Trentième Chapitre.
[Heaven a décidé de se sacrifier, et a mis fin à sa vie. Peu de temps après, Jake l'a découverte, et a assisté au repliement des Bannis, signant la fin de la bataille. Retournant chez Zac, l'espoir est revenu quand ce dernier a pansé les blessures de Heaven et l'a mise dans une enveloppe glacée, dans le but de la conserver jusqu'à son éventuel réveil des limbes.]
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Le néant. La mort. Le noir. L'absence de temps, de sensations, d'émotions.
Puis, les premières sensations.
Et soudain, la chute.
Avec un spasme d'horreur qui ranime tout mon corps, je rouvre les yeux et me redresse en respirant si fort que ma tête tourne. Je prends mon souffle comme si je n'avais jamais respiré, ma gorge me brûlant à tel point que chaque inspiration est un supplice. Mon corps entier est parcouru de tremblements, et je suis obligée de plaquer mes mains au sol devant moi pour ne pas retomber en arrière. Mon cœur me fait affreusement mal, je le sens peiner à battre et faire pulser le sang en moi comme s'il ne l'avait plus fait depuis une éternité, puis s'enflammer si frénétiquement qu'il serre ma poitrine à m'en faire suffoquer. Je sens mes veines se remettre à battre, mon sang bouillonnant sous chaque parcelle de ma peau. Mes poils se hérissent, ma chair me brûle, mes organes se retournent.
Je reconnais la lumière d'un soleil éteint, le silence, l'impression que le temps s'est arrêté. En une seconde, je reconnais les limbes. Mais cette fois, je réagis différemment.
Ce n'est pas comme la dernière fois. Je le sens jusqu'au plus profond de moi, et mon esprit me hurle la panique qui m'enserre tout de suite les entrailles.
Cette fois, ça ne s'arrête pas. J'ai mal, partout, et tout se bouscule à une vitesse qui fait tanguer mon crâne. Plus les secondes passent, plus mes membres se tendent et plus mon cœur accélère.
Je plaque instinctivement ma main sur mon ventre censé être meurtri et ensanglanté. Mais je n'y trouve aucune plaie, ce qui m'assène un nouveau coup inattendu. Je n'ai plus aucune marque de la guerre, plus aucune crasse sur ma peau, aucune écorchure. Je ne suis pas moi, je suis la dernière image que j'ai eu de moi avant de sceller ma destinée. C'est encore plus sadique, et bien plus dévastateur.
Je serre les poings, assaillie par des bouffées de chaleur et des vertiges insoutenables. J'ai l'impression de me remettre à suffoquer et à perdre connaissance, envahie d'un torrent de sentiments épuisants. Alors, je me laisse tomber à terre à arrière, fixant le ciel d'un regard hagard, suppliant pour que ma torture cesse. Et au fond de moi, je sais que ça va s'arrêter. Je sais que c'est moi même qui m'inflige ça, parce que je suis véritablement morte, cette fois. Je fais subir à mon corps tout ce que mon âme est en train d'endurer, pour me montrer que tout est différent.
J'aimerais hurler, mais les cris ne sortent pas. J'aimerais pleurer, mais les larmes ne coulent pas. Je suis tétanisée, abattue par les coups de la mort que je vois tomber sur moi sans pouvoir réagir. Je regarde le ciel, et fais face à la réalité qui me frappe sans pitié.
Je suis morte, pour de bon cette fois. Et je suis dans les limbes. Je vais devoir retrouver ma mère, accomplir ma mission, et tout faire pour sortir de cet enfer. Et peut-être que je n'y arriverai pas. Voilà la vérité.
Mon cœur ne se calme pas mais je m'habitue aux battements qui résonnent dans tout mon corps et me plongent dans un état second. Je crois que je me mets inconsciemment dans une sorte de transe pour supporter tout ce qui vient de m'arriver.
Je reconnais parfaitement l'endroit dans lequel je suis allongée. Cette rue menant directement au château, celle dans laquelle j'ai planté ma dague dans mon ventre et ai donné mon dernier souffle, celle où je me suis abandonnée au néant. Je suis partie sans même songer à ce qui adviendrait à mon corps. Peut-être que ma dépouille a été piétinée, brûlée, enterrée. Peut-être que je ne retrouverai jamais mon enveloppe charnelle, que je resterai coincée ici parce que personne ne se rendra compte que mon âme vit encore.
Peut-être que ma mort n'a pas suffi à arrêter le combat. Que ferai-je si j'ouvre les yeux sur une Érédia rasée et sous le pouvoir de Jorah, éteinte et vide de tous mes proches ? J'aurais fait tout ça pour rien, pour des espoirs qui ne verront jamais le jour ?
J'ai quitté Érédia sans avoir aucune certitude, et je paie à cet instant le prix de ces doutes. Je me prends de plein fouet l'acte irréparable que j'ai commis, ne répandant qu'une souffrance infinie en moi. Les secondes passent et c'est comme si mon âme elle aussi agonisait.
Je pensais qu'après avoir fait ce choix, je me sentirais fière d'avoir osé, d'avoir atteint mon objectif, d'avoir détruit les espoirs de Jorah sous ses yeux. Mais malgré tous mes efforts, je ne sens qu'une immense culpabilité. Et elle m'emplit, elle me noie, m'empêche de me calmer. Elle ne me quitte pas et veut m'achever, me faire subir tout le poids des vies que j'ai laissées derrière moi, que j'ai abandonnées sans rien savoir.
Si mon corps survit, que penseront mes amis ? Vont-ils me trouver, sauront-ils quoi faire ? Vont-ils comprendre que je ne les ai pas quittés, que je veux les rejoindre le plus vite possible ?
À cette pensée, mon cœur se serre si douloureusement que je me redresse en étouffant un hoquet. Songer à Jake, Joyce et Zac face à mon cadavre me retourne le ventre, et les larmes montent toutes seules dans ma gorge. Je n'ai même pas pensé à la première réaction qu'ils auraient en me voyant, noyée dans une mare de mon sang. Et penser qu'ils assisteront à ma mort me fait encore plus mal que tout ce que je peux envisager. J'ai agi dans l'urgence, j'aurais voulu les prévenir. Face à Jorah, je n'avais aucune autre échappatoire, et j'ai donc dû me résoudre à les abandonner sans imaginer leur réaction.
Je ferme les yeux en tressaillant. Je veux me réveiller, tout de suite. Je veux revenir à leurs côtés et les serrer contre moi, mettre fin à leur souffrance et les rassurer. Je ne veux pas qu'ils aient mal par ma faute, ils ont vu trop d'horreurs, ils ne méritent pas ça.
Mais qu'est-ce que j'ai fait ?
Les jambes flageolantes, je me force à me mettre debout. Je vacille donc, seule au milieu d'une rue déserte. Ayant l'impression de réapprendre à marcher, je titube en m'éloignant, retraçant le parcours que j'ai fait durant la guerre. Dans cette illusion d'Érédia, je revois les gravats, la poussière. Je revois les corps, j'entends les hurlements, je revois les éclats de lumière. Je revois Molly mourir sous mes yeux, Joyce se battre, Jake passer devant moi. Je revis chaque instant qui a fait de cette bataille le déclencheur décisif de mon sacrifice, et je ressens peu à peu tout ce qui a explosé en moi. J'ai cru que le combat ne s'arrêterait jamais, que j'allais voir tout le monde tomber à terre. J'ai cru qu'il n'y avait aucune solution, jusqu'à ce que je me retrouve au pied du mur. J'étais la solution, depuis le début. Et si j'avais décidé de me planter cette lame dans le ventre plus tôt, j'aurais pu éviter tous ces morts. J'aurais pu prévenir mes amis, être sûre qu'ils me faisaient confiance, qu'ils n'auraient pas mal. J'aurais pu préserver Érédia et toutes les vies qui l'habitent.
Mais au lieu de ça, j'ai attendu le dernier moment, où le chaos faisait déjà rage. J'ai laissé pleuvoir les corps, sans me rendre compte. J'ai laissé Molly mourir, sans me rendre compte.
Instinctivement, ma main se plonge dans la poche de mon pantalon et y trouve le pendentif de mon amie. Je viens à peine de me rappeler de l'acte qu'elle a elle même accompli aujourd'hui. En voyant ses larmes continuer de briller de mille feux à l'intérieur du petit flacon perlant de sa chaîne argentée, je n'arrive pas à réprimer mes sanglots, et mon visage est rapidement inondé de mon propre chagrin. Silencieusement, je fais passer la petite fiole à mon cou, et son pendentif vient frapper délicatement le mien. À présent, ses larmes sont unies à mes ailes, gravées sur ma peau. Et elles me rappelleront tous les jours que je n'ai pas fait ça pour rien. Mon sacrifice doit avoir un sens, et celui de Molly aussi.
Je me souviens du silence qui a suivi mon effondrement. Il est gravé en moi à jamais, et il a été la dernière chose que j'ai entendu avant de m'éteindre. L'absence totale du vacarme de la guerre. Le combat s'est suspendu à la seconde même où je suis morte, et c'est la seule chose qui doit me persuader de ne pas abandonner. Si j'étais leur seul espoir de victoire, j'ai mis fin à la guerre pour le moment.
Cela veut dire que j'ai donné du répit à Érédia, que j'ai sauvé d'innombrables vies. Je ne dois penser qu'à ça. Je dois m'y obliger, car si je laisse mes réelles pensées m'envahir, mon âme se brisera et je ne sortirai jamais d'ici.
Un frisson parcourt mon échine, et je me paralyse. Je parviens enfin à regagner une respiration normale et un pouls supportable. Mon corps se remet tranquillement de la douleur sourde qui s'y diffuse.
Je commence déjà à ressentir les premiers effets des limbes sur ma perception du temps. Je n'arrive pas à me souvenir combien de temps j'ai marché dans les rues, ni à quel instant j'ai ouvert les yeux. Je me souviens de cette horrible distorsion du temps, faisant perdre la tête d'une façon si sadique qu'elle nous oblige à rester lucide. Je sais que par moments je me souviendrai du réel temps que je passe ici, mais que je vais surtout être complètement perdue, à moitié consciente. Je suis préparée, je ne dois pas m'abandonner à mes incertitudes, à mes peurs. En me tuant, je n'avais aucune appréhension, j'avais confiance. Je dois garder cette confiance en moi pour perdurer. C'est comme ça que je les retrouverai.
Je reviendrai. Jake, Joyce, Zac. Je vous le promets.
Je continue ma marche hésitante dans les rues d'Érédia, le regard posé sur tous les croisements, dans l'espoir d'y trouver ma mère. Je sais que cette fois, elle est là, avec moi. Car je suis vraiment morte, pas seulement quelques minutes. Mon cœur ne s'est pas remis en route, et par conséquent, je suis dans le même état qu'elle.
Et mes pensées se confirment à peine quelques instants plus tard. Au détour d'une ruelle, au fond de laquelle se dessine la fontaine de la grande place, je la vois. Plantée là, immobile, l'air ahuri, incapable de parler.
Un tressaillement secoue mes membres, et je reste stupéfaite pendant de longues secondes. Puis, sans un mot, je m'avance vers elle. Je suis surprise de la voir agiter la tête et reculer. Je finis par arriver à la fontaine, sur laquelle elle s'est laissée tomber. Je m'approche d'elle dans un silence de mort, les lèvres tremblantes. Elle ne lâche pas mon regard, ses yeux d'un bleu inoubliable plongés dans les miens. Elle ne dit rien, tétanisée. Mais finalement, elle lève doucement sa main pour venir toucher mon bras du bout de ses doigts. Sa respiration se coupe et elle se lève pour se mettre à son niveau. Je frissonne à son contact.
Tremblotante, Teresa fait passer ses longs doigts sur ma joue, l'électrisant d'un froid glacial qui se répand jusque dans mes extrémités.
— Ma chérie...
Au son de sa voix, je sens ma gorge se nouer et mes épaules s'affaissent. Je me sens comme frappée par un épuisement intense, et ne me rends même pas compte quand je commence à sangloter. Alors, quand elle fait passer ses bras autour de mes épaules, je m'abandonne à son étreinte et enfouis mon visage dans son cou.
Je n'aurais pas pensé réagir de cette manière, mais je n'arrive plus à me contrôler. Je ressens de nouveau sa présence à mes côtés, et je sais que cette fois c'est vraiment elle. Et cela un effet dévastateur en moi, à un tel point que ça me fait découvrir des sensations que je m'imaginais incapable de ressentir.
J'ai beau ne pas pouvoir la considérer comme ma mère, la chaleur qu'elle répand en moi et le réconfort que je sens dans mon cœur est inexplicable, et ne m'ont jamais été apportés par quelqu'un d'autre. Je sais qu'elle est la seule personne à pouvoir me faire me sentir ainsi.
— Je dois t'aider, hoquetté-je, la voix et la vue brouillées par les larmes.
— Chut...
Elle caresse mes cheveux avec douceur, me permettant de calmer ma respiration saccadée et d'apaiser les tremblements dans mon corps.
— Tout va bien, respire, me murmure-t-elle.
Peu à peu, mes yeux se ferment, et la fatigue que je ressens me fait perdre toute contenance. Je pensais cela impossible dans les limbes, mais je m'effondre, à bout de forces. Mes jambes flageolent, je me laisse tomber contre ma mère et laisse l'épuisement m'emporter.
Je m'éveille je ne sais combien de temps plus tard, étendue à terre et la tête posée sur les genoux de Teresa, adossée à la fontaine. La lumière m'aveugle, je me redresse, fébrile. Je lance un regard à ma mère en m'asseyant à ses côtés, et elle ne dit rien. Elle se contente de me regarder, ayant dans les yeux ces choses qui ne peuvent pas se dire.
— J'ai dormi combien de temps ?
— Tu me poses vraiment la question ? sourit-elle doucement, sa voix cristalline soulignant son expression légère.
Je déglutis. C'est un automatisme qui ne vaut rien dans les limbes. À cet instant, j'ai l'impression d'être ici depuis quelques heures, mais dans un instant, je serai sûre d'y être depuis des semaines.
— Je pensais que c'était impossible ici, avoué-je.
— De s'endormir ? Non, ça m'est arrivé aussi. C'est rare, mais parfois...
— On est tellement épuisés qu'on veut juste s'échapper d'ici quelques instants ?
Pour seule réponse, elle inspire bruyamment, et hoche la tête.
Je ne pensais ressentir un tel désespoir en arrivant ici, mais j'imagine que c'est un état par lequel tous passent une fois qu'ils meurent. Je voulais naïvement m'obliger à considérer cette étape comme une simple pause avant de revenir à la vie, mais le traumatisme est bien présent et c'était stupide de penser que je pourrais l'écarter.
En songeant à ça, je me mets à imaginer ce que dix-sept ans ici ont été pour ma mère. Elle aurait pu devenir complètement folle, mais la torture des limbes est bien de faire rester lucide malgré la distorsion invivable du temps. Je n'ose pas concevoir ce qu'elle ressent actuellement. Je comprends qu'elle ait besoin de sortir absolument, de quitter cet endroit hors du temps pour pouvoir respirer normalement. Jamais je ne serai capable de rester ici autant de temps qu'elle.
Enfin, comment est-ce que je pourrais m'en rendre compte ? Après tout, je suis peut-être ici depuis déjà deux mois.
— Il va falloir que tu me racontes ce qui t'est arrivé, Heaven.
Je me tourne vers ma mère et retiens ma respiration. Elle a raison, il va falloir. Alors j'inspire profondément et pose ma tête sur le rebord de la fontaine, me concentrant sur le son à peine perceptible de l'eau s'y écoulant. La première étape est de tout lui raconter. Puis, nous pourrons entamer ce qui importe réellement.
— Alors... soufflé-je.
Et je me lance. Je lui explique chaque détail depuis la dernière fois que je l'ai vue, et tout ce que j'ai pu vivre à partir du moment où j'ai découvert l'origine du sang dans mon système. Je lui parle de la guerre, de ses raisons et du rôle que je dois y jouer. Je lui détaille ma particularité, le projet de Jorah, la façon dont il m'a entraînée après m'avoir emprisonnée, les tortures, les chocs. Je dois rassembler tout mon sang froid pour ne rien omettre, forcée de me rappeler des pires moments de ma vie. Puis, je termine sur la bataille que je viens de subir. Elijah, Jorah, Derek, Kali, Molly, Jake. Je me remémore chaque instant, pour qu'elle comprenne à quel point la situation a dégénéré.
Mes derniers mots sont donc à propos de mon sacrifice, de ce que j'ai ressenti à l'instant où j'ai compris que je n'avais plus d'autre choix que de la rejoindre.
— Et de toute façon, c'était mon objectif premier, de te libérer. Alors, j'aurais fini ici un jour ou l'autre.
Puis, je me tais. J'ose enfin la regarder dans les yeux plus d'une seconde, pour capter l'émotion indescriptible dansant autour de ses pupilles. Ses lèvres tremblent légèrement, et ses mains crispées se posent sur les miennes avec hésitation.
— Tout ce que tu as vécu... dit-elle fébrilement, c'est ce dont je voulais te préserver. Je...
Sa voix se brise et des larmes naissent dans ses yeux étincelants. Elle contracte la mâchoire sans pouvoir dire un autre mot. Mon cœur se serre, j'enfonce ma tête dans mes épaules pour cacher mes propres tremblements. Je n'ose imaginer ce qu'elle doit ressentir en entendant tout ce par quoi je suis passée alors qu'elle est morte en me protégeant de cette violence. Après tant d'années, elle se rend compte que je n'ai pas pu y échapper. J'étais destinée à souffrir ici, et elle n'a pas pu l'empêcher.
— J'aurais voulu être là, si tu savais... soupire-t-elle.
— Je sais, la coupé-je en posant ma main sur son épaule. Et tu le seras, maintenant. Je ne retournerai pas à Érédia toute seule.
Elle me considère, un imperceptible sourire sur les lèvres. Puis, lentement, elle apporte ses doigts à ma joue de nouveau, contemplant mon visage avec une expression impossible à déchiffrer. Ses traits s'adoucissent, et elle me paraît se perdre dans ses pensées au fil des secondes, comme si m'observer la plongeait dans un état second qu'elle seule pouvait comprendre.
— Tu es devenue une jeune fille si courageuse...
La douceur de ses mots m'irradie directement le cœur, et je me sens tout de suite emplie d'une chaleur inexplicable. Je ressens dans la façon dont elle me parle un amour inexprimable, qui me donne l'impression d'oublier la douleur le temps d'un instant.
Elle ne m'a pas vue grandir, ne m'a presque jamais rencontrée, ne me connaît pas. Et pourtant, elle est capable d'exhaler l'amour dont seule une mère est capable. Elle m'a aimée à la seconde où elle m'a mise au monde, et elle n'a jamais cessée de le faire, dans l'espoir de me revoir un jour.
Pendant dix-sept ans, j'étais aimée et je ne m'en rendais pas compte. J'avais une mère qui voulait me protéger du monde et me réconforter quand je souffrais, qui voulait me promettre que je ne serais jamais seule, qui m'aimait au delà des mots. J'ai vécu pendant tout ce temps avec un vide dans le cœur sans savoir qu'il était déjà comblé.
À cet instant, je pense à mon père. J'aurais voulu le rencontrer aussi, savoir ce qu'il a ressenti à ma naissance, voir l'amour qu'il portait à ma mère, à moi aussi. J'aurais voulu voir dans ses yeux ce que je vois dans ceux de ma mère. Peut-être que j'aurais été encore plus réchauffée.
Je n'ai presque jamais voulu songer à lui, comme je le sais déjà loin de ce monde et de tous les autres, mais peut-être que j'ai besoin de lui accorder une place dans mon cœur aussi. Je ne pourrai jamais le connaître, ni rien voir dans ses yeux, mais s'il était l'homme dont Zac m'a parlé, il aurait su être à mes côtés pour l'éternité. C'est ce que je veux imaginer. Mes deux parents s'aimant et m'aimant plus que tout, dans la vie comme dans la mort.
L'amour d'une mère et d'un père est différent, c'est sûrement pour ça que je ne pouvais pas concevoir le sien. Après avoir ignoré l'amour des deux, j'ai rejeté celui que je ne pourrais jamais connaître.
Je reste persuadée qu'un parent suffit amplement pour nous aimer, nous élever. Aucun des deux, même. Nous n'avons pas besoin de parents pour grandir, pour exister. Nous pouvons nous construire seuls, et je sais que je n'avais pas besoin de parents pour être qui je suis. Mais j'ai fait une seule erreur.
J'ai pensé que ne pas avoir besoin de leur présence signifiait ne pas avoir besoin de leur amour. Alors qu'au fond de moi, c'est la seule chose qui manquait. La certitude que j'avais été aimée, que je n'étais pas née de rien. J'ai voulu me persuader que j'étais née de l'abandon, de la mort, que j'étais condamnée. Et je ne me rendais même pas compte que je m'accrochais à leur image rêvée.
Je pense que nous nous accrochons tous pour perdurer. À des illusions, des espoirs, des fantasmes. Nous nous accrochons à l'idée que nous importons, que nous sommes aimés malgré tout, que nous ne sommes pas là pour rien. Sans parents, nous imaginons qu'ils nous aiment, là où ils sont. Sans amis, nous imaginons qu'ils se cachent encore, ou que la solitude est notre réelle alliée. Sans espoir, nous en trouvons encore, dans chaque petite étincelle de vie autour de nous. Et je me suis accrochée à ces étincelles de vie pendant toute mon existence, sans vraiment en avoir conscience.
J'ai toujours eu besoin de leur mémoire en moi, pour me convaincre que je n'étais pas issue du vide. Je suis née de l'amour, pas du néant.
* * *
— Et ce Jake, il a quelle place, alors ?
Je suis prise de court par sa question, et la considère d'un air interdit. Voilà un long moment que nous parcourons les rues alors qu'elle me partage ce qu'elle sait sur les limbes. J'ai besoin d'en savoir le plus possible, pour comprendre comment j'ai fait pour en sortir la dernière fois, et comment le refaire. Je ne m'attendais donc pas à ce qu'elle m'interroge sur ma vie privée.
— Euh... hésité-je, me sentant rougir.
Teresa remarque ma gêne et sourit doucement.
— Tu avais l'air très affectée par la pression que Jorah a mise sur vous. Ça veut dire qu'il est très important.
— C'est mon copain, avoué-je à mi-voix. Je pensais l'avoir dit tout à l'heure.
— Oui, je l'avais compris. Mais dans ton cœur, il a quelle place ?
Je fronce les sourcils. Ses yeux brillent, et je sens ma poitrine se serrer étrangement. Je vois une mère curieuse de la vie amoureuse de sa fille. Elle me pose la question qui l'a triturait le plus, comme si nous avions toujours vécu ensemble. C'est déroutant, et je ne sais pas comment réagir, mais j'ai l'impression d'entrevoir une relation à laquelle je pourrais peut-être m'habituer.
— Je... C'est dur de mettre des mots dessus, bafouillé-je. Mais...
Elle garde son sourire malicieux, le regard empli de chaleur. Je baisse la tête pour fixer le sol, soudainement plus embarrassée.
— Je suis amoureuse, finis-je par articuler. Ouais, je pense.
J'entends Teresa rire du nez, et elle pose sa main sur mon épaule.
— Ne sois pas gênée. C'est beau, tu verras.
Je ne réponds pas tout de suite, sentant mon cœur se serrer subitement. Je verrai... Seulement si je le retrouve, s'il va bien, seulement si on a le droit à un moment de répit. Pour l'instant, notre relation a été torturée par tant d'événements douloureux que nous n'avons même pas pu profiter. Notre amour s'est créé autour de la souffrance, pourrait-il survivre à la paix ?
Ma gorge se noue. J'ai oublié comment vivre sans m'inquiéter, j'ai oublié ce que ça faisait d'être humaine. J'envisage malgré moi toujours le pire car je sais qu'il y a des chances pour qu'il se réalise. Je n'arrive pas à me projeter réellement dans une vie sereine, dans un couple heureux. Je m'empêche d'espérer le bonheur, je m'oblige à penser que je ne sortirai jamais de cette torpeur paralysante. Mon insouciance me manque. La retrouverai-je un jour ?
Sans que je m'en rende compte, de fines larmes commencent à couler le long de mes joues. Je les essuie de mains tremblantes, et ma mère le remarque tout de suite. Nous nous arrêtons de marcher, elle se tourne vers moi pour scruter mon visage humide. Je n'arrive pas à retenir les sanglots qui continuent de me secouer, alors je les laisse aller. Seuls eux brisent le silence horrifiant nous entourant. Teresa frémit, me fixant sans pouvoir dire un mot. Je serre les paupières pour ne pas avoir à la regarder, tremblante.
— Je-je suis désolée, hoquetté-je, la voix étranglée.
Je me maudis de recommencer à pleurer. Je ne devrais pas faire preuve d'autant de faiblesse face à une femme si forte. Et pourtant, je n'arrive pas à contenir l'affreuse douleur qui s'étend en moi. Jusqu'au plus profond de mon être, je ressens un chagrin si intense qu'il me pétrifie, m'étouffe, me submerge pour ne laisser aucune lumière. Je suis envahie par un néant que j'essaie d'éclairer de toutes mes forces. Mais plus je respire, plus j'ai mal. Plus je vis, plus le néant s'agrandit.
— Ne t'excuse pas, déclare Teresa. Tu as le droit de souffrir, c'est normal.
Je secoue la tête, luttant pour rejeter les larmes bloquées dans ma gorge. Puis, quand ma mère pose ses mains sur ma mâchoire pour me forcer à la regarder, j'ouvre les yeux et serre les dents, des frissons picotant ma nuque.
— Ne t'empêche pas de ressentir la douleur, Heaven, dit-elle d'un ton particulièrement sérieux. C'est ça qui te mènera à ta perte. Tu as mal, je peux te jurer que je comprends. Tu as l'impression que ton calvaire ne va jamais s'arrêter, je sais. Tu ne mérites pas que tant de choses t'arrivent et s'enchaînent aussi vite. Elles t'obligent à faire taire tes émotions et à ne plus être toi-même, et quand tu t'en rends compte, ça fait encore plus mal.
Elle s'arrête le temps d'une seconde, pour frotter ses mains sur mon épaule et les réchauffer.
— Mais s'il te plaît, sois toi-même, poursuit-elle. Ce que tu ressens n'est pas à rejeter, d'accord ? Je sais que tu as mal. Tu as peut-être l'impression que ça ne s'arrêtera jamais, mais je te promets que si. Tu auras le droit au bonheur aussi. Mais pour ça tu dois te laisser espérer. Parce que tu n'arriveras à rien en arrêtant de ressentir.
Mes épaules s'affaissent et mes larmes meurent au coin de mes yeux. Elle a résumé absolument tout ce que j'ai en moi et tout ce que je voulais entendre. Je suis épuisée par toute la douleur qu'on m'oblige à encaisser au quotidien, je suis épuisée de devoir tout contenir pour assurer mon devoir, pour être assez forte. Je ne veux plus être l'hybride surpuissante, je ne veux plus prétendre tout supporter. Je ne me reconnais plus, je déteste me sentir comme ça, aussi froide, aussi vide. J'ai envie de redevenir Heaven.
Je veux pouvoir dormir sans penser que c'est peut-être la dernière fois que je ferme les yeux. Je veux pouvoir aimer sans avoir peur qu'on m'arrache cet amour, respirer sans craindre que mes poumons explosent, sentir mon cœur battre sans m'attendre à ce qu'il s'arrête. Je veux vivre et ne plus jamais avoir peur.
Ils me manquent. Tous, à un point tel que je peux sentir mon âme se craqueler. Mais il ne s'agit pas que d'eux. Ce qui me manque, c'est tout ce que me m'apporte leur présence, toute la vie qui s'est tissée silencieusement autour d'eux. C'est la douceur des lèvres de Jake, la chaleur des rires de Joyce, la tendresse du regard de Zac. Le son de leurs voix, de leurs pas dans les escaliers, l'odeur de leurs plats ratés, le claquement de la porte d'entrée. Voilà ce qui me manque. La vie quand je pouvais fermer les yeux sans craindre de ne plus jamais les rouvrir.
La retrouverai-je un jour ?
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Voilà pour le chapitre 30 ! J'espère qu'il vous a plu !
Et voilàààà, Heaven est dans les limbes, évidemment ;) Vous pensiez vraiment qu'elle se laisserait faire aussi facilement ?
Pas trop de surprise, mais la situation est différente, et plus compliquée !
Un chapitre plein de remise en question pour notre Heaven, vous comprenez son état un peu instable ?
J'espère que vous êtes contents de revoir Teresa et comment cette relation évolue :)
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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