Vingt-huitième Chapitre.
[Mardi 25 Octobre. En pleine guerre, Heaven s'est échappé du château et de Kali, mais ne réussit pas à se défaire du lien avec Jorah. Elle tente quand même de combattre, à bout de nerfs.]
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Mon corps entier me fait mal, à un tel point que prendre une simple inspiration me donne la nausée. Ma tête tourne, ma chair à vif est parcourue de frissons qui électrisent les écorchures parsemant ma peau. La chaleur en moi atteint des sommets, ma magie est elle même complètement désordonnée, elle crépite au fond de moi et rugit avec frustration.
Je pousse sur mes jambes pour me relever, manquant de tomber à la renverse, les poings serrés. Je ramasse mon arme au sol en grimaçant. Je suis dans un état lamentable. Recouverte de poussière, de terre et de sang, souffrant à chaque partie de mon corps, peinant à respirer. Je ne pourrais combattre personne comme ça, et encore moi lutter contre Jorah. De ce que je vois, Érédia est train de gagner, mais si Jorah est en vie, il ne tardera pas à me trouver, et je ne pourrai rien faire pour le fuir. Alors, il fera ce qu'il voudra de moi, et les Bannis gagneront. C'est pour ça qu'il faut que je persiste, parce que je dois combattre. Je dois gagner.
Chancelante, je balaie le paysage d'un regard flou. J'ai du mal à distinguer ce que je vois et ce que j'entends, je suis complètement sonnée. Je fais quelques pas en avant, voyant déjà des Bannis courir vers moi. Alors qu'ils approchent, je ne prends pas la peine de fuir, et me mets en position de combat. Un sanglot remonte dans ma gorge. Qu'ils viennent, je les repousserai jusqu'à épuiser mes dernières forces. Si je ne peux plus les anéantir, je les empêcherai de le faire, eux.
Ma dague devant mes yeux, j'illumine mon visage de la lumière bleue familière qui recommence à s'animer dans mes veines. J'ai encore de l'énergie, je suis puissante, assez pour survivre. Mon corps a beau être torturé, mon esprit reste intact, car je le force à ne pas faillir. Je dois continuer à me battre, mes amis comptent sur moi, et si la seule chose que je peux faire, c'est ça, alors je le ferai. Je ne serai pas l'héroïne qui sauvera tout le monde, mais au moins, je n'aurai pas abandonné.
Les trois Bannis sont sur le point de me sauter dessus quand je brandis ma dague en gémissant, une larme brûlante roulant sur ma joue poisseuse. Et soudainement, je suis interrompue par une silhouette qui se lance devant moi et met à terre mes trois ennemis, faisant briller son couteau dans le brouillard. Je lâche un hoquet de surprise en reconnaissant tout de suite Jake. Il se retourne vers moi, et je croise son regard. Couvert de suie et lui même tâché de sang, ses yeux jaunes percent le chaos et m'hypnotisent le temps d'un instant. Nous n'échangeons pas un seul mot mais une seconde suffit à me plonger dans un état second. Je ne sens plus aucune douleur, je n'entends que mon cœur battre. Puis, quand je le regarde partir aussi vite qu'il est arrivé, ma poitrine s'allège. Le poids de la culpabilité me paraît s'enlever un peu. Car j'ai vu dans ses yeux qu'il ne me demandait pas de réagir, il savait que j'étais dans une détresse à laquelle je ne pouvais pas échapper. Il m'a protégée. Il sait que si j'avais pu faire quelque chose, je l'aurais fait.
Je ne me rends pas tout de suite compte que je pleure, et laisse échapper quelques sanglots incontrôlables. Seule dans un nuage poussiéreux, je m'abandonne un très court instant, juste pour reprendre mes esprits. Puis, je passe mes mains sanglantes sur mon visage humide, et serre les dents. Je ne pleurerai pas plus, pas encore. Je me remets en position de combat directement, oubliant la présence de Jake, mais puisant dans l'émotion de son regard pour me déterminer à rester debout. Bats-toi Heaven, c'est bientôt fini.
Dans ma paume continue de battre la cicatrice sanguinolente du pacte, faisant courir des frissons de haine dans le reste de mon bras et de ma nuque. Il savait parfaitement comment me vaincre, depuis le début. Et il prend tout son temps à me torturer jusqu'à venir me cueillir. Mais il ne m'aura pas. Je me défendrai jusqu'à l'épuisement. Et s'il le faut...
C'est à l'instant où je m'avance pour m'approcher de la bataille que j'entends mon nom percer l'atmosphère. Et à peine ai-je tourné la tête avec panique, je distingue une chevelure rousse, éclatant à un tel point qu'elle me paraît illuminer toute la rue. Sans hésiter, je cours, et j'arrive à son niveau. Mon cœur s'arrête à la seconde où je reconnais Molly, gisant au sol dans une mare de sang. Mon arme tombe. Cette fois, mes jambes lâchent, et un cri guttural sort de ma bouche quand je constate la plaie béante s'étendant sur son ventre. J'ai la nausée, ma poitrine se soulève et s'abaisse à une vitesse infernale, mon souffle me paraît écorcher toute ma gorge.
— He-Heaven... répète Molly.
J'ose enfin m'accrocher à son regard, dont le bleu autrefois si vif est devenu presque vitreux. Je vois déjà le pâle voile de la mort teinter ses pupilles et peindre son visage blême.
— Non, non non...
Je n'arrive pas à dire autre chose, et je le souffle sans cesse en tremblant toujours un peu plus. La vision d'horreur que j'ai sous les yeux est insoutenable. Un haut-le-cœur me prend brutalement, je plaque ma main sur ma bouche.
— Molly, je vais t'aider, attends.
Je tente de trouver par où commencer, mais le sang qui s'écoule sans s'arrêter et inonde tout son corps me donne le tournis. Je n'arrive plus à contrôler mes sanglots, et décide de laisser les larmes jaillir. Je suis en train de la regarder mourir. Mon cœur me fait affreusement mal, j'ai l'impression qu'il pourrait exploser. Je n'arrive pas à réfléchir, mon esprit est torturé, et les souvenirs se bousculent. Je revois Jake mourir sous mes yeux, et la douleur qui m'a terrassée. Cette douleur, je la sens grandir à mesure que je vois la poitrine de Molly peiner à se soulever. Et avec cette douleur, je me souviens de tout. Encore une fois, je revois ma vie au ralenti, depuis notre rencontre jusqu'à aujourd'hui, je ressens avec une puissance incroyable tout ce qu'elle a pu me donner.
Elle a voulu me rassurer, elle m'a dit de ne pas m'inquiéter, car elle savait à quel point je me sentais responsable d'elle. Elle est venue ici à cause de moi, elle s'est lancée dans la guerre à cause de moi, et si elle meurt aujourd'hui, ça sera de ma faute. Non, je ne peux pas laisser ça arriver. Elle a quinze ans, elle est revenue ici pour revoir sa famille, pour continuer la vie qui lui manquait tant sur Terre, pour m'accompagner dans la volonté d'une paix éternelle. C'est une Ondine, elle n'a pas une once de mal en elle, et elle ne mérite pas de mourir sur le champ de bataille comme n'importe quel autre Banni. Non, pas elle.
Je gémis sous la douleur qui terrasse mon ventre et résonne en moi. Cette douleur sourde, muette, mais qui fait plus mal que rien d'autre ne le pourrait, je ne voulais pas la ressentir de nouveau. J'ai l'impression de pouvoir sentir mon cœur se broyer, mon âme partir en miettes. Mon crâne pourrait exploser, et l'adrénaline qui vrille mes tympans me donne des vertiges. Je suis secouée de spasmes, alors que je sens mes émotions détruire tout ce que je m'étais forcé à construire pour ne pas perdre pieds.
— Molly, respire, s'il te plaît, je vais t'aider, ne ferme pas les yeux.
Ma voix est si tremblante qu'elle ne doit pas comprendre ce que je dis. Elle tousse, et le sang macule encore plus ses vêtements. Elle donne ses derniers souffles. Sans attendre, je passe ma main sous sa nuque pour la relever et poser sa tête sur mes genoux. Je caresse ses cheveux, dont l'éclat grandit, comme s'ils étaient la dernière lumière qu'il restera d'elle.
Puis, je ne réfléchis plus, et décide de laisser aller les spasmes de mon corps. La lumière qui parcourt mes veines s'intensifie, je sens la magie affluer dans mes mains, et je pose ma paume sur le ventre noyé dans le sang de Molly. Tout de suite, je suis replongée lors de mon premier jour d'entraînement avec Zac, quand j'ai ravivé cette fleur au sol. J'avais donné mon énergie, et j'avais réussi haut la main. Cela devrait être impossible avec une personne, mais je me dois d'essayer. Même si je dois épuiser toutes mes forces.
Alors je laisse la lumière atteindre le bout de mes doigts, et irradier la plaie de mon amie. Je peux sentir la chaleur quitter mes membres et se concentrer dans ma main, comme si je laissais toute mon énergie m'échapper.
— Non, fait soudain Molly dans un gémissement. Non, arr... arrête.
— Je vais te sauver, tu verras.
Je ne la regarde même pas, je me focalise sur la magie que j'exerce, et me maudis de me sentir si fatiguée. Je peux sentir que je lui donne ma force, ma vitalité. J'ai beau être puissante, ce que je suis en train de faire n'est pas normal.
Malheureusement, je sens ma tête basculer en arrière, et du sang s'écoule silencieusement de mon nez. Je suis en train de m'épuiser. Et la plaie ne se referme pas.
— Heaven.
La voix de mon amie me paraît plus claire, alors j'ose enfin arrimer mes yeux aux siens. Je la vois alors peiner à lever la main pour la poser sur la mienne.
— Ça... ne sert à rien, articule-t-elle dans un souffle.
Au début, je secoue la tête, et dégage sa main pour reprendre mon exécution. Mon cœur se serre douloureusement, tout mon corps me paraît prêt à lâcher. Je mets toutes mes forces dans quelque chose qui n'aboutira pas, je donne mon énergie à une cause perdue, et pourtant, je n'arrive pas à m'arrêter.
— Heaven !
À la seconde où Molly pousse ce cri déchirant, je cesse brutalement tout effort, et la lumière en moi s'éteint. Je tourne la tête vers son visage déformé par la peur, et fonds en sanglot. Elle a réussi à crier pour me forcer à arrêter, parce qu'elle aussi a conscience que tout est vain.
— Je suis désolée, pleuré-je. Je suis désolée, si tu savais...
Je plaque ma main sur mon visage, le noyant dans le sang de l'amie que je suis en train de perdre. J'ai du mal à garder mes yeux dans les siens, car j'ai l'impression d'y voir le reflet de toute la culpabilité qui m'arrache le cœur. Elle ne mérite pas de mourir, pas comme ça, pas maintenant.
Mon corps entier me brûle, et ma poitrine me fait affreusement mal. J'ai donné beaucoup d'énergie pour rien, et je sens mes propres forces me quitter. Je ne supporterai pas de la voir mourir, ça va m'achever.
Je ne vois presque plus rien à cause des larmes, je suis assourdie par les battements effrénés de mon cœur et les hurlements de la bataille qui résonnent tout autour de moi. J'ai l'impression d'être coupée du monde, enfermée dans une bulle de souffrance muette. Je ne peux rien faire, à part attendre. Attendre que la mort vienne prendre mon amie et me l'arrache sans pitié.
À cet instant, en regardant la vie quitter les yeux de Molly, j'en veux au monde entier. J'en veux à l'univers de l'abattre, et je m'en veux à moi plus que jamais auparavant. Je n'aurais jamais dû accepter de l'amener à Érédia avant une guerre. Je n'aurais pas dû non plus la laisser se battre. Je savais que c'était dangereux, je savais que je risquais de la perdre, mais j'ai préféré écouter ses affirmations naïves. J'ai voulu croire qu'il y avait une justice qui nous dépassait, qu'elle ne mourrait pas car sa mission ici ne pouvait pas se terminer. J'ai voulu croire que je réussirai à sauver tout le monde, qu'aucun de mes proches ne périrait, parce que j'étais « trop forte pour laisser ça passer ». Je m'aveuglais tant de certitudes fragiles pour éviter la peur que j'ai cru que rien ne leur arriverait. Quelle idiote je fais.
Je ne peux m'en prendre qu'à moi même.
— Heaven, ça va, souffle soudain Molly, m'arrachant à ma torpeur.
Je caresse son front brûlant, et hoche la tête. Je vois que son corps se détend, je sais qu'elle n'a plus mal. C'est normal, elle est train de mourir. Si elle commence à ne plus rien sentir, c'est que la fin est proche. Je peux lire dans ses iris clairs la peur qui la terrasse irrémédiablement, sur le pas de la mort. Alors je me force à arrêter de pleurer pour lui adresser un ultime sourire, le plus rassurant possible.
— Oui. Ça va aller, ne t'inquiète pas. C'est bientôt fini.
Les mots que je prononce m'écorchent la gorge et me déchirent le cœur. Je sais que je ne peux plus éviter la fatalité, et que la seule chose qu'il reste à faire, c'est la rassurer jusqu'à ce qu'elle ferme les yeux.
Elle est devenue mon amie rapidement, peut-être parce que j'ai senti en elle une fragilité qui me rappelait la mienne à la découverte de ce monde. Tant d'incertitudes pour une jeune fille qui voulait juste retrouver sa famille et se retrouve dans une guerre opposant ses deux peuples, tant d'honnêteté et de pureté en une personne. En la rencontrant, j'ai revu une infime partie de celle que j'étais il y a pourtant peu de temps, et j'ai tout de suite compris ce qu'elle avait dans le cœur. Je me suis attachée à elle d'une façon très différente que de mes autres amis, et je ne pourrais mettre de mot sur cette relation. Je crois que je me suis sentie tout de suite responsable d'elle, un peu comme Jake s'est senti envers moi. Et en l'amenant ici, je voulais l'aider à accomplir son seul désir. Malheureusement, j'ai échoué. Je me suis liée à elle, et j'ai brisé ce lien en ne voulant pas faire face à la réalité. J'aurais dû l'empêcher de combattre, j'aurais dû insister. Oui, j'aurais dû. Et je n'ai rien fait.
Alors que de nouvelles larmes emplissent mes yeux, je vois le bras de l'Ondine bouger, et sa main vient toucher son cou. Elle attrape alors entre ses deux doigts frêles la fiole qui lui sert de pendentif, et sa tête se relève un peu dans ma direction.
— Prends... ça, demande-t-elle.
Je ne pose pas de question et m'exécute, tirant sur son collier pour l'avoir en main. La chaîne lâche enfin et je tiens le minuscule flacon au dessus d'elle.
— Pourquoi ? murmuré-je, à bout de souffle.
Mais elle n'a pas besoin de répondre. À l'instant d'après, je vois naître au coin de son oeil une larme, qui me paraît perler depuis une étoile. Brillant de mille étincelles, elle s'écoule en silence et illumine le visage pâle de l'Ondine, faisant s'envoler des paillettes argentées. Les yeux de Molly eux aussi se mettent à briller, inondé par ces larmes aux allures féeriques. Je n'arrive pas à contrôler mes émotions, et sanglote. J'ai compris. Et, alors que mon amie ne me quitte pas des yeux, j'ouvre la petite fiole et la dépose contre sa joue. Y pleuvent alors ses larmes étincelantes.
« Les dernières larmes d'une Ondine. »
Elle savait, elle avait prévu. Elle était prête à mourir, prête à se sacrifier et m'offrir ce qui me permettra de tuer Jorah. Mon cœur se soulève, m'irradiant d'une douleur indicible. Je gémis, et secoue la tête pour ne pas m'effondrer. Puis, les larmes remplissent le flacon, et s'éteignent. Molly ne pleure plus. Je me tourne avec vers ses yeux, dont le bleu est lui aussi presque éteint. Autour d'elle, ses cheveux d'un roux plus brillant que jamais tapissent le sol écarlate. Son visage est comme entouré de feu, de la pureté de sa magie.
Sa main retombe doucement, et elle étire ses lèvres en un faible sourire. J'essuie les résidus des larmes sur ses joues, caressant ses cheveux en acquiesçant vivement.
— Merci, Molly, merci. Je te vengerai, je te le promets.
Elle sourit un peu plus, et secoue la tête. Puis, d'une voix dont la faiblesse trahit toute l'horreur que je pouvais imaginer, elle déclare :
— Non... Merci... à toi.
La seconde d'après, elle clôt les paupières, et je sens ses épaules s'affaisser. Puis, la lumière dans ses cheveux s'atténue. À ce moment, je ne réalise pas, et reste immobile, fixant les yeux fermés de mon amie, serrant toujours dans l'autre main la fiole illuminée par ses dernières larmes.
Puis, plongée dans un silence plus terrassant que jamais, je laisse mon corps se lâcher, et éclate en sanglots. Je pleure tout mon soûl, accablant le corps de Molly, et me recroqueville sur elle.
— Pourquoi tu me remercies ? Pourquoi, espèce d'idiote ?!
Ma voix est brisée, mon cœur et ma tête prêts à exploser. J'ai mal partout, d'une douleur plus intense que jamais. Cette fois, c'était bien elle. Jorah ne va pas arriver et faire lever l'illusion. Non, je viens de voir mourir Molly, la vraie. Elle n'ouvrira plus jamais les yeux, elle ne me sourira plus jamais, et elle ne verra plus sa famille. En quelques semaines, j'ai fait basculer son existence et je l'ai fait courir à sa perte. Mon dieu comme je m'en veux. Pourquoi me remercie-t-elle ? Pourquoi, alors qu'elle est morte par ma faute, elle s'efforce à vouloir me rassurer et prétendre que c'est ce qu'elle voulait ?
Molly est morte. Voilà la vérité. Voilà ce qui m'attendait depuis tout ce temps. Il fallait bien que je cause la mort de quelqu'un, il fallait bien qu'on me fasse payer mon idiotie. Je me suis crue assez forte pour contrôler tout ça, et je me retrouve face à la preuve de ma naïveté. Peut-être que tous mes amis sont morts à l'heure qu'il est, peut-être que, parce que je suis incapable d'être utile, ils ont tous péri.
Je secoue la tête, le diaphragme contracté. Je prends une grande inspiration qui me fait affreusement mal, et serre les paupières un court instant. Ce n'est pas le moment d'abandonner. Si Molly m'a donné ses dernières larmes, c'est pour que je vienne à bout du tyran qui est la cause de toute cette horreur. J'ai dit que je la vengerai, je le ferai. Peu importe si je me sens plus fatiguée que je ne l'ai jamais été.
Je détourne les yeux de sa dépouille en enfonçant la fiole dans la poche de mon pantalon. J'enlève délicatement ma main de sa nuque, et sa tête glisse délicatement sur le sol. Ensuite, poussant sur les quelques forces qu'il me reste, je la prends par le dessous des bras et la tire, utilisant la télékinésie pour soulever son corps. Je l'écarte de la rue pour la laisser reposer derrière un bâtiment, dans un coin isolé sur l'herbe, caché de la bataille. Je m'accorde un dernier regard sur son visage à l'air paisible pour replacer ses cheveux, et retiens le sanglot dans ma gorge. Je tente d'ouvrir la bouche pour dire quelques mots d'adieu, en vain. Alors je me tais, me remets sur pieds, puis tourne enfin le dos à mon amie plongée dans le silence éternel.
Deux secondes plus tard, je suis plongée dans le chaos de nouveau. Et cette fois, la rage qui hurle dans le creux de mon ventre est sans pareille. Mes larmes ont cessé, et tout a été remplacé par une sensation de vide incroyable. Je suis en colère, triste, je suis brisée par le chagrin et par la haine. Je n'arrive plus à me raisonner, je fonce littéralement dans le tas et je laisse exploser ma fureur. Je replonge dans le combat, utilisant les dernières étincelles de ma magie pour défendre mes alliés face à des Bannis toujours aussi téméraires. Je veux faire ressurgir l'énergie que j'ai dépensé pour rien, et je pousse donc sur toutes mes forces. Je veux servir à quelque chose, je ne veux pas fuir, et je ne peux pas attaquer. Il faut que je retrouve ma vitalité, que j'aide comme je peux.
Tout se bouscule dans ma tête, et cela fait monter des émotions puissantes en moi. J'ai mal à un tel point que je ne peux plus sentir la douleur, je suis tellement détruite que si je devais encaisser ma souffrance véritable, je mourrais sur le champ. Tout est bouleversé, toute la stabilité illusoire que je m'imposais s'est envolée à l'instant où j'ai vu les yeux de Molly se fermer. Je ne prévois plus rien, je ne sais plus rien, et je n'essaie même plus. Tout ce que je peux faire à cet instant, c'est combattre, retarder l'échéance, ignorer la fatalité jusqu'à ce qu'elle me tombe dessus.
L'adrénaline fait taire les supplices de mes poumons et de ma poitrine. Je ne respire plus, mon pouls est inhumain, chacun de mes membres est à l'agonie, mon être entier hurle, me conjure d'abandonner. Je suis à deux doigts de m'évanouir, et la seule chose qui me garde debout est la flamme impétueuse de ma magie. Ma vie ne tient plus qu'à un fil, mais la puissance au creux de mon ventre ne s'éteint toujours pas. J'ai noyé tout mon être dans un néant qu'il m'est impossible d'expliquer, toutes mes émotions et sensations se sont tues pour laisser place à la seule lueur de la magie qui y réside encore. La seule chose qu'il me reste, c'est ça. Et il faut que je reprenne contrôle dessus.
Alors je ne m'arrête pas. Plus je participe au combat, plus je comprends comment contourner le blocage qui m'accable, et plus les Bannis tombent. Autour de nous, les corps pleuvent, les explosions ne diminuent pas et nous rendent tous sourds. Les attaques magiques continuent d'éclairer par moment le paysage apocalyptique dans lequel nous sommes plongés. La guerre ne se calme toujours pas, elle est interminable. Je peux voir sur le visage de chaque personne que je croise le traumatisme qui s'installe, le choc qui prend place, et l'humanité qui s'envole. Nous perdons tous espoir, nous nous épuisons dans une cause qui perd son sens au fil des heures. Mais nous sommes tous trop impliqués pour nous arrêter d'un seul coup.
En parcourant les rues, les horreurs qui défilent s'installent sous mes paupières et je sais qu'elles ne s'effaceront jamais. Je regarde partout, je cherche des signes de vie de mes amis. Je veux récupérer un peu de la force qui réside en mon lien avec eux, je veux me persuader que tout n'est pas perdu. Je ne veux pas revivre ce qui se rejoue dans ma tête depuis tout à l'heure. Je ne veux pas revoir la mort, plus jamais.
Mais je ne trouve personne, et, dans un élan d'espoir, je me dis que c'est bon signe. S'ils ne sont pas parmi les innombrables cadavres qui jonchent le sol, c'est qu'ils sont sur le champ de bataille. J'ai confiance en eux, en leur entraînement, il faut donc que je cesse de m'accabler et d'imaginer le pire. Molly est morte. C'est tout ce que je sais. Et je me tuerais à force d'envisager que les choses pourraient être pires. Non, il n'y aura rien de plus, personne de plus. Elle ne peut pas être morte pour rien, pas pour qu'on perde, pas pour qu'aucun de nous ne parvienne à gagner. Nous allons gagner. Elle me l'a assuré en me confiant son dernier signe de vie.
Plus je me bats, plus je sens la magie remonter en moi, et vite, mes veines s'illuminent de nouveau. J'explose intérieurement, je me sens tout de suite irradiée de ma puissance, que je n'essaie pas de restreindre. Je n'attends plus et crée un bouclier tout autour de moi, lâchant des ondes éclatantes qui me permettent de rejeter les ennemis avec aisance. Je sens que ma poitrine se serre, et je sais que je ne devrais pas solliciter autant d'énergie. Mais à ce moment, je n'écoute plus mon corps. La magie est mon seul guide, la seule chose à laquelle je me raccroche.
Et j'avance. Mon cœur bat à tout rompre et résonne dans ma tête. Ma respiration est saccadée, tout mon corps tremble. Ma chair me semble fondre, mes veines bouillir. Je laisse la magie prendre possession de moi.
J'écarte tout sur mon chemin sans même avoir à attaquer. Je détruis peut-être tout mais au moins j'agis, au cœur de la guerre, et je me bats. Je ne veux pas créer d'orbe offensive, car je risquerais de me la reprendre de pleine face, et je ne veux pas mourir à cause de ma propre attaque.
Je vois que c'est efficace. En m'interposant dans les combats, je perturbe les troupes, empêche les Bannis de réagir face à mes pouvoirs qui protègent leurs ennemis. J'arrive à diviser les deux armées, permettant une bien meilleure stratégie de la part de mes alliés. Je sais que tout le monde m'a reconnue, mais je n'en ai plus rien à faire. Les Bannis me regardent tous avec horreur, découvrant la trahison. Et s'il y a quelques heures j'aurais eu de la peine, je ne ressens à présent rien de plus que du mépris et du dégoût.
Ils ont pensé pouvoir me contrôler, m'utiliser, et Jorah a cru me priver de tous mes gestes. Lui aussi a été victime de sa naïveté.
Plus je cours pour aider mon peuple, plus j'ai conscience de m'approcher du château. Et étrangement, je n'ai pas de peur en moi. Je n'arrive pas à ressentir autre chose que la férocité de la guerre, et je sais que ça pourrait me porter préjudice. Peut-être est-ce parce que je me suis résignée. Je sais ce que j'ai à faire. Je n'essaie plus d'anticiper, j'agis.
Mais comme je m'y attendais, ce qui devait arriver, arrive.
Alors que je traverse une rue déserte jonchée de cadavres et de gravats, je me sens foudroyée par une force indéfinissable et tombe à terre avec violence. L'orbe qui m'entourait et me protégeait s'évanouit aussitôt, je me retrouve à genoux, à bout de souffle. Ma tête tourne et je peine à la relever. Puis, quand je reconnais la silhouette de Jorah qui se dessine dans le brouillard, mon cœur lâche. Je suis prise d'un spasme d'horreur et vomis à côté de mon poignard. Je relâche de la bile et du sang, le ventre retourné, les larmes aux yeux. Tout se bouscule en moi, je n'arrive plus à gérer le choc et la faiblesse que mon corps subit. J'ai parfaitement senti l'emprise que Jorah a imposé sur moi, car ma main me fait plus mal que jamais. La cicatrice brûle affreusement, et le sang recommence à en couler, comme de la lave. Je ne peux même pas hurler, je n'ai plus de souffle, plus de larmes. Je suis en train de suffoquer, d'agoniser, sous ses yeux.
Il ne lui faut pas beaucoup de temps pour arriver à quelques mètres de moi, et il appuie avec son pouvoir sur mon dos. Mon visage frappe le sol avec violence, des frissons de douleur parcourent mes membres fébriles.
— Alors comme ça tu pensais pouvoir m'échapper ? se moque Jorah alors que j'entends ses pas résonner dans le sol.
Je pousse difficilement sur mes bras pour me redresser, et déglutis. Je me force à soutenir son regard, les yeux criant la haine. Il me foudroie de ses propres iris immaculés, mais je ne me laisse pas faire par son influence invisible, et contracte les muscles en me relevant. Debout, je vacille, puis me redresse en grimaçant, tentant de ne pas faire transparaître ma faiblesse intérieure. Je sais que c'est une question de minutes avant qu'il ne m'entraîne de force vers l'exécution de son terrible rituel.
— Je n'ai pas le temps pour ces idioties, déclare-t-il fermement. Viens.
Mais je ne fais rien. Je serre le manche de mon arme, ignorant la douleur qui se répand doucement dans tous mes membres. Je sens à la fois son pouvoir de soumission et celui du pacte de sang se déferler en moi, mais ma détermination est telle que je ne bouge pas d'un millimètre.
— Arrête de lutter, Heaven, tu vas vraiment m'énerver.
Il siffle entre ses dents et je peux voir que son visage habituellement impassible se déforme peu à peu sous l'impatience et la colère. Il est déjà salement amoché par son combat contre son frère, et j'imagine que voir le royaume qu'il veut tant posséder tomber en ruines sous ses yeux ne le réjouit que très peu. Bien fait pour lui, qu'il souffre en voyant ses rêves s'effondrer. Il voulait tant exécuter son plan à la perfection qu'il a ignoré la puissance du peuple sur lequel il régnait auparavant, et il a oublié sa puissance sans égal. Érédia ne se laissera jamais faire. Comment a-t-il pu être aussi naïf ?
— J'en n'ai rien à foutre de ce que vous voulez faire de moi, pesté-je soudain. Vous pensez que vous allez régner sur quoi, maintenant ? Regardez autour de vous ! Vous voyez, vous voyez ce que vous faites ?
L'émotion dans ma voix trahit ma fragilité intérieure, et je m'oblige à me taire pour ne pas fondre en larmes. Mes jambes flageolent, je clos les paupières. Concentre toi, concentre toi.
Jorah ne dit rien, mais son regard exprime tout ce qu'il n'avouera jamais. Il constate parfaitement ses erreurs.
— Je vois tout, Heaven, répond-il en faisant un pas vers moi. Et c'est bien pour ça que tu vas te dépêcher. Si je dois venir te chercher moi-même, tu vas avoir très mal.
Un frisson de terreur parcourt mon échine. Je redresse le menton, tremblant malgré moi. Je sais qu'il a raison. Je vais devoir aller avec lui, et si je m'enfuis ici, il me mettra plus bas que terre. Il n'y a pas de moyen d'éviter de redonner leur puissance aux Bannis et leur garantir la victoire. Je n'ai aucun doute qu'il mettra à profit mes pouvoirs pour détruire totalement mes alliés, et que tout ce que j'ai connu jusqu'ici sera réduit en cendres. Nous avons atteint le point de non-retour, et je n'ai plus le choix. Je dois agir.
Alors, je fais un pas en arrière, plus déterminée que jamais. Même si je sais qu'il n'y a rien à faire sur le moment, quelque chose a explosé dans mon esprit depuis tout à l'heure, et je crois qu'il est temps de l'accomplir.
Je ne peux rien faire.
Rien.
À part une chose.
Je l'ai vite compris. Et face à Jorah, entourée du champ de bataille, noyée dans le tumulte, assourdie par l'anarchie interminable, j'ai pris ma décision. Il n'y a qu'une seule et unique échappatoire à cette situation. Et même si je suis terrifiée, plus que je ne l'ai jamais été, j'ai confiance.
— Heaven, rugit-il.
Le regard qu'il me lance à cet instant me pétrifie, et je sens ma poitrine se serrer brutalement. Je gémis sous la douleur, voyant mes veines pulser et mes muscles se tendre avec une douleur atroce qui m'oblige à me plier en deux. Il veut me soumettre, il veut me faire mal.
— Vous pensez que vous pouvez me contrôler, hein ? fais-je d'une voix étranglée.
Parler m'arrache la gorge et serre mes poumons agonisants. J'ai l'impression que mon cœur va lâcher, mais je me relève, me décrispant en poussant un cri de douleur. Une fois droite, je bombe le torse et me force à prendre une grande inspiration. Il n'utilise pas encore tous ses pouvoirs, il n'a pas encore compris. Il va vite le regretter.
— Vous ne pouvez pas gagner cette guerre sans moi, pas vrai ? crié-je pour briser le son de l'émeute.
C'est à l'instant suivant, où je lève ma dague toujours sanguinolente et illuminée, qu'il comprend ce que je m'apprête à faire. Et c'est quand je vois son regard changer, et son corps entier trembler, que je me délecte de ma décision. J'assiste à son propre effondrement, alors qu'il entrouvre les lèvres pour me hurler dessus et se penche déjà pour accourir.
— Eh bien, alors, bonne chance, lâché-je dans un dernier souffle.
Puis, je n'hésite plus. Je plante mon arme dans mon ventre. Ma respiration se coupe et le sang commence à jaillir, mais je ne crie pas. Le temps me paraît s'allonger, et je peux détailler chaque souffle, chaque particule que je perçois en moi. Je sens la lame s'enfoncer, mes organes s'affaisser, et la douleur est telle qu'elle se tait pour me laisser profiter des derniers instants durant lesquels Jorah pousse un hurlement qui déchire l'atmosphère. Je sens les battements de mon cœur ralentir, ma respiration se couper, et je me laisse aller à la torpeur. Je retire la dague, ce qui m'arrache un sanglot étouffé, puis la replante avec encore plus de férocité. Je m'achève, une bonne fois pour toute.
Cette fois, la lumière qui émanait de mon arme s'intensifie plus que jamais, et je sens une vague inattendue de magie s'emparer de moi. Le temps me paraît s'arrêter, alors que je tombe à la renverse au même moment qu'une sorte de flamme électrisée m'entoure de son énergie et s'étend au dessus de moi. C'est ça, c'est comme lors de ma majorité. Ma puissance s'exprime, tandis que le coup fatal s'abat sur moi. Je suis entourée d'une lumière qui ne cesse de grandir, et qui commence à former une orbe immense autour de moi. C'est ironique comme cela ressemble à l'attaque de Jorah. Une expression pure, d'une couleur blanche et bleue aux tons électriques, dont la puissance est à couper le souffle et pourrait tout détruire. Voilà ce qu'il se passe, quand tout lâche.
Je vois au ralenti Jorah s'élancer vers moi, une colère et une horreur inimaginable sur le visage. Il y tenait, à sa petite arme secrète. Je parie qu'il ne s'y attendait pas. Il a tout prévu, sauf ça.
« Le pacte ne se brise qu'à la mort d'une des deux personnes. »
Regarde moi le briser, Jorah. Regarde moi mourir. Regarde moi te vaincre.
Alors que je sens mes yeux rouler sous mes paupières, je suis surprise de rentrer dans un état second, où toute douleur s'éteint et un voile noir m'aveugle. Tout se bouscule dans ma tête, et les souvenirs s'entrechoquent. Je n'aurais jamais cru cela réel, mais j'ai l'impression de revoir toute mon existence en une fraction de seconde, et suis parcourue par toutes les émotions qui ont pu naître en moi. Mon cœur bat au rythme de mes dernières pensées, et je le sens s'arrêter peu à peu. J'ai cessé de respirer, je n'en suis plus capable. J'ai même arrêté de penser.
Le temps reprend son cours, et à l'instant où je frappe enfin le sol, je sens une onde de choc d'une violence extrême se répandre dans les rues et plonger tout dans un silence terrible.
Cette fois aussi, l'étoile explose. Et, dans un dernier souffle, elle disparaît.
Mon corps s'effondre avec ma magie, mon arme retombe dans les ténèbres, mes muscles se détendent. Je sens un spasme me secouer et faire courir en moi les dernières sensations de vie dans mon corps, parcourant chaque parcelle de ma chair et de mon être. Je me sens emplie d'une émotion indescriptible qui irradie mon âme une dernière fois et m'aveugle d'une lueur me paraissant venir du plus profond de mon être. Puis, je me sens... vide. Oui, je laisse le néant prendre possession de moi, et tout faire taire. Mais, cette fois, je n'ai plus peur.
Il n'y a rien à craindre, après tout. Je suis Heaven Caldwell.
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Voilà pour le chapitre 28 ! J'espère qu'il vous a plu !
Non, vous ne rêvez pas, Molly est morte, et Heaven aussi. Vous vous y attendiez ? Après tout, c'était la seule solution ;)
En tout cas, j'espère sincèrement que vous avez aimé, c'était long et intense ! Donnez moi votre avis c'est important ! Et... que voudriez vous voir au prochain chapitre ?
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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