[Mardi 25 Octobre. Après avoir exposé leur plan au roi d'Erédia, Heaven et ses amis ont rejoint une partie de l'armée et se sont dirigés vers le camp des Bannis, dans le but de l'encercler et négocier pour éviter la guerre.]
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Des souffles, des pas pressés, des murmures. Le silence n'est brisé que par l'angoisse de la bataille, et la tension qui règne est telle que je suffoque un peu plus à mesure que nous approchons du camp. Je suis à la tête du groupe, avec mes amis et le roi.
Je ne regarde rien ni personne, j'avance comme mon corps le dicte, la main serrée sur mon arme scintillante. Je me doute que les gens ont compris qui j'étais. Mais ça n'a même plus d'importance.
Je commence à reconnaître plus précisément le chemin. Nous nous approchons. Je m'éclaircis la voix et ose me pencher vers le roi qui marche à mes côtés.
— On est très proches.
Il me lance un regard d'un sérieux glacial, et hoche la tête. Puis, d'un geste vif de la main, il fait s'arrêter la totalité de son corps d'armée. Nous nous retournons vers le groupe.
— Nous arrivons, annonce le roi. Je veux que vous vous dispersiez de façon à pouvoir encercler le camp. À mon signal, je ne veux plus vous voir. Entendu ?
Tous répondent d'un même hochement de tête silencieux, et je déglutis avec amertume. Ce ne sont plus que des habitants d'Érédia, mais de véritables guerriers, prêts à leur tour à tout pour leurs semblables.
Malgré moi, je sens mon corps se crisper et je serre les poings. Mon cœur bondit dans ma poitrine, j'ai l'impression que ma cage thoracique serre mes organes et m'empêche de respirer. Plus on approche, plus je me rends compte de ma responsabilité dans tout ça. Je suis celle qui guide tout un peuple vers son destin, et celui-ci pourrait basculer à chaque instant.
Peu à peu, je reconnais les alentours maintes fois observés du camp des Bannis. Je retiens ma respiration, accordant un signe de tête au roi. Immédiatement, il fait s'arrêter toute l'armée. Puis, d'un geste vif de la main, il leur ordonne de se disperser. En une seconde, tout le monde s'élance dans la forêt sans bruit, et nous nous retrouvons en comité restreint. Le roi, mes amis et moi, accompagnés de quelques puissants guerriers.
Visiblement, la barrière d'invisibilité n'a pas été remise en place depuis que je l'ai brisée. En quelques heures, j'imagine qu'ils avaient autre chose à faire. Nous arrivons vers l'entrée principale du camp, et j'expire pour relâcher la pression dans ma poitrine. En vain. Ma gorge est aussi nouée que mon estomac.
— C'est ici, déclaré-je lentement.
Elijah n'hésite pas une seconde avant de pénétrer dans l'enceinte du royaume de son frère, et je relève le menton en franchissant à mon tour la limite. D'innombrables frissons parcourent mon dos. Chaque pas qui m'enfonce dans ce camp me ramène à mon emprisonnement, et à ce que j'ai quitté il y a à peine quelques heures. Je voulais le laisser derrière moi et ne plus jamais me retourner. Quelle ironie.
À mesure que nous avançons, je sens l'incompréhension peser un peu plus sur chacun d'entre nous. Les allées de l'entrée sont désertes. Aucun de nous n'ose exprimer son trouble, alors nous ralentissons simplement, jusqu'à nous immobiliser. Tournant autour de moi, je tente d'inspecter les lieux, le cœur battant.
— Tu m'as emmené encercler un territoire inhabité, Heaven ?
La remarque du roi installe un goût amer dans ma bouche. Je ravale ma salive sans le regarder, la main si serrée sur le manche de ma dague que je ne la sens plus.
— Ils savent qu'on est là, affirmé-je.
Et à peine ai-je émis cette idée, elle est confirmée par le bruit assourdissant s'abattant autour de nous. En un quart de seconde, nous nous retrouvons cernés par des Bannis armés et pointant leurs arcs sur nous. Un violent frisson parcourt mon échine, et je me raidis. Ils sont une dizaine, égalant nos effectifs. Je relève le menton pour toiser le Banni qui me fait face, voulant lui montrer que je sais pertinemment qu'il ne fera rien. Ils ne peuvent rien contre moi et le roi. C'est d'ailleurs ce que ce dernier fait comprendre en lâchant un ricanement condescendant.
— Vous comptez faire quoi avec ça ?
Il n'hésite pas à se tourner vers nos autres assaillants, levant les bras pour appuyer son discours.
— Tuer votre roi ?
— Vous n'êtes pas notre roi.
Elijah se crispe et plisse les paupières, avant de faire valser d'un geste vif de la main l'arme du Banni en question. Ce dernier lui lance un regard indéchiffrable, mêlé de haine, de peur et de soumission.
— Je l'ai toujours été et je le resterai, déclare alors le Sylphe d'un ton glacial.
Sa voix grave résonne dans le groupe plongé dans une tension muette, et il laisse planer le silence pendant un court instant, avant de secouer la tête.
— Baissez vos armes. Nous ne sommes pas venus chercher le conflit. Sinon, vous seriez déjà tous morts.
Ses derniers mots suffisent à faire obéir les Bannis nous encerclant, et je coule un regard à Jake qui s'est rapproché de moi. Lui aussi a remarqué l'attitude du roi. Il agit en Sylphe, déterminé et persuasif, avec finesse et menace, sans que personne ne s'en rende compte.
— Vous êtes combien ? s'enquiert un Banni moins docile que les autres.
Le roi le considère une seconde, avant de se mettre en route lui même.
— Ça n'a pas d'importance, fait-il au bout de quelques secondes.
Alors que nous nous laissons escorter par les Bannis, des éclats de voix se mettent à retentir plus loin, et résonnent dans la forêt.
— On savait que vous alliez venir, se moque un elfe ne voulant pas baisser son arc. Avec ces traîtres, il fallait bien que vous veniez nous envahir.
En l'entendant nous qualifier ainsi, je peine à ne pas le fusiller du regard, et colle mon arme à ma cuisse en me forçant à regarder droit devant. Les bruits de confrontation s'intensifie, et je comprends que les troupes qui étaient dans la forêt sont bien tombées sur les Bannis, et évidemment, ne pas les combattre est difficile. Nous sommes moins nombreux, mais plus forts, alors ils devraient pouvoir forcer l'assaut. Reste à savoir s'ils réussiront à les raisonner...
— On ne vous envahit pas, note soudain le roi. Je viens vous parler.
— Nous parler ? pouffe un autre. Vous pensez vraiment qu'on a encore envie de parler ?
Le roi rit du nez, et lance un regard éloquent à son interlocuteur.
— Je pense que vous préférerez m'écouter que mourir.
L'effet est immédiat, le Banni se tait. Plus personne n'ose hausser le ton après cela, et nous nous laissons escorter par le groupe de Bannis dans les allées du camp. J'ai l'impression qu'aucun combat ne fait rage autour, mais un certain bruit de foule confirme qu'ils sont encore aux alentours du camp. Je n'arrive pas à savoir quel était la situation quand nous sommes arrivés. Si les Bannis étaient dans la forêt, étaient-ils cachés, prêts à attaquer, ou à se diriger vers Érédia ? S'ils ne combattent pas, ont-ils accepté la discussion ? La tension accroît à chaque instant, et je suis incapable de détacher mes yeux de l'horizon. C'est comme si je m'étais bloquée instinctivement à toute distraction. Et tant que tout ne sera pas réglé, je ne laisserai rien brouiller mes pensées.
Peu à peu, j'entends le bruit s'atténuer, jusqu'à ce que le silence reprenne sa place. Le camp semble s'être éteint, et la foule dont les voix s'élevaient s'est tue.
Au même instant, nous débarquons au centre du camp, là où toutes les allées se croisent. Alors que je m'attendais à voir l'entièreté du peuple des Bannis nous accueillir entouré de nos guerriers, tout est désert. Où sont-ils tous ?
Je retiens ma respiration pendant quelques secondes, posant des brefs regards sur mes alliés, tous aussi interloqués. Nous ne connaissons pas encore l'état de notre siège, et tant que le roi n'aura pas vu les Bannis, rien ne sera possible.
Je balaie tout le paysage d'un regard attentif, l'oreille tendue, voulant m'imprégner de l'atmosphère et m'immiscer dans l'esprit du peuple dont la stratégie a été bouleversée au dernier moment. Nous ne pouvons rien prévoir, pas encore.
En observant les alentours, je m'attarde sur des silhouettes venant d'apparaître au loin.
Et je le vois. De dos, Jorah se tient droit, accompagné de celle dont les cheveux rouges paraissent étinceler dans le vert des arbres ; Kali.
Le groupe s'immobilise et nous nous crispons tous. Ma gorge se noue, je n'arrive plus à regarder autre part, et garde les yeux fixés sur Jorah, qui finit par se retourner en même temps que Kali. Lorsqu'il se met à marcher vers nous, je serre les poings et sens tout de suite la magie retourner mon ventre et serrer mon cœur. Le contrôle est toujours difficile en sa présence.
— Bienvenue, Elijah.
Sa voix grave résonne et se répercute contre les murs autour de nous, venant frapper ma cage thoracique comme une bourrasque puissante. Je déglutis, jetant un regard au roi. Stoïque, il paraît totalement différent. L'étincelle dans ses yeux blancs est indéchiffrable, et sa posture habituellement si majestueuse me semble s'affaisser. Il se retrouve face au grand frère qu'il n'a pas vu depuis probablement seize ans. Peut-être que pendant un instant, il a oublié la véritable raison de sa venue.
Le roi ne répond pas, mais fait quelques pas en avant, devançant légèrement le groupe. Le temps d'un instant, je reporte mon attention sur Kali, qui se tient droite et muette, dégageant une énergie impossible à décrypter. Ses cheveux rouges sont balayés par la brise légère, ses mains sont levées, paraissant prêtes à nous attaquer, et son regard est rivé sur Jorah. Alors que je pensais qu'elle m'accorderait un regard, elle n'en fait rien. À ce moment, nous n'existons pas, et il n'y a que la confrontation entre ces deux Sylphes à la tête du pouvoir qui compte.
— Ne t'inquiète pas pour ta petite armée, continue Jorah en approchant. Ils sont à l'abri, avec les Bannis. C'est curieux, je pensais qu'ils allaient les attaquer.
À l'abri... il les a isolés, il veut éviter toute interaction. Il avait prévu tout cela, il savait que son frère tenterait peut-être de retourner son peuple contre lui. Il le connaît, et c'est sûrement ce qui nous aura fait défaut.
— On ne veut pas faire la guerre, répond sèchement le roi Elijah.
— Ah bon ? Alors pourquoi venir ?
— Parce que tu lances tout un peuple à une mort certaine, pour une cause dont tu te fiches éperdument.
— Qu'est-ce que tu en sais ?
Je perçois tout de suite l'amertume naissante dans la voix de Jorah. La tension accroît à chaque pas qu'il fait, et chaque mot qu'il prononce. Il est encore à quelques longs mètres de nous, mais je commence à percevoir son visage, et ses yeux. Il ne m'accorde aucun regard, mais je me sens quand même paralysée de l'intérieur. Je tremblote malgré moi, me forçant à relâcher la pression autour du manche de ma dague illuminée. Desserrant les poings, je baisse les yeux vers la paume de ma main, où s'étend toujours la marque du pacte de sang. Un goût métallique désagréable s'installe dans le fond de ma gorge, et je contracte la mâchoire. Je n'arrive pas à la repousser, la peur commence à m'emplir et des milliers de frissons hérissent mes poils. Ayant soudainement l'impression que le temps s'arrête, je pose les yeux sur chacun de mes amis, le ventre noué. Nous nous retrouvons tous ensemble face à Jorah pour la première fois, et je n'aime pas l'atmosphère qui en est créée. J'ai l'impression que la menace plane, silencieuse, prête à tous nous achever à tout moment.
— Jorah, articule son frère. Si tu restes sur la défensive, nous n'arriverons à rien.
L'intéressé pouffe et fronce les sourcils.
— On n'arrivera à rien tous les deux dans tous les cas. Même quand tu étais mon conseiller, tu n'essayais pas de me comprendre. Je devrais le faire, moi ?
— On a beaucoup changé, et je suis sûr qu'on peut aboutir à un consensus.
— Non, Elijah. Il n'y aura aucun consensus. Je sais pourquoi tu viens ici. Tu penses pouvoir faire revenir les Bannis dans ton royaume et leur imposer tes règles archaïques. Mais ce que tu n'as pas compris, c'est qu'à présent, je suis leur roi et tu n'es rien d'autre que l'ennemi à abattre.
Les deux se taisent pendant un instant qui me paraît durer une éternité. Je retiens ma respiration malgré moi, analysant chacun des regards soutenus entre les deux frères. Aucun n'accorde d'attention à ce qu'il y a autour. Je ravale ma salive, la gorge nouée. J'ai un mauvais pressentiment, que je sens s'installer en moi et envahir mon esprit. Je n'aime pas ça. Quelque chose ne va pas.
— Et comment tu comptes nous abattre, exactement ? lâche le roi, la voix pointée d'agacement. Tu as une armée de Bannis à la puissance réduite. J'ai Érédia, et j'ai ton arme secrète. Sans elle, tu ne peux rien gagner, c'est bien ce que tu disais, non ?
— Tu n'as pas Heaven.
Mon sang se glace, et le ton qu'il emploie résonne dans mon crâne, s'abattant sur moi avec violence. Pour la première fois, Jorah pose ses yeux sur moi, et je me raidis. J'ai l'impression que toute la température de mon corps chute, et ma chair me paraît pourtant brûler. Mon sang bout puis se cristallise à chaque seconde, ma tête tourne, mes poils s'hérissent. Tous mes sens sont en alerte, et mon cœur me semble exploser dans ma poitrine. Mes oreilles se mettent à bourdonner, je me plonge dans le blanc immaculé des iris de Jorah, et ne parviens plus à revenir à la surface. Lentement, je vois s'étendre aux commissures de ses lèvres un imperceptible sourire, semblable à tous ceux qu'il m'a adressés. Je ne suis même pas capable de déglutir pour faire disparaître l'affreux goût métallique qui emplit ma gorge. Ce n'est que quand il tourne les yeux que je peux enfin respirer correctement, et reprends mon souffle comme si j'avais suffoqué pendant quelques secondes. Mes épaules s'affaissent, je ravale ma salive douloureusement. Je n'avais jamais vécu ça en sa compagnie. C'était bien différent du simple pouvoir de soumission d'un Sylphe. Là, c'était...
Mes yeux se posent instinctivement de nouveau sur la paume de ma main, où cette fois, la cicatrice me paraît vriller au rythme de mon cœur. Alors qu'elle se fondait aux lignes creusant ma peau, elle me semble pouvoir se rouvrir à tout instant. Je serre le poing, tentant par la même occasion de masquer mon trouble. Jorah vient d'animer en moi le pacte de sang qui nous unit. Il a bel et bien une emprise sur moi dont je ne connais pas encore l'ampleur. Je m'efforce d'éviter son regard pour retrouver mes esprits. Je sens Elijah se retourner vers moi brièvement, avant de changer de position pour faire rempart entre Jorah et moi.
— On sait pour le pacte, déclare-t-il à son frère. Et crois moi, si tu penses pouvoir la manipuler aussi facilement, tu te trompes.
— Tu penses la connaître, Elijah ? se moque Jorah. C'est presque ridicule. Tu as l'impression de savoir qui elle est simplement parce qu'elle prétend être de ton côté ?
Il marque une pause, je l'observe au dessus de l'épaule du roi, qui se raidit quand son frère lève un doigt pour me pointer.
— Je sais qui elle est, insiste alors Jorah. Je sais ce dont elle est capable, ce qu'il y a en elle, et ça, tu ne pourras jamais me l'enlever. Je l'ai faite.
Un violent frisson parcourt mon échine. Je devrais avoir l'habitude de l'entendre dire de telles choses, mais à chaque fois il parvient à me frapper en plein cœur, en pleine âme. Parce qu'au fond, je sais qu'il a en partie raison, et le nier serait mentir au monde. Il est celui qui a vu de plus près qui je suis devenue, il m'a appris à accomplir l'hybride que j'étais destinée à être.
Avec fermeté, je fais un pas en avant. Je croise brièvement le regard étincelant de Kali, qui plisse les paupières alors que je redresse le menton. J'arrive au niveau du roi, et attends que Jorah détourne les yeux pour me faire face. Alors, je réunis tout mon sang froid pour ne pas me laisser déstabiliser encore par son regard perçant. Je ne faillirai pas, plus maintenant.
— Jorah, justement parce que vous savez mieux que personne ce dont je suis capable, vous devriez éviter de me provoquer. Parce que vous m'avez donné ce qui me rend spéciale aujourd'hui, mais je suis celle qui l'a entretenu. Vous ne m'avez pas faite, vous m'avez obligé à me faire moi même.
Il ne répond pas, et j'enfonce un peu plus mes ongles dans la paume de ma main libre, sentant toujours mon sang bouillir.
— Et vous savez ce qui m'a gardée en vie tous ces jours interminables, ce qui m'a empêché d'abandonner et a fait grandir mon pouvoir ?
Jorah reste muet, et lève à son tour la tête pour me toiser de son même regard suffisant.
— La rage, sifflé-je. La rage de vaincre et la certitude que je vous tuerai.
Alors que je m'attendais à un ricanement condescendant, il ne dit rien, bouge à peine, et je vois ses poings se serrer. Il n'y a rien à rétorquer, il le sait. Il se contente donc de me fixer pendant un long instant, voulant sûrement me voir baisser les yeux, ce dont je ne fais rien. Il finit donc par hocher lentement la tête, et faire un pas dans ma direction. Nous sommes à quelques centimètres l'un de l'autre, et je pourrais à tout moment tenter de l'attaquer avec ma dague. Je sens la tension accroître autour de nous, alors que l'atmosphère s'alourdit et que tout le monde nous fixe, angoissé par l'explosion latente. J'entends mes alliés se tendre et préparer leur arme, et le vent me paraît siffler plus fort. En moi, mon cœur résonne, toujours plus fort, il répand la magie dans mon corps au rythme de ses pulsations, et fait vriller ma chair. Ma peau brûle, comme piquée par mille aiguilles, mes paupières vibrent et je sens mes iris s'animer rapidement. Dans les yeux blancs de Jorah, je vois le reflet des miens, et me concentre sur le bleu de mon oeil droit. C'est ce bleu qui assure mon humanité, et c'est en lui que je dois puiser ma force.
Le Sylphe finit par quitter mon regard sans un mot, et je me force à reculer d'un pas pour sortir de la bulle de torpeur dans laquelle je m'étais enfermée. Les pensées qui ont commencé à m'assaillir n'étaient pas bonnes.
Pour retrouver mes esprits, j'ignore les prochains mots qui s'échangent. Je balaie la scène d'un bref coup d'oeil, et me focalise sur mes amis. Joyce ne quitte pas Jorah des yeux, le katana soulignant ses yeux dont la flamme s'anime un peu plus à chaque seconde. Thaniel lui fronce les sourcils et semble intrigué par l'attitude muette de Kali. Molly est celle dont je croise le regard, et je vois dans ses iris d'un bleu profond l'inquiétude qu'elle ne tente plus de cacher. Elle aussi, elle connaît de près Jorah et ses convictions, et elle aussi, elle a ce pressentiment au fond d'elle. Mauvais, anxiogène, il ronge nos deux esprits. Nous échangeons un regard court mais lourd de sens, et elle serre les doigts autour du pendentif qu'elle a elle aussi rattaché à son cou. Une minuscule fiole brillante et délicate, dont j'imagine qu'elle peut contenir les larmes puissantes de l'Ondine. Je l'imite, et je sens instantanément le battement de mon cœur sur la pointe de mes doigts, comme si les ailes ornant mon cou pulsait lui aussi. Nous tenons toutes deux ce qui symbolise l'énergie que nous devons aujourd'hui mettre à profit. Et en ce geste, je comprends ce qui me dérange depuis tout à l'heure. Kali. Je retourne brusquement les yeux vers elle, et encore une fois, elle est concentrée sur Jorah. Elle a autour du cou le petit arbre représentant son espèce, et je ne l'avais jamais encore vue avec. Mais ce n'est pas ce qui est étrange. Il semble être entouré d'un halo multicolore, d'où émane une douce lumière à peine perceptible, comme s'il était animé. On dirait que Kali scelle la magie qu'elle exerce en ce point précis. Voilà pourquoi elle paraît à la fois si détachée et si concentrée. Elle est en train d'utiliser ses pouvoirs sans que nous ne le remarquions.
Discrètement, je regarde autour de nous, pour tenter d'apercevoir un dôme pouvant nous enfermer, où un quelconque effet paralysant sur nos corps, en vain. Elle ne fait rien pour nous retenir ou nous neutraliser directement, mais je sens que quelque chose cloche.
— Où sont les Bannis et nos troupes ? osé-je demander, coupant brutalement la tentative de négociation.
— Dans le « palais », répond Jorah sans m'accorder de regard.
Pendant une fraction de seconde, je ravale ma stupeur. Il ne devrait pas nous le dire aussi facilement s'il craignait que son peuple se retourne contre lui. Il n'a absolument aucune peur, aucune appréhension. Il sait très bien ce qu'il fait. C'est la raison pour laquelle nous n'avons pas une minute à perdre.
Je me retourne vers le roi, qui acquiesce, ayant compris que nous devons bouger. Je m'apprête donc à faire demi-tour, quand je suis retenue par la voix tonnante de Jorah.
— Ça ne sert à rien, vous êtes condamnés.
Un frisson parcourt mon échine quand je lui porte de nouveau mon attention. Ne voulant pas trahir mon angoisse, je ravale ma salive et redresse la tête. Je fais de nouveau un pas en avant, et dépasse le roi pour arriver à quelques centimètres de Jorah. J'entends la troupe de Bannis lever leurs armes en ma direction, il les fait baisser leur garde d'un signe détaché. Sans un mot, je le fusille du regard et serre les dents.
— Qu'est-ce que Kali est en train de faire ?
Jorah ne dit rien, et je tente de capter le regard de la concernée. Elle accepte enfin de détourner brièvement son attention de son allié, et je peux enfin voir ses yeux violets s'animer des milles couleurs ornant son pendentif.
— Rien de ce que vous essaierez ne fonctionnera, déclaré-je à Jorah avec amertume. Votre peuple est immobilisé et vous êtes seul.
Je bluffe, mais je veux essayer de lire dans ses yeux une quelconque once de doute. En vain. Alors, je lui lance un dernier regard noir, et fais volte-face. Sans plus hésiter, je repousse les tentatives d'offensive du groupe de Bannis et m'élance sur le chemin vers le bâtiment que je connais bien à présent. Mais je suis brusquement arrêtée dans ma course par le roi Elijah qui me tire par le bras. Je soutiens son regard lourd de sens.
— Il a un plan, articule-t-il en chuchotant.
— Je sais.
Je n'arrive pas à dire autre chose, parce qu'il n'y a rien à faire de plus. Jorah a évidemment prévu de quoi contrer la possible arrivée de son frère, et évidemment qu'il avait envisagé ma trahison. Il sait qu'il ne peut pas gagner sans mon pouvoir, mais visiblement, il n'est pas inquiet, et c'est terrifiant.
— Heaven, si...
— Je ne veux pas y penser, le coupé-je avec fermeté. Tout ce qu'on doit voir maintenant, c'est si tous les Bannis sont là.
Le roi ne répond pas, et je comprends qu'il a saisi le mauvais pressentiment qui m'étreint. Nous avons mobilisé une certaine partie de l'armée d'Érédia, pour permettre une neutralisation de Jorah sur place. La ville reste protégée par de puissantes forces, mais si comme je le crains Jorah nous a devancé, la guerre peut déjà avoir éclaté. Alors, Jorah condamnerait Érédia et les Bannis, qui ne pourront éviter la fatalité. Mais il doit savoir que seul il ne pourra rien face à son frère, moi et les guerriers qui envahissent son camp. Alors...
Il lâche mon bras, et je me retourne définitivement pour m'élancer dans le camp. J'entends quelques uns de mes alliés m'accompagner, d'autres rester, sans qu'aucune riposte n'éclate. Jorah ne fait rien. Ce n'est pas normal. La boule dans ma gorge s'épaissit, et plusieurs pensées fatalistes passent dans mon esprit avant que je ne les chasse avec un juron. Rapidement, j'aperçois le bâtiment se dessiner au loin, ressassant nombre de souvenirs désagréables.
Au même moment, je commence à entendre le brouhaha animé de la foule, et un élan d'espoir me prend en imaginant qu'il provient des Bannis bel et bien réunis. Je lance un bref regard derrière moi pour observer ceux qui m'ont suivie. Molly et Jake. Je croise leur regard, et ne parviens pas à soutenir celui de mon petit-ami. Je l'ignore tant bien que mal depuis tout à l'heure, j'y suis obligée.
Le bruit s'intensifie, comme s'il se répandait dans les rues plus loin. Et lorsque nous arrivons à destination, nous n'avons même pas besoin de nous glisser sous les colonnes devant l'entrée pour vérifier. Nous apercevons notre armée, s'élancer déjà dans les allées plus loin sans nous remarquer. En une fraction de seconde, ils disparaissent tous et leur agitation les suit. J'entrouvre les lèvres, terrifiée face à une fuite si pressée et les idées qu'elle fait naître en moi. Les jambes lourdes, je parcours les quelques mètres qui nous séparent de la porte d'entrée encore ouverte, me frayant un chemin parmi la poussière de la terre qui a été remuée. En passant une main sur mon visage maintenant sali, je pousse sur mes pieds en puisant dans le reste de mon optimisme. Puis, sans plus réfléchir, j'écarte à la volée la porte d'entrée et débarque dans la grande salle d'accueil. Je reste alors bouche bée.
Tout est vide. Il n'y a personne. Non, je me dois de corriger. En avançant, dans un coin de la pièce se dévoile un grand groupe d'enfants silencieux. Un violent frisson remonte dans mon dos et je secoue la tête, les jambes flageolantes. Mes craintes se confirment. Mon sang ne fait qu'un tour, et mon cerveau commence à bouillonner. Jorah n'a fait que gagner du temps, nos troupes ont été piégées. Si elles sont vraiment tombées sur tous les Bannis, ceux-ci ont feint la capitulation jusqu'ici. Je n'ai aucun doute qu'ils ont été isolés ici parce que Kali avait posé une barrière d'enfermement. Dans le silence le plus total, et en toute discrétion et sous les yeux de nos alliés, les Bannis ont pu s'échapper. Si Jorah nous a donné l'endroit où ils devaient être, c'était simplement pour que nous regardions notre armée s'enfuir perdante et foncer à la guerre. Il voulait que nous voyions partir en fumée nos dernières flammes d'espoir. Tout avait été prévu.
Je lâche un hoquet étouffé en prenant peu à peu conscience de la situation, et fais demi-tour pour rejoindre mes amis restés dehors.
— Ils ne sont pas là, c'est vide, ils sont partis ! m'horrifié-je.
Mais je n'ai pas de réponse. Parce que Jorah est de nouveau face à nous. Le roi descend à son tour dans la rue et nous nous fixons, la même expression abattue peinte sur le visage.
— Si seulement tu avais été plus attentive, Heaven, déclare Jorah en un soupir éternellement narquois.
Mes lèvres tremblent, et je sens en moi s'animer brutalement la magie. Je sens un tremblement de rage me parcourir, et je saute devant Jorah en un instant. En le regardant dans les yeux, je me sens perdre peu à peu le contrôle de mes émotions, et tout devient encore plus insupportable. Je n'en peux plus, et puisque le sort de cette journée semble être scellé, je ne réfléchis plus. Je pousse un grognement douloureux, et lance mes mains pour le pousser avec haine.
Seulement, je ne me heurte à rien du tout, et me retrouve à tituber derrière Jorah à l'instant d'après. Décontenancée, j'étouffe un sursaut et retiens ma respiration en me retournant. Il n'a pas pu m'esquiver aussi rapidement.
Et ce n'est pas ce qu'il a fait. Je m'en rends compte en voyant le regard de tous ceux qui sont présents, et en particulier dans celui du roi. Non. Je suis passée à travers. J'ouvre grand la bouche, ne trouvant rien d'autre à faire, complètement choquée. Jorah se retourne vers moi, et m'accorde un regard éloquent, me donnant toutes les réponses sans qu'un mot ne soit prononcé. Je me plonge dans ses yeux, j'échange ce que je sais être, au fond de moi, notre dernier regard avant ce que nous ne pouvons plus éviter. Mes poils se hérissent et je sens la magie picoter chaque parcelle de ma peau. Je laisse échapper un râle, la gorge nouée douloureusement. Puis, je m'arrache aux yeux de Jorah et tourne la tête vers Kali. Le cœur bondissant, j'ose la bousculer, et brise sa concentration. Au même instant, son pendentif s'éteint. L'illusion de Jorah disparaît, et avec lui, les restes de notre espoir.
— Je le savais ! m'exclamé-je avec fureur. Je savais que vous faisiez quelque chose !
Je tremble malgré moi, tout mon corps est à vif et me paraît brûler, exploser au rythme de mon cœur. Je sens mes dents se serrer si fermement que ma mâchoire me fait mal, mes poings sont si serrés que le sang n'y circule plus. Je n'arrive plus à raisonner calmement, je suis prise d'une rage aveuglante qui empêche tout discernement. Alors, je lance un regard noir à Kali en plaçant ma dague sous son cou, faisant pression sur sa gorge, haletante.
— Expliquez moi tout de suite ce qui se passe.
Kali ne sourcille même pas, et se contente de balayer du regard le groupe qui m'accompagne.
— À l'heure qu'il est, Jorah vient de briser le sort qui nous unissait et se dirige directement vers Érédia, rejoignant l'armée des Bannis qui y est déjà depuis plusieurs minutes. Vous pensiez avoir une longueur d'avance sur nous, mais on savait pertinemment que tu voudrais sauver ce petit peuple à qui tu t'es attachée. La guerre a déjà éclaté, et vous ne pouvez plus rien faire pour l'empêcher.
Un spasme parcourt ma colonne vertébrale, je baisse mon arme d'un coup sec, par peur de l'attaquer et perdre du temps à l'affronter inutilement. Elle penche la tête et me considère en silence pendant un court instant. Puis, je la vois baisser la main pour agripper la mienne.
— Ne me touchez pas, craché-je en me défaisant de son emprise et reculant d'un pas.
Kali secoue la tête, passant la main dans sa chevelure enflammée.
— Ça, fait-elle en désignant la cicatrice du pacte de sang, c'est ce qui te mènera à ta perte aujourd'hui. Abandonne, Heaven. Abandonnez tous.
Je frémis légèrement, et appuie sur mes pieds pour ne pas vaciller.
— Jamais, sifflé-je.
— Alors vous mourrez tous.
Cette fois, ma gorge se noue et j'étouffe un sanglot, pas de peur ou de tristesse, mais de fureur.
— « Même pas au nom de l'éthique », hein ? articulé-je en frissonnant.
Kali soupire du nez et soutient fermement mon regard, le sien exprimant mille choses indéchiffrables. Elle ne répond pas, mais je sais qu'elle se souvient, et qu'elle m'avait prévenue. Elle et Jorah étaient et sont toujours prêts à tout.
À cet instant, à cette phase là, ils ont gagné. Ils m'ont devancée, et les Bannis se sont une dernière fois laissés manipuler, éteignant leur dernier espoir de paix, leur dernière lueur d'humanité. Ce sont eux qui ont abandonné. Nous, nous n'avons fait qu'espérer, jusqu'au dernier instant. Mais cette fois, le mal a triomphé. À nous de réparer les erreurs d'un peuple déchiré, à nous de vaincre la fatalité, de surmonter le chaos. Si Érédia périt, c'est l'humanité qui sera réduite en cendres, balayée d'un souffle de tyrannie dévastatrice. Nous ne laisserons jamais ça arriver.
Sans plus attendre quelque mot ou acte, j'ignore tout autour de moi, et pousse sur mes jambes endolories pour courir. J'entends rapidement tous mes alliés me suivre, et je ne me retourne plus. Tout ce que je vois, c'est la sortie, c'est Érédia après cette forêt. Tout ce que j'entends, c'est ma respiration saccadée, brûlante de rage, et mon cœur battant avec férocité et frayeur. Tout ce que je sens en moi, c'est l'essence de ma magie coulant dans mes veines et inondant mon être de sa lumière aveuglante et destructrice.
Je voulais les sauver, je voulais les aider et je voulais empêcher un massacre injuste au nom d'une cause qui n'a de sens que dans l'esprit d'un fou. Je voulais assurer la survie de tous, la paix, l'harmonie, la fin de l'ère d'un tyran et du danger menaçant le monde entier. Je voulais rester juste, je voulais satisfaire tout le monde, mener le combat contre le véritable ennemi de l'humanité. Mais à présent, j'ai compris. Nous avons atteint le point de non retour. Et la seule chose que je veux, c'est tous les anéantir.
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Voilà pour le chapitre 25 ! J'espère qu'il vous a plu !
Je sais que vous l'avez attendu, j'ai vraiment été frustrée pendant 4 mois, mais les études et la vie perso devaient passer avant Wattpad :( J'espère que vous me pardonnez <3
Voilà, nos héros ne pourront plus l'éviter, la guerre est là ! Vous vous doutiez que c'était trop beau pour être vrai (je pense que oui, Jorah a plus d'un tour dans son sac ;)) ? Concernant Heaven, que pensez-vous qu'elle va faire ? En tout cas, la tension est à son comble, vous n'êtes pas au bout de vos surprises ;)
(Pendant tout ce temps, j'ai enfin regardé GOT, et a présent Jorah n'est plus n'importe qui, très perturbant du coup)
Si jamais vous devez encore attendre parce que je suis nulle, je vous propose d'aller lire l'incroyable histoire de mon amie Gagou29 , The Night Is Blind ! Je vous en ai déjà parlé, mais vous connaissant, je sais que vous y trouverez votre bonheur, et elle mérite de recevoir l'amour que vous me donnez <3
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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