résonne dans toute la pièce, et je retiens ma respiration en le voyant plonger à une vitesse fulgurante et s'écrouler au sol sans se rattraper. Il tombe avec une telle violence que le sol s'enfonce et fait voler en éclats le marbre. Mais je vois du mouvement, et Elijah finit par se relever en titubant, sous les yeux de son frère qui s'approche de lui avec lenteur et fatalité. C'est à ce moment, quand la lumière de leur magie s'atténue et que le vent se calme, que je constate le sang qui éclabousse le sol et les murs. Ils se sont tous deux assénés des coups d'une force inouïe. C'est à se demander comment ils tiennent encore debout. Instinctivement, en voyant que le silence se rabat et que la tension accroît, je me redresse et fais quelques pas en avant, prête à m'élancer dans le combat. J'ai beau avoir conscience de la puissance du roi, je connais encore plus celle de Jorah. Et cela suffit pour faire naître une peur indicible en moi.

Seulement, alors que je sens déjà ma magie vriller, prête à surgir hors de moi, je vois jaillir d'Elijah un halo blanc, traduisant la pureté de la magie qui s'échappe de lui. Puis, l'air se remet à s'élever et rugir. Ma respiration se saccade, j'assiste à la montée en puissance du roi. Lentement, il s'élève, et la lumière autour de lui grandit, créant une orbe qui me rappelle grandement celle que j'ai moi même créée. Elle resplendit, et s'unit à la rafale du vent qui me paraît hurler partout autour de nous. Encore une fois, l'atmosphère prend une teinte apocalyptique. Les éclairs de lumière que le roi fait naître alarment tout de suite Jorah, qui recule en quelques pas d'un étrange grâce, avant de se mettre à son tour au même exercice que son frère. Plus rapidement que ce dernier, il sollicite l'air et la magie pour faire grandir l'aura de puissance pure qui s'exhale de lui et rayonne. Face à une force si magnétique, je plisse les yeux et sens ma cage thoracique se soulever avec angoisse, ma propre magie appelée par cet incroyable spectacle. En les regardant faire ce que j'ai moi même fait, je me sens attirée et liée à eux d'une façon inconcevable. J'ai l'impression d'être dans un état second. C'est la Sylphide en moi qui parle, et qui veut joindre la danse de lumière et d'air qui se joue sous mes yeux. Pour la première fois depuis tout à l'heure, j'avoue le temps d'une seconde trouver le combat fascinant, et la magie qui le régit d'une époustouflante beauté. Ils sont si puissants, si impressionnants, si majestueux, que leur affrontement me paraît être une chorégraphie céleste, une ode à la pureté d'une puissance venant directement des Anges. Pendant cet instant, je me sens honorée d'être capable d'un tel miracle, et j'oublie l'horreur qui l'entoure.

Puis, sortant de ma transe, je vois l'ampleur des orbes qu'ils ont créées grandir, et les éclairs lumineux qui en jaillissent s'unissent pour créer un seul et même nuage à la lumière indicible. J'ai l'impression d'être au cœur d'une étoile, face à la naissance du Ciel, au centre d'une tornade flamboyante. La pièce entière vibre et le sol vrombit, l'air me fait perdre l'équilibre et bouche mes oreilles, la lumière m'aveugle et m'hypnotise, et à cet instant, j'oublie de respirer.

Une seconde se déroule après cela, qui se décompose et s'étire tant qu'elle me paraît durer une éternité. À l'entrée du château, la porte s'ouvre, et je la vois se refermer sur la silhouette de Kali. Elle regarde les deux rois, puis moi. Et l'aura à la lumière céleste inonde entièrement la salle. Je ferme les yeux, brutalement ramenée au mur par une onde de choc. L'étoile explose.

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Voilà pour le chapitre 26 ! J'espère qu'il vous a plu !

Un peu d'attente, mais beaucoup moins qu'avant ;) On est enfin au coeur de la bataille, j'espère que vous aimez ! A votre avis, que va-t-il se passer ?

À bientôt pour la suite, bisouus ♥

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