Vingt-septième Chapitre.
[Mardi 25 Octobre. Alors que la guerre a éclaté et que tout le monde combat, Heaven et le roi Elijah ont rejoint Jorah dans le château. Après un combat au sommet entre les deux frères, tout a explosé.]
_ _ _ _ _
Je tousse, et entrouvre les paupières au milieu d'un nuage de poussière aveuglant. D'abord, je n'entends rien de plus que le bourdonnement affreux dans mes oreilles, et ne vois rien d'autre que le gris des débris sous lesquels je suis ensevelie. Puis, à mesure que je retrouve mes sensations, je prends conscience de la situation. Les bruits de la guerre résonnent à nouveau en moi, et je reconnais enfin le château. Enfin, ce qu'il en reste. Je suis enterrée sous les gravats des colonnes porteuses d'un des escaliers, qui reste tant bien que mal en place. L'autre, par contre, est totalement effondré et les éclats de marbre continuent à voler dans l'air. Je ne sais pas combien de temps je suis restée inconsciente, mais au vu des débris qui continuent de tomber, pas très longtemps. De ce que je peux voir, une certaine partie du château a été complètement détruite. Je suis d'ailleurs surprise que tout n'ait pas été rasé, j'imagine que la magie qui réside dans ces murs est invincible.
Je toussote de nouveau, et parviens à délivrer mon bras pour m'essuyer le visage et rabattre mes cheveux en arrière. Je vois tout de suite plus clair, et les souvenirs fusent alors dans mon esprit. Tout cela est le résultat de l'explosion des pouvoirs de Jorah et Elijah. Mais aucun signe d'eux. Kali était là aussi, et Derek...
Avec un hoquet d'horreur, je me tourne vers la gauche, où ce dernier gisait déjà mal en point. La gorge nouée, je parviens à voir sa main dépasser dans les décombres.
— Der... tenté-je de l'appeler.
La respiration coupée et la gorge sèche, je n'arrive pas à élever la voix. Je me racle la gorge douloureusement, passant ma main sur mon cou et ma poitrine, en vain. Alors, je décide de ne plus réfléchir au reste et essaie de m'extirper des ruines écrasant mon corps. L'adrénaline doit m'anesthésier, car je ne sens pas de douleur intense. Peut-être qu'instinctivement j'ai fait agir un bouclier de protection qui a limité la casse, mais cela m'inquiète encore plus pour Derek. Mon cœur se met à battre plus intensément, et mon ventre se retourne malgré moi. Il a beau être mon ennemi, il est bien le seul qui me fasse douter de ma volonté de tous les anéantir. C'est en lui que j'ai vu l'humanité des Bannis, et en lui que j'avais placé mon espoir de paix. Je ne veux pas le voir mourir, emportant avec lui la dernière lueur de bienveillance de ce peuple perdu.
Sans plus attendre, je décide de m'aider de ma magie que je sens affaiblie par mon corps en détresse pour me libérer, et gémis pour pousser sur les forces que je retrouve à peine. J'arrive à dégager tous les gravats, et grimace quand la douleur s'empare de moi. Je prends une profonde inspiration, serrant mes poings endoloris pour faire taire mes grognements souffrants et me reconcentrer. Je retrouve mon arme, et la tire à son tour, retrouvant un brin d'énergie en la voyant s'animer et faire voler la poussière qui l'enveloppait.
Puis, je me traîne sur les débris et arrive au niveau du bras de Derek. Je ne mets pas longtemps à balancer les pierres le recouvrant quelques mètres plus loin, et découvre son visage et le haut de son corps. Je sens mes bras faiblir, alors reprends mon souffle pour dégager ses cheveux.
— Derek, parviens-je à articuler.
J'essuie la poussière sur son visage, et constate avec horreur les bleus et le sang noyant le haut de son torse. Un de ses bras est certainement cassé, ses côtes aussi. Un sifflement strident commence à asséner mes oreilles quand je veux vérifier sa respiration et ne vois pas sa poitrine se soulever. Non, pas ça. Je décide alors de finir de balancer les débris pour dévoiler son corps entier, et j'entends alors un faible gémissement lorsque ses jambes se dégagent. Je plaque ma main sur ma bouche en me rendant compte qu'elles sont aussi salement touchées, mais me focalise sur la reprise de connaissance de Derek.
— Tu m'entends ? Tu peux parler ? Je dois te bouger ou pas ?
La panique dans ma voix est palpable, et je ne peux m'empêcher d'enchaîner les questions en tremblant de plus en plus. Non, il ne faut pas que l'angoisse m'atteigne de nouveau. Si je me laisse gagner par la peur, la douleur dans mon corps va elle aussi se rabattre sur moi et je ne pourrais jamais sauver Érédia. Je dois à tout prix garder la tête hors de l'eau, l'esprit concentré, car il n'est plus question de moi.
Je vois les lèvres du sorcier s'entrouvrir, et un souffle rauque s'en échapper. Puis, ses paupières s'ouvrent doucement, et il tousse à son tour. Mon cœur s'emballe, toutes mes émotions se bousculent.
— Heaven... fait-il d'une voix presque inaudible.
— Oui, je suis là. Est-ce que tu as mal ?
Chaque mot que je prononce agresse ma gorge et me serre le cœur.
— Ça... va, répond Derek.
En le voyant esquisser un sourire en coin, j'expire, presque amusée par la légèreté qu'il veut transmettre. Je me doute qu'il souffre le martyre, mais il veut sûrement me rassurer.
— Pars, parvient-il à dire plus fort.
Ses yeux brillent d'une lueur étrange et puissante, mais leur couleur violette s'atténue peu à peu, et cela m'inquiète. S'il perd son énergie magique, il ne tardera pas à perdre son énergie vitale.
— Tu ne vas pas bien, il faut que je t'aide, déclaré-je fermement en observant plus attentivement son état.
Il me semble totalement immobilisé par la douleur et les membres écrasés, alors le bouger serait très compliqué, et une torture pour lui, surtout dans une telle situation. Je secoue la tête, me triturant l'esprit, et je sens mon cœur battre encore plus fort, résonnant dans mon crâne et faisant écho au chaos que je perçois au loin. Le château est plongé dans un silence de mort, mais dans ma tête tonne un vacarme assourdissant.
Puis, l'évidence éclate dans ma tête.
— Je vais aller chercher Molly, elle va te soigner. Elle peut le faire, j'en suis sûre.
Mon ton plein d'espoir fait se ranimer la magie dans le regard de Derek, mais je vois à sa mine livide qu'il n'est pas aussi optimiste que moi.
— Relève... moi, peine-t-il à dire.
Je m'exécute, et redresse sa tête. Ainsi, je libère visiblement sa trachée puisqu'il crache de la poussière et retrouve peu à peu une respiration normale.
— Je vais bien, dit-il d'une voix plus claire. Pro...mis.
Pendant un instant, je soutiens son regard intense, et je vois la détermination se dessiner sur ses traits. Je n'arrive pas à savoir s'il est sûr de ses propos, ou s'il fait semblant pour que je m'en aille. Mais je décide de cacher mon doute grandissant et acquiesce, comprenant bien que je ne pourrai rien pour le moment. Il est dans un état très critique, mais s'il se bat pour survivre, peut-être qu'il ira bien.
Sans un mot, je me redresse et me mets tant bien que mal sur mes jambes, faisant taire la douleur lancinante qui me fait alors vaciller. Je prends une profonde respiration pour calmer mes nerfs à vif, et détache enfin mon regard de celui de Derek. Il a raison, je dois m'en aller pour régler des choses plus importantes. Et une fois cela fait, Molly l'aidera, je suis certaine qu'il tiendra ; je me dois d'y croire.
C'est en enjambant les décombres que je me rends compte du choc qu'a subi mon corps, et j'ai l'impression de sentir tous mes os s'effondrer de l'intérieur, tous mes organes descendre. La douleur fait vriller mes tympans et me donne la nausée, mais je continue de marcher pour atteindre le centre de la salle du château. Je sais que plus je bougerai, plus la magie ravivera mes membres et ma force me reviendra.
Je titube jusqu'à l'endroit de l'explosion, où le sol s'est tant affaissé que le marbre a éclaté. En balayant rapidement la pièce, je comprends qu'aucun des trois autres protagonistes ne sont là. Évidemment, si je suis encore en vie, ils le sont aussi. Pendant une seconde, j'ai cru que Jorah et Elijah allaient s'entre-tuer. Mais visiblement, ils résistent même à un choc aussi puissant. En me rappelant de l'instant, et de la lumière qui nous a noyé, je frissonne. Puis, reprenant peu à peu mes esprits, la gravité de la situation se rétablit. Si Jorah, Elijah et Kali sont toujours en vie, cela signifie que la guerre n'a pas été suspendue, et que le temps est compté.
Je reste immobile pendant quelques instants, et sens en moi monter à nouveau la rage qui rugissait plus tôt. Ça y est, la frénésie de la guerre se ranime.
Plantée au centre de la salle, mon regard oscille entre la grande porte miraculeusement toujours en place, et le fond où se dresse le trône. Je suis en plein dilemme, entre courir voir l'état de la bataille, et trouver puis poursuivre Kali, Jorah et le roi.
Mais je n'ai pas le temps de trop réfléchir. Alors, n'écoutant que mon corps qui se tourne de lui même, je pousse sur mes jambes pour courir jusqu'à la porte. Celle-ci s'ouvre sans difficulté, et je me prends l'air extérieur de plein fouet, reculant même d'un pas. Puis, je m'élance en haut des escaliers. Mon souffle est instantanément coupé. Je me retrouve face à la même foule chaotique, face aux mêmes hurlements, mais se battant dans un décor épouvantable.
Si le château a tenu face à l'attaque des deux frères Sylphes, la ville, elle, n'a pas eu cette chance. L'onde de choc qu'a créé cette indescriptible explosion a rasé la plupart des bâtiments, et ravivé le feu faisant rage à déjà plusieurs endroits. Érédia est en ruines, plongée dans un brouillard de fumée et de poussière, noyée dans les flammes et la mort. Je sens mon cœur s'emballer, ma tête tourner et mes jambes flageoler. Comment remédier à une telle situation ? Comment sauver ce qu'il reste du royaume ? De là où je suis, je vois déjà les corps joncher le sol et les explosions teinter le paysage de rouge écarlate. Le rugissement de la guerre est tel qu'il ne fait qu'élever un brouhaha infernal. Face à cela, je ne peux plus penser, et je ne peux pas non plus me calmer. Si cela continue, ils vont tous mourir. Érédia pourrait gagner, mais à quel prix ?
Alors que je m'apprête à me décider sur la marche à suivre, je suis coupée dans ma réflexion et me sens tirée en arrière par une force invisible. En une fraction de seconde, je traverse toute la grande salle du château et mon dos va s'écraser contre l'estrade portant le trône. Je pousse un cri instinctif avant d'arrêter de respirer, la colonne et le ventre massacrés. Je relève la tête, tremblant malgré moi, et me retrouve nez à nez avec Kali. Un frisson d'horreur secoue ma colonne lorsque je croise son regard, voulant inspirer une terreur que je n'avais encore jamais lue dans ses yeux. Elle aussi, est plongée dans la guerre, et elle ne voit plus rien d'autre que la victoire. Elle est prête à tout.
— Tu restes ici, toi, crache-t-elle.
Je serre les dents en me remettant tant bien que mal sur pieds. Sans un mot, je fais un pas vers elle et lui lance un regard noir plein d'adversité. Je suis cette fois plaquée contre une colonne massive, et déglutis douloureusement sous le second choc.
— Où sont-ils ? laissé-je échapper de ma gorge nouée.
— Oh, Elijah est K.O. Jorah t'attend.
Mon cœur s'arrête pendant une seconde. Je ne sais pas si elle ment, mais la façon dont elle le dit m'inquiète énormément. Sans le roi, le sauvetage d'Érédia peut être totalement compromis. Et si je me laisse faire, on ne pourra plus changer la donne.
— Qu'est-ce que vous me voulez, encore ? sifflé-je d'une voix étranglée, ne voulant rien laisser paraître.
— Tu le sauras très vite, tu vas simplement te taire et me suivre.
Je ne dis rien, mais mes lèvres s'étirent de moi même en un sourire en coin.
— Jamais de la vie, déclaré-je.
Je me redresse et bombe le torse en ignorant la douleur qui picote toute ma chair, mettant de côté ma suffocation intérieure.
Je soutiens le regard multicolore de Kali, et elle se met alors à ricaner.
— Ne te fatigue pas, on va avoir besoin de toutes tes forces, soupire la sorcière.
Son air nonchalant fait trembler mes membres. Je déteste la voir si détachée dans un tel contexte. Elle se tient droite, immobile, n'exprimant que fureur et détermination, ne s'inquiétant nullement de l'état de son allié en train d'agoniser quelques mètres plus loin, ou de l'horreur se déchaînant à l'extérieur. Derrière elle, se dessine la lumière de l'extérieur à travers la porte encore ouverte. Kali me parait alors être entourée de l'aura de la guerre, de la lueur du chaos.
Ne souhaitant plus tergiverser, je me redresse brutalement et grimace sous la douleur qui se répand dans mon corps entier. La mâchoire contractée, je fais briller intensément mon arme et me concentre une fraction de seconde pour faire monter la magie en moi. Et je n'hésite plus, j'attaque.
Seulement, à peine me suis-je élancée sur elle poings en avant, je suis propulsée en arrière avec une force inouïe et atterris avec un hoquet de surprise sous l'escalier restant intact. Je fronce les sourcils en relevant la tête, me rendant compte que Kali a à peine bougé. Sans trop m'inquiéter, j'augmente ma vitesse et me jette à nouveau sur elle. Cette fois, j'arrive à voir qu'elle ne fait rien et qu'un bouclier invisible se forme autour d'elle et me renvoie ma propre attaque. Je tombe donc au sol avec violence et glisse jusqu'au mur en grimaçant. Le dos en miettes, je me remets sur pieds pour reprendre mon souffle. Quand je finis par faire cesser le tremblement dans mon corps, je peux soutenir le regard étincelant de Kali, qui avance lentement vers moi.
— Tu as compris, maintenant ? sourit-elle.
Ma gorge se serre et les connexions se font dans ma tête. Je finis par sentir les pulsations dans la paume de ma main, et vois rapidement que la cicatrice du pacte de sang est à vif. Oui, j'ai compris.
— Je ne peux attaquer aucun d'entre vous, c'est ça ? fais-je d'une voix rauque pleine d'amertume.
En guise de réponse, la sorcière hoche lentement la tête.
— Même pas les Bannis ? osé-je demander à mi-voix.
— Même pas eux. Tu ne peux rien contre nous, et c'est pour ça que ça ne sert à rien de te battre. Tu vas simplement me suivre et obéir aux ordres de Jorah. Grâce à ton énergie, nous pourrons garantir la victoire de notre armée. Allez, nous perdons du temps.
Elle me fait signe de la suivre, et je comprends où elle veut en venir. Mon cœur bondit violemment dans ma poitrine. Je me rappelle de Jorah qui me parlait d'un moyen de redonner l'essence de la magie des Bannis. Un rituel qui pourrait tout changer. Il doit se dérouler ici, et s'il se réalise, leur puissance sera pleine et leurs capacités à leur paroxysme. Alors, ils se retrouveront à armes égales avec Erédia. Et avec le mental moins préparé de cette dernière, le scénario pourrait être totalement bouleversé.
S'ils ont besoin de mon énergie pour accomplir ce rituel, c'est qu'il est presque irréalisable. Dans ce cas, je dois absolument les arrêter, ou gagner du temps. Mais comment le faire si je ne peux même pas les toucher ?
Je n'ai pas le temps de réfléchir, j'entends un fracas au dessus de moi et une seconde plus tard Kali est au sol. J'ai le temps d'apercevoir le roi Elijah, qui redresse la tête vers moi. Je n'attends pas un mot de sa part, et me contente du signe dans son regard immaculé pour pousser mes jambes et courir à perte d'haleine jusqu'à la sortie.
Je ne regarde pas derrière moi, je fonce. Je dévale les escaliers, frappée par le froid de la guerre et la fumée enveloppant les rues. Je plonge dans la foule, au milieu des corps et des combats. Je décide de faire fi de la douleur et de l'horreur que j'ai sous les yeux, car je sais que je ne peux rien contre elles. Malgré cela, je laisse la magie courir dans mon corps et irriguer mes veines, dans l'espoir qu'elle prenne le dessus sur l'influence du pacte de sang. Je devrais être plus forte que ça, mais plus les minutes passent, plus je sens ce blocage enserrer ma poitrine et obstruer l'essence de la magie au creux de mon ventre. Je ressens au plus profond de moi la force de ce pacte, et je me maudis d'y avoir adhéré. Sur le moment, je n'avais pas d'autre choix, mais je connaissais les risques. Je suis censée leur sauver la vie à tous, et je suis paralysée, tétanisée par quelque chose que j'ai accepté. Je peux sentir ma paume pulser douloureusement, comme pour me rappeler que tout cela est de ma faute et que je me retrouve seule dans une situation que j'ai causée. J'aurais pu contourner ce pacte, j'aurais pu au moins essayer.
Haletante, je secoue la tête pour évacuer toutes ces pensées néfastes de mon esprit. Je n'ai pas le temps de ruminer, il faut que je trouve une solution. Il faut que je me batte, quoi qu'il en coûte. Parce que mes sens sont à vif, je peux sentir toutes les cellules de mon corps bouillir et la magie faire frissonner toute ma peau. Je peux sentir mes membres endoloris se tendre sous l'énergie qui électrise mes veines, le noeud dans mon ventre battre. Ma chair brûle et je sais qu'il ne me faudrait pas plus d'une seconde pour tout laisser sortir. Elle est là, ma magie, elle est en moi, elle m'appartient encore, elle est toujours aussi puissante. Et si je ne peux pas attaquer, peut-être puis-je au moins défendre. Oui, c'est ça, la faille.
Alors je ralentis la cadence, je regarde autour de moi. Dans le brouillard du chaos, je parviens à identifier les Bannis dont les marques à vif me paraissent brûler. Et sans plus réfléchir, je m'interpose dans le combat. Comme je l'avais prévu, je reçois une attaque de l'un d'entre eux et parviens à la renvoyer sans trop d'effort avec une simple protection. Ainsi, son ennemi, mon allié, reprend l'avantage rapidement. Je reçois le sang du Banni sur le bras, et retiens ma respiration en observant son corps tomber à terre. J'ai réussi à combattre. Instantanément, je frissonne, retrouvant un peu de la frénésie de la bataille. Je reprends ma course, le cœur battant. Mon arme peut me servir à créer des ondes protectrices, elle peut détruire par sa simple aura, je n'ai pas besoin d'attaquer. Je peux contourner le pacte de sang.
Le chaos est tel que je suis incapable de reconnaître les rues dans lesquelles je m'élance. J'ai l'impression de suffoquer un peu plus à mesure que j'avance, de perdre la vue, l'ouïe, de perdre tous mes repères. J'enjambe des ruines, noyée dans une pluie de gravats et d'étincelles. Je passe devant des dizaines et des dizaines de morts entassés, voyant des choses que je ne pourrai jamais oublier. Je me fraie un chemin parmi la destruction même. Bousculée dans tous les sens et intervenant avec rapidité au sein des combats, je repousse aussi les coups que je reçois. Accablée par la foule, je m'expose à tous les dangers. Les armes étincellent dans les airs, la magie jaillit avec pureté et barbarie. Mon corps est tailladé, frappé, affaibli, car je dois courir sans hésiter. Alors je grimace, et j'ignore mes blessures pour mieux focaliser ma force. Tout réside dans mon esprit, et tant qu'il luttera, mon corps pourra prendre tous les coups, je ne faiblirai pas.
Ainsi torturée, je ne peux m'empêcher de chercher mes amis. Imaginer qu'un seul d'eux a été emporté par la rage de la guerre me donne la nausée.
Heureusement, je vois très vite le groupe de Tyssia et Kaleb combattre avec férocité un peu plus loin. Je ne les aperçois que quelques secondes, mais j'ai le temps de prendre conscience de leur puissance combinée avant qu'ils ne s'enfoncent dans la foule, et me rassure. Ils sont forts, ils iront bien.
J'accélère, la respiration haletante résonnant dans mon crâne. À chaque pas, je dois éviter de puissantes attaques, des pierres, des flammes. Je suis aveuglée par la lumière de la magie qui fuse de tous les côtés, étouffée par la suie, étranglée par la chaleur insoutenable, par l'atmosphère oppressante, le bruit. Je ne sais plus où donner de la tête, je tremble tellement que j'ai du mal à courir, ma respiration est sifflante et torture mes poumons. Je sens peu à peu le chaos draper ma peau et mes vêtements, salir mes cheveux, s'infiltrer dans tous les pores de ma peau. Je suis tâchée de sang, de crasse. Je suis tâchée par la guerre.
Je me rends compte que j'arrive au carrefour principal car la foule s'agrandit autour de la grande fontaine. En voyant que son eau est devenue rouge et noie plusieurs cadavres, je suis prise d'un haut-le-cœur. J'ai l'impression que ça ne s'arrêtera jamais, qu'ils vont tous finir par mourir.
En continuant mes interventions plus ou moins efficaces, je sens la frustration monter en moi. Tous les Bannis doivent me reconnaître, et la plupart comprennent qu'il ne faut pas tenter de me blesser. Peu à peu, je prends conscience que j'attire l'attention sur moi en voulant défendre Érédia, et que je risque de me retrouver encerclée par des Bannis contre lesquels je ne pourrai rien. En croisant le plus en plus de regards, je me sens de plus en plus oppressée, car je sais qu'une fois qu'ils comprendront que je me suis retournée contre eux, ils me le feront payer. Alors, je me force à éviter les groupes de Bannis. Si seulement je pouvais tous les mettre à terre d'un claquement de doigts.
Je m'immobilise pour reprendre mon souffle, et tourne sur moi-même pour sonder le paysage et mieux réfléchir. Heureusement, je vois qu'Érédia garde l'avantage sur les Bannis. À cause de leur magie restreinte, ils perdent plus rapidement leurs forces, contrairement à leurs adversaires qui gagnent en puissance en se nourrissant du combat. Je prends une profonde respiration. Je voudrais que cette guerre cesse sur le champ, mais je sais qu'il devra y avoir un vainqueur.
Ma poitrine se contracte. Au cœur des hostilités, je ne peux à présent que penser à mes amis. J'ai besoin de savoir comment ils vont, pour savoir ce que je dois faire. Car plus je m'enfuis, plus j'ai envie de simplement laisser exploser ma puissance. Peut-être qu'en forçant, je pourrai me défaire de l'emprise du pacte de sang. J'ai réussi à franchir la barrière du camp qui aurait dû me tuer, j'ai résisté à l'impensable, peut-être suis-je aussi capable de résister à ça. Mais je sais que pour cela, j'ai besoin de mes émotions. Car ma magie n'est rien sans elles. Je dois donc laisser rentrer la douleur lancinante que mon corps subit, je dois laisser la peur me prendre les tripes, et je dois voir ceux qui ravivent en moi la force dans l'ombre.
Et à cet instant, je l'entends. Brisant l'atmosphère du chaos, perçant le bourdonnement assommant dans mes oreilles, la voix de Joyce qui m'appelle. Je me retourne tout de suite et il ne me faut pas plus de deux secondes pour la rejoindre. Mon cœur bondit dans ma poitrine quand je vois qu'elle est couverte de sang, mais je vois qu'elle est à peine blessée. Le regard qu'elle me lance est empli d'une sorte de détresse indicible, désemparée. Elle aussi a l'impression que tout cela est interminable, et elle voit que je n'agis pas. En un regard, elle comprend.
Voyant que les Bannis affluent autour d'elle, je m'efforce de la défendre tant bien que mal, et elle pousse des cris de rage.
— Tu dois faire quelque chose, Heaven ! hurle-t-elle en mettant un Banni à terre.
— J'essaie !
Elle achève les assaillants les plus proches, nous permettant une seconde de répit, durant laquelle elle se tourne vers moi et serre mon épaule. Elle plonge son regard d'un orange plus puissant que jamais dans le mien et serre la mâchoire.
— Bats toi, on a besoin de toi, s'il te plaît, déclare-t-elle avec une sincérité qui me noue l'estomac.
Je hoche la tête, le crâne prêt à exploser, la poitrine en feu. Elle a raison, il faut que je me batte, et c'est bien pour cela que je puise dans sa propre force pour nourrir ma détermination.
En voyant qu'elle décroche son attention de moi pour se relancer dans la bataille, je comprends qu'elle me pousse à tout faire pour combattre ce mal qui m'obstrue. Elle croit en moi, et je dois lui prouver qu'elle ne fait pas une erreur en mettant en moi ses derniers espoirs. Je ne veux pas continuer à voir Érédia périr sans rien faire.
Alors, sans plus attendre, je fonce, et cours plus vite que possible pour sentir mon corps me lancer, retrouver toutes les sensations qui font ressurgir ma magie. Je me noie volontairement dans le tumulte, et m'oblige à tout voir, tout entendre, à avoir mal, pour faire agir la rage que je sais capable de tout vaincre.
Je finis par déboucher sur une ruelle déserte, jonchée de gravats étouffant les flammes. Alors, je m'arrête net. Je clos les paupières un instant, et j'active définitivement ma magie, car je sais qu'elle m'aidera quoi qu'il arrive. Je sens mes yeux s'animer, mes poils se hérisser sous un frisson qui parcourt mon corps entier. Je suffoquais déjà dans une chaleur infernale, mais à présent, je fonds de l'intérieur. Instinctivement, je me mets à sourire, parce que ce sont les sensations que je préfère. Me sentir bouillonner, imploser, transpirer, et respirer la magie qui naît en moi est la seule chose qui peut me redonner espoir.
En même temps que ma puissance grandit, je sens ma main me brûler de plus en plus, et il ne faut pas beaucoup de temps à la plaie du pacte de sang pour se rouvrir, m'arrachant un gémissement. Le sang se répand rapidement dans ma paume, puis se met à couler sur le sol. La douleur est vive, mais elle n'est rien en comparaison à tout ce qui s'abat sur moi. J'ai l'impression de recevoir de nouveau tous les chocs que j'ai enduré depuis le début de la bataille, de me prendre de plein fouet toutes les émotions destructrices qui peuvent terrasser mon âme. Je suis tétanisée, mais prise d'une force intérieure telle que j'ai l'impression qu'elle pourrait me tuer, et me sauver la vie. Tout se bouscule à une vitesse folle dans ma tête, et je me plaque violemment contre un mur, les jambes flageolantes, fiévreuse. La tension est invivable. Je rouvre les yeux, et assiste à l'embrasement de mes veines. Elles rayonnent de nouveau d'un bleu vif, s'unissant à l'aura plus étendue que jamais de mon arme. Ma puissance est en train de monter, je pourrais tout détruire sur mon passage.
Alors, je décide de ne plus réfléchir, et me jette de nouveau dans la guerre. Irradiée d'une lumière aveuglante, je suis tout de suite remarquée par les combattants. Et, dès que l'occasion se présente, je m'élance sur un Banni en poussant un cri guttural. Je sens mon corps se tendre, mes muscles gonfler, mes veines bouillonner et toute ma magie brûler en moi pour se délivrer de l'influence infernale qui m'enserre. Tout en moi veut se libérer, et je concentre en ce coup mes espoirs de délivrance.
Malheureusement, je me retrouve projetée en arrière, avec la même puissance que l'attaque devait avoir. Je traverse donc la foule sur des dizaines de mètres, traînée sur le sol. Lorsque je termine ma descente, je laisse échapper un sanglot enragé de ma gorge. J'ai beau être en pleine capacité, je ne peux pas débloquer cette emprise viscérale. Je suis, au cœur de mon être, liée à Jorah, et rien ne pourra me défaire de son influence.
Rien. À part une seule chose.
Ma mâchoire se crispe, je lève les yeux et rassemble toutes mes forces pour ne pas me laisser tomber et fermer les yeux. Je ne dois pas abandonner, pas maintenant. Et même si j'ai mal jusqu'au plus profond de moi, je dois me relever. Je trouverai une échappatoire. C'est la guerre, et je souffre comme tout le monde. Mais eux, ils se battent, alors je dois le faire aussi. Jorah pense pouvoir venir à bout de moi, mais je dois tout faire pour l'empêcher d'avoir raison. Je dois lui montrer que je ne lui appartiens pas, et je réussirai à combattre. Je dois avoir confiance, je dois croire en cette rage qui fait battre mon âme, et qui me permettra de l'anéantir.
Qu'il vienne me chercher.
_ _ _ _ _
Voilà pour le chapitre 27 ! J'espère qu'il vous a plu !
Bon, un peu d'attente, pardonnez moi :(( Mais ça vaut le coup, j'espèreeee !
Au cœur de la bataille comment vous sentez vous ? Comment ça va se terminer ? ;)
En tout cas, sachez que le prochain est prêt, il est trèès long et arrive très bientôt, et je peux vous dire : préparez-vous...
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top