Vingt-neuvième Chapitre.
[Mardi 25 Octobre. Au cœur de la guerre, Heaven s'est battue et a vu mourir Molly. Après avoir lutté, elle s'est retrouvée face à Jorah, et a décidé de se sacrifier pour l'empêcher de gagner. Elle a donc mis fin à sa vie.]
_ _ _ _ _
JAKE
Alors que la bataille fait rage et que je peine à contrer les coups de l'elfe que je combats, le sol se met à trembler et interrompt brutalement le combat. Noyés dans la fumée, personne ne comprend ce qui se passe et le brouhaha de la guerre se calme momentanément. Puis, quand une immense flamme perce l'atmosphère et inonde les nuages de poussière de sa lumière bleue, la connexion se fait dans tous nos esprits. Le temps me parait s'arrêter, alors que j'observe une orbe se former, tout aussi impressionnante, et aux allures que je reconnais en une fraction de seconde. Érédia toute entière est dominée par la puissance qui s'élève au ciel.
Il ne me faut pas plus longtemps pour écarter la foule et foncer sans regarder autour. Mon cœur bondit, et je sens mon crâne s'alourdir sous toutes les pensées qui commencent à m'assaillir. Non, je ne dois pas y penser. Je dois arrêter d'envisager le pire. Elle est forte, je la connais.
C'est au moment où je vois l'orbe se rabattre sur le sol que je m'arrête brutalement, manquant de tomber à cause de la force qui se répand directement sur Érédia. Haletant, je regarde tout autour de moi, faisant face à l'horreur du silence dans lequel nous sommes tous plongés instantanément. Cette onde de choc a déstabilisé les deux armées, et le temps s'est suspendu pour tous. Ils savent tout autant que moi d'où vient cette puissance inimitable, et ils savent qu'elle n'est pas sans conséquence. Ils sont plongés dans l'attente, comme je le suis.
Au même instant, j'entends un cri déchirant briser le silence de mort qui s'était installé, et ma cage thoracique se serre violemment. Un tel hurlement ne peut pas être anodin.
Je reprends ma course de plus belle, torturé par la douleur dans mes jambes et dans ma tête, n'arrivant plus à calmer mon esprit. Je sais que Heaven est à l'origine de cette force, et je ne peux pas m'empêcher de repenser à sa majorité. Elle est devenue encore plus forte, mais je ne sais pas encore à quel point. Aura-t-elle supporté une telle puissance ?
En peu de temps, je parviens à retrouver la rue principale menant au château, source de ce que nous avons tous vu. Et, même à travers les gravats et l'horrible brouillard sale, je reconnais la silhouette de Jorah. Au loin, se dessinant seul au milieu d'une rue dévastée, je le vois sauter à terre, alors qu'un nouveau cri fait vriller mes tympans. C'est lui qui hurle. Alors...
Je parcours les longs mètres qui me séparent de lui en quelques secondes, sans oser respirer.
Et, plus je m'approche, plus la fumée disparaît, et je vois. Je vois Heaven, au sol, inconsciente et secouée par Jorah dans une panique indescriptible.
Je me paralyse, tétanisé par le choc et l'incompréhension. Un violent bourdonnement dans mes oreilles me coupe du monde, et c'est au ralenti que je fais mes premiers pas vers elle. Puis, j'ai l'impression de prendre feu en un instant, et mon ventre se retourne avec brutalité.
Tout se bouscule dans ma tête, et je n'essaie plus de réfléchir. Je pousse un hurlement guttural en me jetant sur Jorah avant même de regarder Heaven. Je l'envoie à plusieurs mètres, il n'essaie même pas de répliquer. Il se relève à peine, se contentant de fixer celle à mes côtés. Alors, je pose enfin mes yeux sur elle.
J'ai l'impression de m'effondrer en une seconde tant j'explose de l'intérieur. Je me rends compte qu'elle gît dans une mare de sang poisseux, l'entourant d'une aura écarlate qui me donne un haut-le-cœur. Dans son ventre est toujours plantée l'arme à l'origine de son mal, et je reconnais sa dague, dont le manche est marqué par le sang de sa main frêle. Ma tête se met à tourner quand les questions se bousculent.
Je lâche mon couteau pour venir attraper ses joues, tremblant malgré moi.
— Heaven ? Heaven, répété-je. Tu m'entends ? Ouvre les yeux s'il te plaît, allez.
Je dis son nom, encore et encore, mais elle ne se réveille pas. Alors, j'inspecte tout son corps, et je repousse difficilement les frissons qui parcourent mon dos quand je me rends compte des dégâts.
— Oh... Heaven...
Ma voix se brise et je sens mon cœur s'alourdir tellement que j'ai mal dans tout mon corps. Je tâche mes mains de son sang en voulant examiner sa respiration, puis son pouls. J'écarte ses paupières avec la plus grande délicatesse, et mon sang se glace. La couleur de ses yeux s'est éteinte, et ses pupilles dilatées sont déjà en train de se voiler d'inconscience. Je secoue la tête en caressant son visage, encore plus blanc qu'il ne l'est d'habitude, et sens mes lèvres trembler. Non, je ne dois pas me laisser aller, ce n'est pas terminé.
Je m'épuise à chercher un quelconque signe de vie, revérifiant sa respiration, son pouls toujours nul, ne voulant pas abandonner. J'arrache la lame de son ventre et la balance plus loin pour pouvoir panser sa blessure. Mais, au moment où je veux déchirer mon tee-shirt pour le faire, la voix de Jorah déchire la bulle dans laquelle je m'étais plongé et résonne dans ma tête.
— Elle est morte, Jake. Il n'y a plus rien à faire.
— La ferme, réponds-je dans un souffle faible.
Ma gorge s'écorche dès que j'essaie de respirer, et je serre les dents, ignorant ses paroles. Non, il n'en sait rien. Il ne la connaît pas, pas comme moi. Il ne sait pas jusqu'où elle peut aller, à quel point elle est forte. Elle ne peut pas mourir comme ça, il n'en a aucune idée. Heaven ne ferait jamais ça. Non...
— Hein, Heaven ? Allez, putain, réponds moi !
Ma voix est à peine perceptible, mais j'ai l'impression de hurler. Mon cœur est si contracté que je sens qu'il ne relâche plus assez de sang, et j'ai des vertiges qui m'empêchent de penser correctement. La nausée que je sens grandir en moi est signe d'une panique qui ne va pas tarder à m'achever, et c'est pour cela que je m'oblige à l'ignorer.
Non, Jake, ne perds pas le contrôle. Aie confiance en elle.
Alors, je ne réfléchis plus. Je pose mes deux mains sur sa poitrine et entame un massage cardiaque, tremblant de tous mes membres mais me concentrant pour faire de mon mieux. Je masse, encore et encore, je lui donne de l'air, encore et encore. J'aimerais lui hurler d'ouvrir les yeux, mais ma gorge est à présent si serrée que je n'arrive plus à en sortir un seul son, et je peine à respirer. Je n'arrive plus à lâcher du regard son visage inerte, que je vois pâlir de seconde en seconde.
Autour de moi, j'entends que la bataille a cessé. C'est comme s'ils savaient tous que Heaven venait de signer la fin de l'affrontement par un geste fatal.
— Arrête toi ! Ça ne sert à rien, elle est morte je te dis !
La voix de Jorah s'est rapprochée, mais il n'a plus de force, je l'entends dans son souffle. Un frisson d'horreur se dresse sur ma nuque. Si lui même est dans cet état, c'est qu'il est persuadé qu'elle est morte. Pour lui, sa plus belle création a disparu. Je sais qu'il avait besoin d'elle pour être sûr de gagner, il a fait son satané pacte dans le seul espoir de l'utiliser.
Lorsque cette pensée fuse dans mon esprit, je m'arrête brusquement de m'acharner sur la poitrine meurtrie de ma petite amie.
C'est pour ça qu'elle l'a fait.
« Le pacte ne se brise qu'à la mort d'une des deux personnes. »
C'est à cet instant qu'un sanglot étranglé remonte dans ma gorge, et que mon cœur s'arrête. Elle s'est sacrifiée pour être sûre qu'il ne l'utilisera pas, elle a brisé le pacte et a condamné les espoirs de Jorah en une seule action.
Elle est morte.
Mes lèvres tremblent malgré moi, et je sens ma poitrine se serrer avec une douleur qui me paralyse complètement. Je serre les paupières, la souffrance étant telle qu'elle me fait suffoquer. Et quand je repose mes yeux sur elle, mon corps entier lâche. Mon sang bouillonne, et les vertiges et nausées deviennent insupportables. Mon souffle est rauque, mon crâne si lourd que je pourrais m'évanouir.
J'apporte lentement des mains tremblantes à ses joues, et je secoue la tête sans m'arrêter. Je suis tétanisé, bloqué dans un état qui m'empêche de penser, qui m'empêche de voir et d'entendre quoi que ce soit. Je ne vois qu'elle, son doux visage à la beauté tâchée par la guerre, ses cheveux d'un noir de jais poisseux et humides de son sang, sa peau délicate teintée par la mort. Elle est déjà bien loin, je le sais. Elle ne me voit plus, elle ne m'entend plus. Je me perds pendant un temps interminable dans la contemplation de son visage éteint, priant pour qu'elle ouvre les yeux et m'inonde de son regard hypnotisant, qu'elle lève sa main et caresse ma joue pour me rassurer. Je veux qu'elle se réveille, je veux qu'elle me montre qu'elle n'a pas abandonné, qu'elle faisait semblant.
Réveille toi, Heaven. Je t'en supplie.
Quand je l'ai sortie de cette boutique en flammes, je l'ai regardée partir, mais je sentais encore la chaleur contre sa peau, j'entendais la course de son sang affluer dans ses veines, et j'avais espoir. La voir éteinte me retournait déjà le ventre, mais ce n'est rien en comparaison à ce que j'ai sous les yeux.
Je ne sens plus de chaleur, je n'entends plus de course. Elle est froide, blême, inerte. Elle est sans vie et le constater va au delà de ce qui peut être exprimé. J'ai mal, comme je n'ai jamais eu mal, comme je ne voulais jamais avoir mal. Je peux sentir chaque fragment de mon cœur se disperser en moi et déchirer tous mes organes, écorcher mes tripes. Et pourtant, je n'ai toujours conscience de rien. Je ne peux pas croire une seconde à sa mort.
Du bout du doigt, je caresse ses lèvres gelées, de la même douceur dont je me rappelle. Et, silencieux, je ne peux pas m'empêcher d'y déposer un baiser. Le feu en moi entre en collision avec la glace de son corps, et un frisson se diffuse sur mon visage. Je tremble encore. Je voulais l'embrasser une dernière fois, mais ce n'était plus sa bouche. Ce n'est plus elle. Je ne fais face qu'à une enveloppe charnelle. Heaven est partie. Elle est partie sans dire au revoir, elle m'a quitté sans un mot.
Je me suis empêché d'aimer pour éviter ça. J'étais terrifié par l'amour parce que je savais ce qu'il impliquait. Et pourtant, je me suis laissé emporter dedans, parce qu'elle m'a hypnotisé comme aucune n'avait pu le faire. En croisant son regard, j'ai su qu'elle n'était pas comme les autres, et j'ai su que cette fois, je n'y échapperais pas. Alors je l'ai laissée entrer, et elle a percé ce que j'avais mis une éternité à construire, parce que je savais qu'elle en valait la peine. Peu à peu, j'ai vu que je ne m'en déferai pas, qu'elle m'était devenue nécessaire, que j'avais besoin d'elle pour me sentir entier. Je l'ai laissée entrer parce qu'elle était la seule à pouvoir combler le vide que je voulais ignorer, et parce qu'elle n'avait rien eu besoin de faire pour l'être. En quelques semaines à peine je l'ai senti, au plus profond de moi, et j'ai été bouleversé. Elle a réussi à me redonner foi en l'amour, juste en existant. Alors je l'ai laissée m'aimer, et je me suis abandonné à elle. Je l'ai aimée, et je n'ai même pas pu lui montrer. Elle ne sait pas à quel point je tiens à elle, elle ne sait pas à quel point j'ai besoin d'elle à présent. Et elle ne le saura jamais. Je l'aime, mais ça ne vaut plus rien à présent. On ne peut pas aimer un fantôme.
C'est en observant son corps sans vie que je comprends pourquoi je voulais éviter ça, pourquoi je n'aurais pas dû me laisser hypnotiser. Parce que ce que je ressens à présent, c'est le néant. J'aimerais pouvoir pleurer, pour évacuer la véritable tristesse que je sais au fond de moi, mais j'en suis incapable. Je ne peux rien faire d'autre que la regarder, muet, immobile, et ressentir un vide dévastateur. Et j'ai si mal que je pourrais tomber dans ce néant, la rejoindre dans le vide.
Plus je la regarde, plus je revois les détails de notre relation, plus je revois sa vie ici. Et c'est là que tout surgit en moi, qu'une vague de culpabilité et de rage m'étrangle. Je l'ai amenée ici, j'ai voulu l'aider à trouver qui elle était, j'ai voulu lui offrir la vérité, une vraie vie. Et voilà où ça l'a menée. Dans une rue sombre et détruite, noyée dans son propre sang et dans la poussière. À cause de moi, à cause de Jorah, des Bannis, à cause d'une guerre stupide et du rôle dont elle ne voulait pas.
À cet instant, j'en veux au monde entier, et je crois que ça fait encore mal. Et mon dieu, que je lui en veux. J'en veux à Heaven d'avoir cru pouvoir tout assurer toute seule, d'avoir cru pouvoir être assez forte et d'avoir décidé de se sacrifier au lieu de demander de l'aide. Je la connais, je sais qu'elle pensait n'avoir aucune autre solution, qu'elle voulait tous nous protéger. Et pour cela, elle a simplement décidé de se débrouiller. Quelle idiote, pourquoi ne peut-elle jamais réfléchir ?
Elle n'aurait pas dû avoir à choisir. Elle n'aurait pas dû avoir à choisir entre sa vie et celles de tout son peuple. Il y avait un autre moyen, j'en suis persuadé.
J'aurais dû rester à ses côtés. Je savais les risques qu'elle encourait et j'ai voulu lui donner ma confiance aveugle. J'aurais dû écouter ma peur, la protéger au péril de ma vie.
J'aurais dû faire tant de choses, oui. Mais ça n'a plus aucune importance à présent. Je regarde son cadavre, qu'est-ce que je pourrais faire, maintenant ?
— Je n'avais pas prévu ça.
La voix de Jorah m'arrache à ma torpeur, et je me retourne vers lui avec un regard noir. Je fulmine, mais je n'arrive pas à quitter le corps de Heaven pour me jeter sur lui. Il s'avance à pas lents, les yeux rivés sur les conséquences de sa folie, et soupire.
— Je l'avais peut-être sous-estimée, finalement.
— Évidemment que vous l'avez sous-estimée, craché-je. Vous pensiez vraiment pouvoir la contrôler ?
Il hausse les épaules comme seule réponse, et redresse le menton. Lui aussi, tend l'oreille pour établir la situation du combat. Il acquiesce lentement, prenant conscience que la bataille a faibli.
— Ils ont compris qu'ils n'avaient plus aucune chance, lancé-je d'une voix rauque. Sans elle, vous savez que les Bannis ne battront pas Érédia.
— Oui, je sais, gamin.
Je contracte la mâchoire, frissonnant de haine. J'aimerais me ruer sur lui pour le détruire, mais j'en suis incapable. Je n'ai plus de force. Elle m'a tout pris.
Les yeux perdus dans le vide, je reconnais l'acolyte de Jorah, Kali, arriver à ses côtés. Dès qu'elle me voit, penché au dessus du corps de Heaven, elle écarquille les yeux et considère son partenaire avec horreur.
— C'est fini, Kali, lui intime l'ancien roi. On rabat les troupes, il ne faut pas qu'on perde tout le monde.
— Mais...
— Écoute ce que je te dis, sévit-il.
Kali se raidit et serre les poings. Puis, sans broncher, elle prend une profonde inspiration et lève la tête vers le ciel. Alors, ses doigts se mouvent avec légèreté, et elle commence à siffler. Je fronce les sourcils, d'abord perplexe. Mais quand le vent se lève autour d'elle et fait augmenter l'intensité de son sifflement jusqu'à le faire entendre partout autour de nous, je comprends. C'est le signe de leur rabattement. Et très vite, j'entends le brouhaha recommencer, avec un bruit massif de pas foulant le sol à grande vitesse. En tournant la tête vers les rues plus bas, je vois bientôt des centaines de Bannis courir et foncer en direction de la forêt. Ils se replient bel et bien. La bataille est finie.
Alors, je vois Jorah et Kali passer à côté de moi, et poser des yeux emplis d'émotion sur le corps de Heaven. Je n'aurais jamais pensé voir un tel regard sur leur visage, et honnêtement, ça me fait froid dans le dos. Malgré eux, ils se sont attachés à elle, d'une manière presque perverse, sadique. Je déteste les voir la regarder ainsi. Ça me dégoûte. J'ai envie de la cacher, de la prendre dans mes bras, de la préserver du monde.
— Enterrez la près de sa mère, soupire Jorah d'une voix étrangement faible.
Ses paroles ont l'effet d'une massue abattue sur mon crâne, et je sens mon estomac se nouer. L'imaginer sous terre répand en moi une douleur aiguë, perçante, insoutenable.
Ils me lancent un ultime regard, et prennent eux aussi la route vers la forêt. J'observe ce rabattement la gorge emplie d'amertume. C'est parce que Heaven s'est sacrifiée que c'est terminé. Nous avons gagné aujourd'hui. Mais à quel prix...
Perdu dans mes pensées, je ne reconnais pas la silhouette qui s'approche de moi à grande vitesse. Alors, quand la tête blonde de Joyce se rue sous mes yeux, je sursaute et mon cœur bondit. Elle est aussi remplie de sang, mais semble tenir debout. Lorsqu'elle aperçoit Heaven, son visage se déforme sous le choc et la douleur. Je peux voir chacun de ses traits se tendre, chaque étincelle de son regard exploser de tristesse. Elle avance à pas lents, plaquant ses mains sur sa bouche, les yeux soudainement emplis de larmes. Mon cœur se serre encore plus à la vue de ma meilleure amie se brisant sous mes yeux sans que je ne puisse rien y faire.
— Non... Non... fait-elle d'une voix à peine audible.
Elle arrive à mon niveau, et constate les dégâts avec effroi. Puis, elle lâche un hoquet étouffé. Je vois alors son expression d'horreur être remplacée par une illumination soudaine, et elle écarquille les yeux en se jetant sur le corps de Heaven.
— Aide moi à la porter ! m'ordonne-t-elle d'un ton pressant.
— Quoi ?
— Aide moi à la porter je te dis ! Il ne faut pas qu'elle se vide de son sang.
Je frémis, et la considère d'un air interdit.
— Elle est morte, Joyce...
Ses yeux oranges se plantent dans les miens, et je suis sidéré de n'y voir aucune noirceur, aucun désespoir. Peut-être qu'elle ne se rend pas compte, elle non plus.
— Non, arrête Jake ! Porte la, allez !
Je fronce les sourcils mais décide de lui obéir pour ne pas la brusquer. Alors, je passe délicatement mes mains sous la nuque et les genoux de Heaven, plongeant mes doigts dans son sang, pour la soulever. Tout le poids de son corps inerte s'abat dans mes bras, et je réprime un sanglot. Jamais je n'aurais pensé devoir porter le corps de celle que j'aime. Et c'est encore pire que je l'imaginais.
— Suis moi, on va chez Zac ! Dépêche toi !
Son ton paniqué et pressé me tord le cœur, mais je n'ose pas lui demander de se calmer. Alors, je m'exécute et file dans les rues détruites. Nous slalomons entre les débris, traversons des nuages poussiéreux, enjambons les cadavres. Heaven fait partie d'eux, à présent.
Au bout d'un moment, je sens mon souffle me lâcher et m'arrête brusquement. Je suis poussé à bout par l'agonie qui me torture, je n'arrive plus à respirer parce que j'ai trop mal. La voir si frêle, ses bras ballottant dans l'air, sans vie, m'est insoutenable. Je ne tiens plus.
— Jake, tu fais quoi ?
Joyce se retourne vers moi, tremblant de tous ses membres.
— Je ne peux plus, Joyce. C'est trop tard, qu'est-ce que tu veux faire ? J'ai tout essayé, elle est...
Ma voix se brise. J'accroche alors mon regard à celui de mon amie, faisant alors face à une expression aussi outrée qu'énervée.
— Tu te fous de moi ?! s'horrifie-t-elle.
Elle s'approche de moi en quelques pas, et secoue la tête, les yeux brillants de larmes.
— Qu'est-ce que tu peux être con, bon sang ! Jake, tu as vraiment cru qu'elle allait se laisser mourir « juste comme ça » ? Mais c'est pas possible, réfléchis ! Si elle se vide de son sang, on ne pourra pas l'aider, et elle ne pourra pas revenir !
Je prends ses mots de plein fouet, sentant ma poitrine s'alourdir encore plus. Je voudrais lui hurler dessus, lui cracher toute ma rage et ma tristesse. Mais je n'ai même plus la force de répliquer. Elle même est déboussolée, je ne peux pas lui en vouloir.
— Revenir ? Joyce...
— Mais bordel ! Réveille toi ! Oui, revenir, bien sûr ! Tu crois qu'elle est morte ? Je te rappelle que c'est une putain de créature céleste, hein ! Elle est dans les limbes. Elle va revenir, elle l'a déjà fait une fois.
Mon cœur rate un battement, et mon corps entier se met à trembler malgré moi. Je prends une grande bouffée d'air, comme si je me remettais à peine à respirer. Pourquoi est-ce que je n'y ai pas pensé avant ? J'étais si aveuglé par le choc et par la vision de ma petite amie morte sous mes yeux que j'avais complètement oublié qu'elle n'était pas condamnée. Il y a encore de l'espoir.
J'entrouvre mes lèvres, incapable de parler, et Joyce secoue la tête en se lamentant.
— Et toi comme un gros débile tu pleurniches sur son corps ! Allez, bouge toi !
Je ne bronche pas face à ses remarques énervées, et accélère. Je peux voir le sang de Heaven s'écouler et tâcher mes vêtements, perler sur ma peau, alors je cours à perte d'haleine. J'ignore l'état des rues et des habitants, je ne regarde pas les Bannis s'enfuir à la hâte. Je ne pense qu'à Heaven, qu'à ce qui s'anime en moi à cet instant. Il n'y a plus qu'elle qui compte.
Enfin, nous arrivons face aux marches de l'escalier presque effondré de la maison, que nous montons quatre à quatre. Nous entrons en trombe, l'horreur derrière nous.
— Zac ! ZAC ! hurle tout de suite Joyce.
Alors qu'elle fonce dans le couloir pour chercher ce dernier, je me précipite jusqu'à l'infirmerie pour allonger le corps de Heaven sur un lit. Tout de suite, je me mets à fouiller dans les placards et fais un bruit monstre pour trouver des gazes que je plaque sans attendre sur la plaie béante de son ventre. Je le vois, le sang n'afflue presque plus. Toute la vie a quitté son corps. C'est une vision terrible, pire que tout ce que j'ai pu avoir sous les yeux.
Perdu dans ma pression désespérée sur le ventre de Heaven, j'entends comme au loin la voix affolée de Zac. C'est lui qui finit par me tirer pour dégager le lit, et me sortir de ma torpeur suffocante.
— Jake, va t'asseoir. C'est un ordre.
Je lis dans ses yeux qu'il ne vaut mieux pas rétorquer, alors je m'exécute sans dire un mot. Je me laisse tomber dans une des chaises de l'infirmerie, tous les muscles soudainement détendus. Et, sans que je m'y attende, des spasmes commencent à parcourir mes jambes et mes bras. D'affreuses sueurs froides inondent mon corps, et les vertiges m'obligent à me plier en deux, les coudes posés sur mes genoux. Mes oreilles n'arrêtent toujours pas de bourdonner. Je sens ma gorge se nouer, ma poitrine se resserrer et mes poumons peiner à me donner du souffle. Je ne contrôle plus mes réactions, je suis en train de tout lâcher. Je n'arrive même plus à regarder autour de moi pour comprendre ce qui se passe. Et, peu à peu, je sens les larmes remonter et couler silencieusement sur mes joues. Je m'essuie le visage de gestes enragés, me maudissant de faiblir ainsi. Je devrais pouvoir croire Joyce, ignorer mes peurs et simplement attendre qu'elle se réveille. Mais je n'arrive pas à repousser ce mal qui me ronge. Est-ce que c'est ce qu'elle a ressenti, quand elle a cru que j'étais mort ? A-t-elle eu cette impression de mourir elle aussi, de se consumer dans les pires pensées qui soient, cette impression que toute son âme s'était éteinte et que son cœur s'était arrêté ?
— Jake, entends-je alors vaguement.
Joyce répète mon prénom, et s'accroupit face à moi. Elle écarte mes mains de mon visage et pose ses doigts sur mes joues en essuyant les larmes que je peine à réprimer. Je dois avoir l'air pitoyable.
— Oh, calme toi, ça va aller, dit-elle d'une voix d'une incroyable douceur. Regarde moi. Respire.
Je la regarde dans les yeux, arrêtant de pleurer immédiatement, et me calque sur son souffle pour retrouver mes esprits.
— Ne panique pas, s'il te plaît.
Elle dégage mes cheveux de mon front, les caressant doucement pour me réconforter. J'ai presque envie de sourire face à sa façon de me câliner comme un enfant, et la voir ainsi me réchauffe le cœur plus que je ne voudrais l'avouer. Je parviens à inspirer profondément, et détache mes yeux des siens pour m'enfoncer sur la chaise, à bout de force.
— Désolé, je ne voulais pas pleurer, fais-je dans un souffle.
— Oh, tais toi ! râle-t-elle en me tapant dans l'épaule. Tu as le droit d'avoir des émotions. Moi aussi, j'ai envie de pleurer.
— Pourquoi tu ne le fais pas, alors ?
Je capte son regard une seconde, et ses yeux expriment tout ce que des mots ne sauraient le faire.
— Il faut bien qu'un de nous deux tienne le coup.
Puis, elle se redresse pour déposer un baiser sur mon front. Elle se tourne vers Zac, qui s'affaire à tant de choses que j'en ai le tournis. Dans son fauteuil roulant, il parvient quand même à tout faire pour nous aider. Il ne parle pas, mais il agit. En quelques minutes, il défait les habits de Heaven pour nettoyer sa blessure. Un violent haut-le-cœur me retourne les tripes quand je vois le trou dans son ventre nu, et les autres entailles sanglantes qui parsèment sa poitrine autour de son soutien-gorge. Je plaque ma main sur ma bouche, obligé de détourner les yeux de ce spectacle macabre.
— Pourquoi tu ne la branches pas comme la dernière fois ? hésite Joyce en s'avançant vers Zac.
— Parce que ce n'est pas comme la dernière fois.
Sa réponse me glace le sang, et je croise le regard de Joyce juste après. J'y vois alors la même angoisse qu'en moi, et cela ne me rassure pas du tout.
— Avant de faire quoi que ce soit, je dois refermer la plaie, poursuit Zac sans détourner l'attention de sa tâche minutieuse.
— Et qu'est-ce que tu vas faire ? ose demander Joyce.
— Je ne sais pas, répond-il avec une sévérité qui nous surprend tous deux.
Joyce et moi nous regardons et je ravale difficilement ma salive. Il n'essaie pas de la mettre dans le coma, il ne la branche pas, il ne s'affole pas dans une urgence absolue. Non, il referme juste la plaie sur son cadavre. Elle est bel et bien morte, cette fois. Et il ne peut rien faire de plus qu'attendre.
— Joyce, finit-il par l'appeler. Trouve n'importe quel sorcier ou elfe de l'eau et amène le ici. J'ai besoin de quelqu'un qui pourra la refroidir au plus vite.
Elle se redresse et m'accorde un dernier regard avant de filer en empoignant son téléphone. Elle trouvera. Tout le monde est encore dehors, parmi les blessés et les morts, ils se relèvent et se réveillent de la torpeur de la guerre.
Sans un mot, je me lève du siège pour rejoindre Zac, et observer le corps muet de Heaven. Elle est si pâle...
— Tu ne devrais peut-être pas rester, me conseille Zac alors que je vois qu'il termine de nettoyer son ventre.
— Si. Je dois rester.
Je prends place sur une autre chaise, juste à côté du lit, et pose ma tête sur ma main en regardant son visage. Et à cet instant, je la revois, endormie après sa perte de connaissance le premier jour de sa venue à Érédia. Elle avait appris qui elle était, et n'avait pas encaissé. Malgré moi, un léger sourire s'esquisse sur mes lèvres. Je ne sais pas si elle même se rappelle de sa fragilité, à cette époque pourtant si récente. Elle m'avait tout de suite semblé brisée, frêle, même si elle faisait mine de rien. Je la pensais alors naïve, trop émotive, peut-être trop faible pour ce dans quoi je l'avais embarquée. Quelle ironie. C'est moi qui ai été naïf de croire qu'elle n'encaisserait pas. Aujourd'hui, elle est morte pour sauver tout son peuple. Quelle faiblesse, en effet...
J'aimerais penser qu'elle est simplement endormie, cette fois aussi. Je voudrais pouvoir penser qu'il suffit d'attendre qu'elle se réveille. Je la vois déjà ouvrir les yeux, demander quel jour on est, se lever en titubant et aller prendre une de ses nombreuses douches thérapeutiques. Si seulement je pouvais simplement attendre ce moment où je la retrouverai... Mais j'en suis incapable. Je regarde son corps sans vie, je prends sa main glacée, je caresse sa peau sans texture, et je reviens à la réalité.
Elle n'est pas endormie. Elle est morte.
— Je ne veux pas la perdre.
Zac est surpris par mes mots brisant le silence, et il me considère sans rien dire. J'accroche ses yeux pleins d'espoir et de compassion. Il soupire, posant sa main sur mon épaule.
— Je sais, Jake. Moi non plus.
— Non, je... Je veux dire que si je la perds...
Je n'arrive pas à trouver les mots pour finir ma phrase, et inspire douloureusement. Pour seule réponse, Zac acquiesce doucement.
— Je comprends. Si Joyce mourrait...
Je soutiens son regard sans rien dire, et je vois un léger sourire barrer son visage.
— Tu es amoureux, pas vrai ? Elle a intérêt à se réveiller si elle veut être mise au courant.
Je ne réponds pas, mais me laisse aller à un sourire triste en regardant Heaven. Je ne sais pas si je suis amoureux, je ne sais même pas ce que ça signifie réellement, et y songer me terrifie. Je ne veux pas être amoureux d'un fantôme.
Je lève lentement la main pour dégager quelques mèches de cheveux de ses yeux alors que Zac me tend une serviette trempée. J'entreprends alors de nettoyer la crasse sur son visage, puis sur ses cheveux. Cela me détend étrangement, comme si l'aider à retrouver une apparence normale me réconfortait. Elle était belle, ma Heaven. Elle n'était pas qu'une hybride surpuissante. Loin de là, même. C'était une fille douce, têtue, maladroite et irréfléchie, généreuse et aimante. C'était la personne la plus courageuse que je connaissais, la plus touchante aussi, la plus attachante certainement. Elle était pleine de vie, pleine de choses qui la rendaient unique. C'est pour ça qu'elle m'a marqué.
Parce qu'elle est différente.
Heaven Caldwell, l'hybride aux facettes inexprimables.
Et c'est celle que je veux retrouver, à tout prix. Je ne veux plus penser à elle au passé, je veux pouvoir dire qu'elle est tout ça et qu'elle le restera, qu'elle n'est pas qu'un souvenir.
— Elle reviendra, déclare soudainement Zac.
Je me retourne vers lui, en train de verser une potion sur la blessure de Heaven pour qu'elle se referme plus rapidement.
— Comment tu peux en être si sûr ? fais-je d'une faible voix.
Il soupire du nez, et penche la tête pour observer le visage paisible de la concernée.
— Quand même, Jake. C'est Heaven.
Ses mots sont simples, et pourtant, ils m'atteignent en plein cœur. Il a raison. C'est Heaven. Elle est capable de tout, même revenir d'entre les morts. Aller dans les limbes chercher sa mère, voilà sa première mission. Qui aurait cru que la guerre l'y amènerait...
Alors que j'aide Zac à panser les dernières plaies de Heaven, j'entends la porte s'ouvrir à la volée, et Joyce déboule dans l'infirmerie accompagnée de Kaleb et de deux elfes d'eau. Et à partir de ce moment, le temps me paraît s'arrêter. Je vois tout au ralenti, et suis obligé de reculer pour ne pas perdre pieds. Mes oreilles se remettent à bourdonner, ma tête à tourner. Je vois Zac s'écarter et donner des indications inaudibles, et les trois accompagnant Joyce se penchent au dessus du corps de Heaven. Puis, je ne comprends pas trop ce que je vois, mais des cristaux de glace me paraissent naître sur sa peau et la draper dans une sorte d'enveloppe épaisse dont la fraîcheur se répand dans toute la pièce. Je frissonne, observant celle que j'aime se plonger dans un sommeil éternel. Et je sais qu'en agissant ainsi, ils prévoient qu'elle y reste longtemps. Nous ne savons pas quand elle se réveillera. Nous ne savons même pas si elle le fera.
Et moi, je suis là, dans le coin de la pièce. Faisant face à la plus dure fatalité, regardant mes pires cauchemars dans les yeux. J'observe, et je me tais. Je suis enfermé, incapable de respirer.
Je suis perdu, perdu dans l'obscurité, seul au milieu d'un chaos silencieux.
_ _ _ _ _
Voilà pour le chapitre 29 ! J'espère qu'il vous a plu !
Surprise ! J'ai peuuur que ça plaise pas mais PDV de Jake pour la première fois ! Je pensais ne jamais en faire, mais il me semblait approprié pour ce moment :) Vous vous y attendiez ?
J'espère que c'était bien fait, et que la manière dont c'était écrit lui correspondait, c'était pas simple je suis habituée aux pensées de Heaven ahah, donc dites moi ce qu'il faudrait changer !
Selon vous, allons nous retrouver Heaven dans les limbes, et pour combien de temps ?
Merci pour votre soutien, continuez à être aussi actifs vous me réchauffez le cœur ♥
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top