Troisième Chapitre.

Derek me fait faire le tour de l'endroit en quelques minutes. Je l'écoute d'une oreille distraite, occupée à scruter chaque détail autour de moi. On peut parfaitement bien s'entraîner ici, il y a des armes et des zones pour la magie, des ouvertures sur la forêt idéales pour travailler le physique. Ils se sont vraiment bien organisés, c'est impressionnant.

— Alors, ça te donne envie ? me lance le sorcier à mes côtés.
— Envie de quoi ? De rester ici ?

Il hausse les épaules, s'adossant au battant d'une porte menant à une salle d'armes.

— Je n'ai rien à faire ici, soufflé-je alors. Je ne suis pas des vôtres.

Il laisse échapper un ricanement, et redresse le menton.

— « Des vôtres », répète-t-il en agitant la main d'un air théâtral. Nous, les Bannis, dangereux criminels voulant attenter à la tranquillité de ton cher peuple, pardonnez moi mademoiselle.

Face à son ton plus que sarcastique, je ne peux réagir qu'en pinçant les lèvres. Il penche la tête, et je le vois alors baisser les yeux vers mes poignets.

— J'imagine que tu veux te défaire de ces trucs, non ? m'interroge-t-il en désignant mes menottes.

J'arque les sourcils pour lui répondre. Évidemment que je veux m'en défaire. J'en rêve, je rêve de récupérer mes capacités et m'enfuir d'ici le plus vite possible.

— Je pense que tu t'en débarrasseras dès que tu seras de notre côté, sourit Derek.

Je soupire, et il me fait signe de le suivre dans la pièce derrière lui, où sont entreposées diverses armes. Me tournant le dos, il agrippe deux sabres et m'en lance un. Je le rattrape avec agilité, et l'interroge du regard.

— Je t'ai vu te battre, hier soir, fait-il. Tu te débrouilles bien mais tu as encore des fragilités. Et comme Jorah t'as laissée sous ma surveillance...
— Je ne m'entraînerai pas, déclaré-je alors en devinant ses pensées.

Je fais mine de lui redonner l'arme, mais il la repousse en m'adressant un regard insistant.

— Arrête. Tu n'as pas envie d'extérioriser un peu ? Tu sais, ces menottes, elles réduisent tes capacités psychiques mais pas physiques.

J'inspire sans répondre, gardant le bras tendu vers lui. Puis, après avoir soutenu son regard pendant de longues secondes, je lâche un grognement silencieux et baisse les yeux.

— Je fais ça juste pour me canaliser et ne pas me barrer en courant, dis-je d'une voix la plus froide possible.

Derek ricane, et me fait signe de le suivre.

— À ta place j'éviterai de faire ça, tes menottes t'électrocuteront dès que tu sortiras du camp.

Je sens mes mains trembler. Je serre le manche du sabre avec fermeté, et me racle la gorge alors que Derek m'emmène à une des zones de combat libres. En regardant brièvement autour de moi, je remarque que les gens m'ont reconnue, et me scrutent assez peu discrètement.

— Bon, lance Derek en brandissant son arme. Tu me montres de quoi tu es capable ?

J'inspire lentement, et hoche la tête, le visage fermé. Jorah n'est pas dans les parages, autant en profiter. Je suis la première à donner un coup, que Derek pare rapidement. J'enchaîne, sentant une adrénaline qui me manquait dans les muscles, n'écoutant plus que le battement de mon cœur dans mes tempes.

Les lames brillent et s'entrechoquent dans un bruit retentissant, je m'agite follement et roule au sol, voulant prendre le dessus à tout prix. Je respire bruyamment, sentant que ce qu'il se passe en moi n'est pas habituel. Je ne suis plus animée par la magie, et il n'y a plus que ma rage qui s'exprime.

Nos mouvements sont brutaux, vifs, et je vois que Derek est attentif. Je ne prends même plus la peine de réfléchir et fonctionne à l'instinct. Sentant ma respiration se saccader, j'accélère et serre les dents, sentant ma poitrine brûler sous l'effort. Je vois que Derek faiblit et me dévisage de plus en plus au fur et à mesure que j'enchaîne les coups, et je pousse un juron rageur alors qu'il tombe à terre. Je saute et tombe à genoux au dessus de lui, et d'un coup sec, je frappe le sol du bout de ma lame à quelques centimètres de son crâne en laissant échapper un gémissement rageur de ma gorge nouée.

En m'arrêtant brutalement, je sens une violente décharge irradier mes bras et je lâche un petit cri en laissant tomber mon arme. Tremblant de tous mes membres, je me redresse sans quitter des yeux le visage sidéré de Derek, qui, cloué au sol, me lance un regard brillant, ahuri. Je me remets sur mes pieds et il m'imite après un instant d'hésitation. Je prends une profonde inspiration, baissant les yeux vers mes bras brûlants et tendus, sentant des sanglots enfouis dans ma gorge piquer mes yeux. Pendant ces quelques minutes, j'ai totalement perdu le contrôle de moi même. Je n'entendais plus rien, ne sentais plus rien. C'est comme si tout en moi avait jailli avec violence, sans que je puisse l'empêcher.

Derek se baisse pour attraper le sabre que j'ai laissé tomber, et me le tend avec hésitation. Je le fixe sans bouger.

— Ça va ? s'enquiert-il alors.

Je déglutis et hoche lentement la tête, en levant les yeux autour de moi avec appréhension. Tout le monde s'est arrêté, et me regarde d'un air interdit. Je frémis, et inspire longuement. J'ai encore le cœur qui bat à tout rompre, les muscles si tendus qu'ils sont douloureux et la nuque trempée de sueur.

— On dirait que tu avais pas mal de choses à extérioriser, remarque Derek en penchant la tête, les sourcils froncés.
— Sans blague.

Je suis au bord des larmes, sans pouvoir l'expliquer. L'effort physique a fait ressurgir toutes mes faiblesses enfouies, et trop refouler mes émotions semble être une bien mauvaise idée.
Soudain, Derek m'agrippe l'avant bras et s'approche à quelques centimètres de mon visage pour scruter mes yeux. J'ai un mouvement de recul, et il plisse le front sous la réflexion.

— Tes yeux ont brillé pendant une seconde quand tu étais au dessus de moi, déclare-t-il à mi-voix.

Je l'interroge du regard. Mes yeux ne devraient pas s'animer si je suis privée de magie.

— Tu as réussi à utiliser tes pouvoirs ? m'interroge-t-il.
— Non. Je l'aurais senti.

Je n'ai senti aucune magie en moi, seulement des émotions violentes. Mais cette décharge violente dans mes bras m'amène à douter. Après avoir examiné mes poignets, Derek acquiesce.

— Tu as été électrisée. Ta magie a été repoussée. Tu as réussi à la faire sortir un peu alors qu'elle est normalement bloquée... Comment ?

Je ravale difficilement ma salive, et ne parviens pas à répondre. Je me contente de soutenir son regard, alors que les gens autour se désintéressent de moi.
J'entends des pas lents derrière moi, et me retourne quand Derek regarde par dessus mon épaule. Jorah vient de revenir, accompagné d'une belle femme aux cheveux rouge vif, ressortant magnifiquement sur sa peau foncée. Je devine que c'est la fameuse Kali que Jorah cherchait, sûrement responsable de cet endroit.
Elle confirme rapidement mes pensées en se présentant.

— On a un peu discuté, lance-t-elle ensuite, et je pense que je t'accompagnerai dans ton entraînement pour les prochains jours.

Je sens ma respiration s'accélérer, et j'ai du mal à ignorer le regard affreusement insistant de Jorah.

—Dès que tu seras prête à commencer, on pourra se lancer dans ta préparation, fait-il alors.

Je serre les poings, et je vois alors Derek faire signe à Jorah. Lorsqu'ils s'éloignent pour discuter, je pince les lèvres, sachant pertinemment que Derek va rapporter le petit incident. Je reporte alors mon attention sur Kali, qui vient de récupérer le sabre avec lequel je me suis battue.

— Vous avez combattu, hier soir ? lâché-je alors.

Elle me lance un regard interloqué, les sourcils haussés, puis son expression se calme.

— Oui, j'ai combattu.

Lorsqu'elle me tourne le dos pour rejoindre la salle d'armes, je la poursuis, prête à lui démontrer mes réticences.

— Ne joue pas les choquées, s'exclame-t-elle. Tu t'es battue aussi, non ? Tu as tué des miens aussi, non ?

Son regard perçant me fait frissonner, et je suis obligée de baisser la tête, ne trouvant pas quoi redire. Elle a raison. Elle a combattu contre mon peuple, j'ai combattu contre le sien... Et j'ai tué.

— Heaven ! résonne alors derrière moi.

Alors que je m'apprêtais à lâcher une réponse cinglante à Kali, je me retourne. Jorah me fait signe de me presser.

— On y va.

Je mets quelques secondes avant de comprendre qu'il est tendu, et obtempère sans poser de questions. Jorah salue Kali et Derek, et je lui emboîte le pas jusqu'à la sortie.

— Tu en as pensé quoi ? s'enquiert-il alors.

Je hausse les épaules.

— De toute façon, ce n'est pas dans mes plans d'y retourner.
— Dans tes plans, répète-t-il. Dans tes plans...

Nous débouchons dans coin où je vois que tous les aménagements ont été faits pour que les enfants jouent. Formant une sorte de parc, l'endroit est inondé de familles. En les observant, ma gorge s'assèche. C'est un vrai peuple, et ces familles sont là pour le prouver. Hier, en tuant sans vouloir me l'avouer, j'ai sûrement brisé les vies de certaines d'entre elles. J'ai peut-être arraché ses parents à un enfant. Après avoir passé tant d'années victime d'une injustice, je me suis hier transformée en bourreau.

— Pourquoi ne pas essayer de faire la paix avec Érédia plutôt que de la combattre ? déclaré-je, sans quitter des yeux les enfants devant nous.

Je vois du coin de l'œil Jorah se raidir, et soupirer.

— Parce que les Bannis ont déjà essayé, il y a des années, de revenir, de négocier. Érédia n'a jamais voulu céder. Bouleverser ainsi des lois ancestrales, jamais une telle puissance ne le ferait.

Je frémis.

— Encore un exemple de ton ignorance, ajoute-t-il.

Je me retourne vers lui, outrée, et il reste de marbre, parfaitement imperturbable. Je soutiens son regard saisissant, et ne trouve rien à lui répondre. Il a raison, je ne sais pas tout, je ne sais presque rien finalement. Mais je pense avoir un esprit critique assez clair pour comprendre que cette guerre est insensée, et qu'en aucun cas Érédia ne devrait en pâtir.

— Vous faites ça pour vous ou pour eux ? soufflé-je, luttant difficilement contre mes émotions.

Jorah étire légèrement les lèvres.

— J'ai autant besoin d'eux qu'ils ont besoin de moi. Nous avons le même combat, et je suis prêt à tout pour le gagner, car c'est grâce à eux que je peux revivre aujourd'hui.

Mes yeux me picotent, et je détourne vivement le regard. Après un court silence, je reprends la parole.

— Je comprends qu'ils regrettent et veuillent revenir à leur place d'avant. Mais s'ils sont ici, c'est uniquement de leur faute. Je ne peux pas me battre pour un peuple qui veut faire subir ses erreurs à un autre.

— Tout n'est pas tout blanc ou tout noir, Heaven, soupire Jorah. L'idéal, ce serait une simple modification des lois pour rendre la vie des Bannis moins dure, mais c'est impossible.

— Pourquoi vous ne négociez juste pas avec votre frère ?

Il ricane.

— Il n'y a pas plus conservateur qu'Elijah. Et je sais parfaitement ce qu'il pense de tout ça. S'il y a bien une chose qu'il ne changera pas, ce sont les règles qui permettent la stabilité d'Érédia.
— Il protège son peuple.
— Et j'essaie de faire valoir la parole du mien.

Soudainement piquée au vif, je me retourne brutalement.

— Pourquoi vous essayez de vous faire passer pour un Banni ? vociféré-je. Pourquoi vous voulez faire croire que vous avez toujours soutenu leur cause ? Vous en avez banni, des gens, non ? Sans aucun scrupule, j'imagine.

Il ne dit rien, et me regarde, les poings serrés, les yeux brillants. Il est touché, je le vois. Alors je poursuis, intérieurement déchaînée, les larmes aux yeux. J'ai du mal à contrôler ma voix tremblante et hausse le ton dans un élan de colère.

— Et en aucun cas vous ne pouvez vous placer comme quelqu'un qui a été rejeté par son peuple parce qu'il voulait "voir plus loin" ! Vous avez éradiqué une race entière, voire deux, pour le seul accomplissement de vos ambitions. Vous êtes un psychopathe qui aurait dû mourir, pas un incompris.

Je sens les larmes brouiller ma vue, et les essuie d'un geste rageur. Je ne supporte pas de le voir ainsi, en face de moi, en position de pouvoir et d'une telle impassibilité.

— Je vous hais, pesté-je. Je vous hais, et je hais le fait que vous me montriez ce peuple comme un argument pour votre combat. Si je pouvais, je vous tuerais sur le champ, je ferai comprendre à tous les Bannis qu'ils ont le pire dirigeant que l'on puisse imaginer.

Je tremble de tous mes membres, et je crois qu'il ne m'est jamais arrivé d'être aussi énervée, et aussi brisée. Je suis déchirée entre la tristesse et la colère, entre la peur et l'adrénaline. Je fusille littéralement Jorah du regard, ne contrôlant plus ni ma voix ni mes larmes, et il ne bouge toujours pas. Il est toujours aussi stoïque, gardant toute l'émotion que je lis dans ses yeux étincelants à l'intérieur. La mâchoire contractée, je peux sentir toute la rage émaner de lui, et je sais qu'il serait capable de tout à cet instant. Mais je n'en ai plus rien à faire. Alors je me jette sur lui. J'ignore toute crainte, oublie les spectateurs, et fonds sur lui avec un grognement étranglé. Il me repousse sans effort, et je vois qu'il commence à perdre son air calme. Je recommence, mais il utilise toujours ses pouvoirs pour m'empêcher de le toucher.

— Allez ! Utilisez la magie ! hurlé-je. Si j'avais mes pouvoirs, vous savez parfaitement que je vous aurais déjà détruit !

Je m'élance de nouveau, et cette fois, il me laisse faire. Je le frappe, lui donne des coups à chaque endroit que je peux atteindre, mais il bloque mon poing entre ses doigts. Je soutiens son regard, les lèvres tremblantes, et sens de nouveau des larmes rouler sur mes joues. Je ne peux rien faire contre lui sans la magie, je le sais bien.

— Je peux vous promettre que dès que j'aurai retrouvé mes pouvoirs...
— Quoi ? m'interrompt-il, parlant pour la première fois depuis le début de notre conversation.

Il jette mon poignet et me force à reculer, m'adressant un signe de tête empli de mépris.

— Quoi ? répète-t-il violemment. Vas-y, dis moi ce que tu feras,  ô grande hybride née de mon sang.

Je serre si fort les poings que je peux sentir mes ongles blesser mes paumes, et ai mal à la mâchoire tant elle est contractée. J'aurais aimé garder le contrôle plus longtemps, ne pas lui montrer à quel point j'étais révoltée, mais j'en suis incapable. Face à lui, je me retrouve à découvrir des côtés de moi que je n'aurais jamais soupçonné, des démons enfouis depuis toujours que je déverse, impuissante, sur celui qui les a fait naître.

Je réprime un nouveau sanglot, et secoue violemment la tête. Je jette un coup d'œil derrière moi, et me rends compte que les enfants ont assisté à toute la scène, leurs parents scandalisés tentant de les en éloigner. Peu importe. Qu'ils blâment le monstre qui m'a mis dans un tel état.

Je ne daigne même plus regarder Jorah, et pars sans l'attendre. Je sais qu'il finira par me suivre, mais je suis bien trop tourmentée pour y penser. Voilà où j'en suis, maintenant.

— Heaven !

Je sais que c'est lui, alors je ne me retourne pas, et continue de traverser le camp, sillonnant les allées sans but. Peut-être que si je vais au bout, je me ferai électrocutée, mais au moins j'aurais essayé.

Soudainement, Jorah me bloque le passage, et je recule en titubant. Sur son visage, il n'y a cette fois ci plus aucune tentative de dissimulation. Il est déformé par la frustration et l'envie de m'étriper. Et pendant un instant, je remercie les Bannis d'être aussi nombreux autour de nous, car je sais que ce sont eux qui empêchent Jorah de sévir directement. Il redresse le menton, et m'attrape la main, en apparence calmement, mais si fermement qu'il me l'engourdit. Il pivote, et me tire brutalement au milieu du camp. Je le suis en courant presque, la tête embrumée, la peur resurgissant en comprenant qu'il compte nous isoler.

Et alors que nous arrivons presque au bâtiment principal du camp, une voix déchire l'air et hurle mon nom. Et je mourrai si je disais que je ne l'aurais pas reconnue entre mille. Je me retourne, le cœur brûlant ma poitrine, et me débats entre les doigts de Jorah, cherchant à tout prix la provenance de l'éclat de voix. C'était, lui, j'en suis sûre. Ça ne pouvait être que lui.

— Jake ! Jake ! m'étranglé-je alors, émue rien qu'en prononçant son nom.

Mais rien, je ne vois rien, n'entends rien. Un sanglot remonte dans ma gorge, et j'arrête de lutter quand Jorah m'entraîne de nouveau vers le bâtiment principal. Je n'ai pas halluciné, j'ai vraiment entendu sa voix, ça ne pouvait pas être mon esprit, ça ne pouvait pas...

Je reconnais le chemin pour retourner à la chambre dans laquelle je loge, et le laisse me pousser à l'intérieur. La porte claque violemment derrière Jorah, et nous enfermés dans un silence complet. Je le vois balancer sur le lit le carnet qu'il m'a donné tout à l'heure. Je ne me rappelais même pas l'avoir lâché. Je sens mon cœur battre contre mes tempes, et ma respiration se saccader.

— Vous avez Jake ! Il est où ? fulminé-je.
— Arrête, tu délires complètement.
— Je l'ai entendu ! Je sais qu'il est là !
— Heaven !

Son ton tranchant me coupe la respiration, et je sens alors son regard me transpercer littéralement. Un spasme passe dans tout mon corps, et ma cage thoracique se détend brutalement. Je n'arrive pas à détacher mes yeux des siens, et je ne mets qu'un instant à comprendre qu'il utilise ses pouvoirs sur moi. Il arrive à me faire taire, à me soumettre à son esprit.

— Ne... soufflé-je.

Mais je n'arrive plus à parler, et je me laisse tomber à genoux, haletante. Jorah lâche enfin son emprise psychique, et une douleur brutale et aiguë passe dans mon crâne. Je lâche un gémissement, et me recroqueville sur moi-même lorsque je n'ai plus mal.

— Pourquoi vous faites ça... sangloté-je. Pourquoi vous me faites ça...

Je tremblote, à bout de forces. Jorah s'accroupit devant moi, et il passe un doigt sous mon menton pour le relever. Il m'oblige à le regarder, et j'ai l'impression de suffoquer. Quand il est près de moi, je me sens si mal que je pourrais m'évanouir.

— Heaven, déclare-t-il alors, d'une voix trop calme pour être sereine. Tu n'es visiblement toujours pas décidée à te joindre à moi, d'accord. Là, tu as eu un minuscule aperçu de ce dont je suis capable pour te soumettre. Et je n'ai même pas levé un doigt sur toi.

Je dégage ma tête, et me remets sur pieds avec difficulté, sans un mot.

— Ce soir, poursuit-il, j'ai organisé un bal en ton honneur. Après ça, tu me donneras ta réponse. Et quelle qu'elle soit, on commencera demain ta préparation.

Je ne réponds pas, secouant lentement la tête. Et lorsqu'il se tourne pour sortir, j'ose dire quelques mots.

— Où est Jake ?

Jorah ne daigne même pas me regarder, mais je vois un sourire en coin se dessiner sur son visage.

— Pas là, répond-il. Personne n'est là, et personne ne viendra te chercher, Heaven.

Et à ses mots, il ouvre la porte et la referme avec fermeté. Je reste pantoise pendant de longues minutes, vidée, et me laisse tomber sur mon lit en jetant au loin le carnet qui y était. Je réprime les larmes dans ma gorge, fatiguée de pleurer par la faute de cet homme, et souffle lentement. Je ferme les yeux pour me calmer, et je finis par ne plus compter le temps qu'il me faut pour me détendre. Je me redresse alors, et m'adosse au mur, les jambes tendues sur mon lit. Il faut que je me ressaisisse, je ne me le suis pas assez répété. Bordel, je n'ai pas enduré toutes ces semaines d'apprentissage pour me laisser faire comme ça. Je suis plus forte, il faut que je le sois.

Je songe au combat que j'ai eu tout à l'heure avec Derek. Je suis parvenue à faire ressurgir un semblant de magie malgré l'entrave de mes menottes. J'ai vite été arrêtée par ces dernières, mais j'ai quand même réussi à dépasser une de ses limites. Alors, si j'arrive à recommencer, cette fois-ci volontairement et en luttant contre le pouvoir des menottes, peut-être que je pourrai m'en débarrasser.

Je respire tranquillement. Une possible solution vient d'émerger. Ce soir, je tenterai de me défaire, et si j'y parviens, je m'enfuirai, et j'abattrai tous les obstacles sur mon passage. Je frissonne. Imaginer retrouver mes pouvoirs, ma magie, me procure un sentiment indescriptible. Sans elle, je ne suis qu'une partie de moi-même. Si l'on m'avait dit il y a deux mois que je penserais ça, j'aurais sûrement ri.

En repensant aux derniers mots de Jorah, je sens l'émotion obstruer ma gorge de nouveau. Je me sens si seule que mon imagination m'a forcé à croire que Jake était là. Sa voix paraissait pourtant si réelle... Mais penser qu'il est là tout près de moi et inaccessible, est sûrement pire que de le penser loin mais en sécurité et probablement à ma recherche. Il n'y a aucune raison qu'il soit là. Je dois l'enlever de ma tête. Il va bien, je le retrouverai plus tard, quand je sortirai.
Lorsque je sens que je recommence à penser à mes amis, je secoue la tête et me le refuse. Hors de question que je faiblisse une nouvelle fois.

Je vais me rafraîchir en passant de l'eau gelée sur mon visage, et m'assieds au centre de la pièce, respirant profondément. Je tends mes bras devant moi, et fixe mes menottes avec détermination. Je dois essayer dès maintenant.

Je me concentre, tente de me rappeler de chaque sensation que je ressens habituellement à l'activation de mes pouvoirs, ferme les yeux, tends mes muscles. Mais rien ne se passe, je ne sens rien. Je claque la langue. Tout à l'heure, c'était mes émotions qui me contrôlaient et pas l'inverse, tout était inconscient. C'est pour ça que ma magie est revenue. Mais quand je me suis battue avec Jorah, à aucun moment je me suis sentie comme avec Derek, les sensations étaient totalement différentes. Et je n'arrive pas à comprendre pourquoi.

Je lève les yeux vers le plafond. Il faut que je prenne aussi en compte la puissance Jorah. Si j'arrive à récupérer ma magie, je ne suis finalement pas si sûre de parvenir à le battre. Je suis peut-être plus puissante que lui d'un point de vue biologique, mais je confronterai mon petit mois d'expérience à un Sylphe dont la puissance est sûrement à son paroxysme. J'ai beau savoir que je suis capable de beaucoup de choses, je doute que l'impossible en fasse partie. Faudrait-il que j'attende de mieux développer mes pouvoirs pour le vaincre, en feignant de m'être jointe à lui ? Ou est-ce que je devrais essayer ce soir malgré tout ?

Je passe mes mains sur mon visage. Je suis complètement indécise, et je sais que je n'arriverai pas à me concentrer dans un tel état d'esprit.

*  *  *

J'ai fini par m'endormir quelques minutes après m'être arrêtée de réfléchir, épuisée malgré moi. Il semblerait que j'ai dormi tout l'après-midi, puisque l'horloge qui a été accrochée au mur en mon absence affiche six heures. Je me suis réveillée il y a une heure, et je n'ai pas bougé, mon regard alternant entre les aiguilles de l'horloge  et le carnet répertoriant les expériences de Jorah. Je sais qu'il contient des informations que je veux depuis des semaines, mais j'ai peur que l'ouvrir me déstabilise trop. Assister aux sévices qu'a subi ma mère, aux prémices de mon "élaboration", je ne sais pas si j'y suis prête...

Je me lève, finalement décidée à le lire malgré tout. Mais je suis brutalement arrêtée par le son de la porte qui s'ouvre à la volée, et je me fige en apercevant Jorah s'avancer. Pendant quelques secondes, aucun de nous ne parle, puis il me balance une housse à vêtements  sans détourner le regard. Je l'attrape en vol, et fronce les sourcils.

— La réception commence dans une heure. Sois prête, que je n'ai pas à venir te chercher moi-même.

Je ne préfère pas répliquer, et me tais, le regardant repartir en laissant une atmosphère glaciale dans la pièce. Je secoue la tête, et ouvre la housse pour en dévoiler le contenu. En découvrant une robe et des escarpins, je comprends mieux. Je sors la robe, et reste bouche bée malgré moi. Elle est magnifique, faite d'un noir satiné aux reflets bleus, semblant aussi bouffante que décolletée. Pendant un instant, je suis surprise que les Bannis aient de telles tenues, mais ravale ma naïveté.

Je m'habille quelques temps après, ne daignant pas réfléchir avant d'enfiler la tenue que Jorah a sûrement précautionneusement choisi. Peu importe, obéir à ses ordres ne changera rien à mes objectifs.

Une fois prête, je me regarde dans le miroir, et soupire. J'ai l'air si vieille... J'ai dix-sept ans, et j'ai l'impression que des années d'épuisement se sont déjà inscrites sur mes traits. J'ai incroyablement changé, et je pense que je préfère ne pas m'en rendre compte.

À sept heures, comme prévu, deux Bannis viennent me chercher. Je les suis sans piper mot, et respire profondément, sentant mon cœur s'affoler à chacun de mes pas. Crispée, je lève ma robe quand nous descendons les escaliers, et je devine rapidement que le bal se tient dans le "palais" où je loge. Comme à Érédia...
Je ne fais plus attention à l'escorte des deux sorciers près de moi, et pousse la porte d'entrée.

Je sens alors mon cœur s'arrêter lorsque je fais face à l'incroyable foule des Bannis, divisée pour former une allée directe vers l'estrade illuminée au fond. Je distingue clairement la silhouette de Jorah sur celle-ci, le menton relevé, et peux presque sentir d'ici sa force. Je tremble, et ai du mal à cacher mon affolement. Je n'ose pas regarder les Bannis, et ferme les yeux pour me calmer. Je n'imaginais pas une telle situation.

Soudain, je sens les mains de mes accompagnateurs se poser sur mon dos, et me pousser doucement. Je manque de trébucher, et inspire. Je sais parfaitement ce que je suis censée faire, mais je ne veux pas. Parce que je sais que je vais me retrouver confrontée directement à ce peuple, et que je ne le supporterai pas.

Mais je le fais. Lentement, le cœur bondissant, je marche dans l'allée, et seul le bruit de mes pas brise le silence oppressant qui règne. Je sens que tous les yeux sont braqués sur moi, et lutte contre l'envie de me recroqueviller sur moi-même. Lorsque j'arrive enfin à l'estrade, Jorah prend ma main pour me guider vers le centre. Alors, je me retrouve face à des centaines de Bannis, me fixant comme si j'allais leur livrer la lune. Je déglutis, et ma gorge me pique tant la nervosité la serre. Je ne supporterai pas, je le sais. Je n'ai rien à faire ici.

— Je vous présente Heaven Caldwell, tonne alors l'ancien roi à mes côtés. Celle qui semblait être un mythe, cette hybride surpuissante qui assurera votre victoire. Elle est à présent ici, et je vous prie de l'accueillir comme elle me mérite.

Aussitôt, les applaudissements et acclamations inondent la salle, et ma respiration se bloque. Je secoue instinctivement la tête, mais sens alors une pression derrière celle-ci, et un murmure se glisse près de mon oreille :

— Pas une seule rébellion ce soir, Heaven. Tu fais comme je le décide.

Le frisson violent qui longe mon corps me force à crisper tous mes membres, et j'entends alors Jorah s'éclaircir la voix quand la foule se calme.

— Si vous avez des questions, n'hésitez pas. Ce bal est organisé en son honneur, pour que chacun d'entre vous se rassure.

Je sens la panique remonter en moi, car je ne sais pas quoi faire dans une telle situation. Je ne peux pas m'enfuir, je ne peux pas m'exprimer, je suis simplement la bête de foire censée répondre aux désirs de chacun. J'en ai la nausée.

— Comment sait-on si elle est vraiment de notre côté ? s'écrie alors un Banni dans la foule.

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je ne le suis pas. Je ne suis pas de votre côté.

— Dis lui, Heaven, sourit alors Jorah.

L'hypocrisie que je lis sur son visage à cet instant me noue l'estomac, et je me racle la gorge avant de m'efforcer de répondre, sachant que je suis dans une impasse.

— Je... Je soutiens ceux qui ont besoin de moi. Et... Et Érédia n'a pas besoin de moi.

Dire ses mots me brûlent la langue mais je sais qu'ils sont nécessaires. Durant une seconde, je me prends presque de pitié pour tous ces Bannis. Ils sont aveuglés, manipulés, et ils croient en moi. Ils ont de l'espoir, et sont persuadés que je les aiderai à gagner. Mais au final, je le vaincrai; et c'est... triste.

— Si elle est vraiment de notre côté, pourquoi est-ce qu'elle a encore ces menottes ?

Un violent tremblement secoue alors mon corps. Cette voix, je suis persuadée de la connaître. Je cherche du regard mon interlocuteur, et lorsque celui-ci lève la main pour m'y aider, je suis clouée sur place, paralysée par le choc qui assène alors mon crâne. Un sanglot s'étouffe dans ma gorge, et j'entrouvre les lèvres, si désemparée que je n'y crois pas pendant un long instant. Je connaissais en effet cette voix. Parce que c'est celle de Thaniel.

_ _ _ _ _

Voilà pour le chapitre 3 ! J'espère qu'il vous a plu !

Qu'en avez vous pensé ? Le pétage de plomb de Heaven, le fait qu'elle croit (ou pas ?) entendre Jake, Thaniel chez les Bannis...

Désolée pour l'attente, je vous avais prévenus que ça allait être compliqué :( Au moins, le chapitre est long, et j'espère qu'il était bien !

D'ailleurs, vous préféreriez que je poste des chapitres plus courts mais du coup plus souvent, ou ça vous va comme ça ?

Donnez moi aussi votre avis sur l'avancement de l'histoire tout ça, pour savoir ce qui va et ne va pas !

À bientôt pour la suite, bisouus ♥️

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