Trente-quatrième Chapitre.
[Après une longue épreuve dans les limbes, Heaven est enfin parvenue à revenir à la vie, de libérant de son enveloppe de glace à son réveil dans l'infirmerie de chez Zac. Alors, elle a retrouvé ses amis.]
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Je tremble de tout mon long, les larmes ne s'arrêtant pas de ruiner mon visage. Je ne crie plus ma douleur, mais en moi, c'est toujours le chaos. Jamais je n'aurais cru pouvoir ressentir autant d'émotions d'un seul coup.
Lâchant les mains de mes amis, je me détache lentement de Jake. Je retiens les violents sanglots dans ma gorge, et m'arrête de respirer pour le contempler. C'est bien lui.
La chaleur afflue dans mes joues et dans toutes mes extrémités, faisant pulser le sang dans tout mon corps, bel et bien vivant.
D'une main hésitante, je passe mes doigts sur sa joue, et le contact de sa peau fait couler de nouvelles larmes sur la mienne. Jake joint sa main à mon geste, les lèvres étirées en un sourire plus éloquent que les mots.
— Jake... fais-je d'une voix étouffée.
Ses iris s'animent du feu qui n'existe que quand je suis là, et mon cœur s'embrase. J'avais peur de le retrouver et de ne plus voir la lumière dans ses yeux. J'avais peur de ne rien voir d'autre qu'un néant obscur. Mais ses yeux n'ont jamais été un néant obscur. Avec moi, ils ont toujours été un océan d'étoiles. C'est triste que je ne m'en rende compte que maintenant.
Il passe ses doigts sous mes yeux pour essuyer mes larmes, mais je le soupçonne de simplement vouloir toucher ma peau. Il sait que je n'arrêterai pas de pleurer. Et je n'essaie même plus de réprimer l'émotion qui inonde mon visage et mon cou. Je pleure parce que mon cœur souffre, parce que j'ai eu mal pendant bien trop longtemps, parce que je suis plus soulagée que je ne l'ai jamais été. Je me vide de toute mon énergie après l'avoir retenue toute l'éternité, et je sais que j'en ai besoin.
Je quitte son visage mais garde ma main entremêlée fermement à la sienne. Puis, je tourne la tête pour regarder Zac et Joyce tour à tour. Eux aussi, ils sont bien là. Mes amis les plus précieux. Mes sauveurs, mes éternels alliés. Les membres de ma famille.
J'entrouvre les lèvres pour parler, mais j'en suis incapable. J'ai regardé autour de moi et j'ai remarqué que ma mère n'était pas là. Le poids dans ma poitrine s'alourdit d'instant en instant, mais je ne peux pas leur exprimer. Sa main était dans la mienne. Elle n'a pas pu rester là-bas. Elle est forcément là, je me dois d'y croire. Mais où ?
Plutôt que de parler, je tente de prendre de profondes inspirations, calmant légèrement mes sanglots. Je vois Zac se redresser et s'empresser de remplir un verre d'eau qu'il me tend quelques secondes après. Je l'accepte, avalant d'une traite le liquide qui soulage ma gorge nouée. Mon pauvre corps n'a pas été hydraté depuis bien trop de temps. Et je ne veux même pas demander combien. Pas encore.
— Tu marches... fais-je faiblement, de nouvelles larmes perlant à mes yeux.
Zac penche la tête et me gratifie d'un sourire. Il hoche la tête, posant sa main sur le sommet de mon crâne comme il le faisait parfois. Non. Comme il le fait, parfois.
— Oui, Heaven. Je suis totalement remis. On va tous bien.
Dans ses derniers mots, j'entends l'inverse. Je vois dans ses yeux tout ce qu'il ne peut me dire. Mais je préfère croire en l'espoir qui renaît aujourd'hui. Nous irons tous bien, un jour.
Joyce reprend soudainement son souffle comme si elle avait retenu sa respiration. Jake me quitte enfin des yeux pour secouer la tête, et fait un pas en arrière. Ils sortent chacun peu à peu de leur propre tétanie. Nous redescendons sur la terre ferme. Je sens ma poitrine se desserrer au fur et à mesure que mes émotions s'apaisent, mais chaque regard de l'un d'entre eux fait ressurgir un violent torrent en moi. Alors je fixe le sol. Et je respire.
— Tu étais dans les limbes ? fait Joyce.
J'acquiesce, parcourue d'un frisson.
— J'ai trouvé ma mère.
Ma voix est à peine audible, mais ils comprennent tous. Je relève alors la tête vers eux, les voyant se rendre compte que cette dernière n'est pas à mes côtés. Zac affiche une expression profondément troublée. Et je me rappelle alors que ma mère n'est pas n'importe qui pour lui. Et si elle est revenue à la vie, elle reviendra dans la sienne alors qu'il croyait l'avoir perdue pour toujours.
Aucun d'eux n'ose me poser la question qui torture mon propre cœur. Nous nous scrutons en silence. Jusqu'à ce que Zac inspire et serre les poings.
— Si elle est là, elle nous trouvera, déclare-t-il d'une voix rauque. Je le sais.
Mes lèvres tremblent et je hoche lentement la tête. Je veux tant espérer que mes efforts n'ont pas été vains.
Zac soutient mon regard, les yeux brillants d'une émotion encore indéchiffrable.
Je déglutis, et décide de bouger. Je dois me lever, je dois sortir de ce lit pour réellement sortir de la mort. Je dois me débarrasser de mes vêtements, des tâches de la guerre sur mon corps, de mes derniers souvenirs. Je dois m'enfuir de cette pièce.
Quand je pousse sur mes bras pour descendre du lit, mes amis retiennent leur souffle. Je fais de même, sentant mon cœur battre jusque dans mon crâne. Mes pieds touchent le sol parsemé de glace, je frissonne. Je regagne mes sens, la fusion à mon corps.
Je sens mes jambes se tendre douloureusement, mais je persiste et me mets debout. Malheureusement, je m'effondre à la seconde où je tente de marcher. Au même moment, Jake s'élance pour me rattraper. Mes genoux frappent le carrelage gelé, et je suis prise d'un sanglot incontrôlable. Je n'ai plus aucune force. Mon corps n'est plus habitué à vivre. Je m'appuie contre Jake en tirant avec rage sur son tee-shirt, envahie de frustration. Mes dernières larmes coulent, cette fois fruit d'une immense colère. Je me sens humiliée, faible. Au sol, comme si je n'étais plus rien.
— C'est normal, c'est normal... m'assure-t-il en caressant mes cheveux.
Je tremble de plus belle, me sentant abandonner mon peu de forces. Non, ce n'est pas normal. Ça ne devrait pas l'être. Je ne devrais pas être dans cet état là. Je n'arrive plus à pousser sur mes jambes, ni même sur mes bras. Je ne peux rien faire d'autre que sangloter, alors que les larmes ne coulent plus. Pitoyablement.
En me voyant m'affaisser, Jake me serre un peu plus contre lui. Je ne réagis pas quand il passe ses bras sous mes genoux pour me soulever, et me blottis contre lui en le sentant se relever. À cet instant, je suis partagée entre tendresse et colère profonde. Colère contre moi, incapable de faire fonctionner mon corps correctement. Forcée d'être encore plus faible. En colère de réagir en pleurant simplement, et de ne pas accepter que je dois me réhabituer à vivre. Je ne veux pas leur montrer tout ça. Je leur ai promis de revenir, mais pas comme ça. Je ne veux pas qu'ils aient de la peine. Je veux être forte.
Je n'ose même plus les regarder, alors j'enfouis ma tête dans le cou de Jake et serre les paupières.
— Emmène la prendre une douche, indique Zac. Ça réveillera ses muscles.
Jake ne répond pas, et souffle doucement avant de faire un pas en arrière. Je le sens commencer à marcher, et je le remercie intérieurement d'enfin me sortir de cet abîme de glace.
Nous montons l'escalier lentement, prudemment. Je me serre contre Jake en regardant tout derrière lui comme si c'était la première fois que je découvrais les lieux. Depuis la grande fenêtre des escaliers, une lumière froide s'abat sur le palier de l'étage, balayant le sol d'une teinte pâle. Bien différente de la lueur de l'automne. Je ne suis pas partie une semaine, cette fois. Je m'agrippe au tee-shirt de Jake, repoussant les tremblements dans mes mains. Combien de temps ont-ils dû m'attendre ?
Nous arrivons dans la salle de bains et Jake m'amène jusqu'au lavabo. Il me dépose sur le rebord du meuble, et je me laisse faire. Je n'ai plus de force dans les jambes, il serait inutile de vouloir rester debout.
En se détachant de moi, mon petit-ami pousse un léger soupir et pose ses yeux sur moi un instant. Ses mains descendent sur mes bras, mes jambes, puis quittent mon corps en y laissant un frisson perçant.
— Je vais te chercher des habits propres, déclare-t-il en brisant le silence.
J'acquiesce sans un mot. Dans sa voix, je décèle une dureté que je ne veux pas entendre, une sonorité blessée, fruit d'une attente bien trop longue. Il a mal. Encore. Peut-être pour toujours.
Il ne me regarde pas plus longtemps et fait demi-tour pour gagner ma chambre. Je n'attends pas pour me pencher vers le lavabo et commencer à me brosser les dents. Un geste si anodin qui pourtant me donne l'impression de revenir un peu plus à vie. Revenir dans un quotidien banal apaise mon cœur, soulage mon âme tourmentée.
En me tournant pour rincer ma bouche, je me retrouve face au miroir, et m'immobilise. Je ne m'en suis pas rendue compte, mais je n'ai pas croisé mon reflet depuis une éternité. Et mon esprit le sait, mon cœur le sent. Je me revois enfin, mon visage creusé, mes yeux tristes. Sur mes traits se dessinent bien trop de choses, que même le bonheur qui réside en moi depuis mon réveil ne saurait masquer. J'ai l'air atterrée. Morte. Je viens de revenir à la vie mais je fixe un fantôme. Mes lèvres pâles tremblent. Je viens de me rappeler du visage que j'avais en rentrant du café où j'ai fait la rencontre de Jake et Joyce. En plein été, je pensais être blafarde. Je me plaignais de mes boutons, de ma bouche gercée. Je me plaignais de mon regard trop noir. Pourquoi maintenant, cette image me revient ?
Les bruits de pas de Jake m'extirpent de ma torpeur, et je me retourne vers lui. Lentement, il s'approche de moi, déposant mes habits sur un meuble. Il ne parle pas mais accroche enfin son regard au mien, et prend une longue inspiration. Ainsi assise, je suis à son niveau, et je peux observer son visage de face. Je peux redéfinir chaque détail qui me fait craquer sur ses traits, chaque battement de cil. La façon dont ses sourcils se froncent quand il est contrarié, celle dont il se mord l'intérieur de la joue dès qu'il est nerveux. La façon dont il me regarde.
Il penche la tête sur le côté, détaillant mon visage de ses yeux enflammés. Mon cœur s'emballe. Comme son regard m'a manqué...
Enfin seuls, je pensais que nous ne pourrions que parler. Mais c'est comme si tous les mots nous échappaient. Tant ils sont nombreux, et durs à exprimer. Tant ils semblent être si peu face à ce que nous ressentons au fond.
— Tu veux prendre une douche, alors ? fait-il soudainement.
Ma première réaction est de pouffer. De tout ce qu'il pouvait dire, il a choisi ça. Un léger sourire flotte sur mes lèvres, et je hoche la tête. Il connaît, au-delà du conseil de Zac, mon besoin de me laver pour soulager tous mes maux, tous mes doutes, comme si l'eau évacuait ma douleur.
Je soutiens son regard, m'attendant à ce qu'il me laisse seule, mais je prends soudain conscience que je n'arriverai pas à atteindre la douche sans son aide. Alors, en me rendant compte de la situation, je me sens devenir écarlate. Je plaque mes mains sur mes joues pour cacher ma gêne, mais Jake a le temps de voir ma réaction flagrante. Il ne rate pas une seconde pour se moquer de moi et m'adresse un sourire éclatant.
— Ça va, je me cacherai les yeux si tu veux, raille-t-il.
Je le fais taire d'un geste de la main, faisant la moue. Je ne devrais pas être aussi pudique devant mon petit-ami, mais je ne peux m'empêcher de redouter ce moment où il se retrouvera devant mon corps. Il faudrait que je me détende...
Je me racle la gorge mais ne réponds rien, et n'attends pas plus longtemps pour enlever mon haut. Mon geste semble décontenancer Jake, qui a un bref mouvement de recul surpris. Je pose mon tee-shirt sur le côté, et m'apprête à défaire ma braguette lorsque je me rends compte que toutes les traces de la guerre sur mes bras et ma poitrine ont disparu. Je me sens parcourue d'un long frisson, et me tords pour étendre mon ventre. En baissant les yeux, je vois alors qu'une impressionnante cicatrice s'étend au centre de mon abdomen. Un haut-le-cœur me prend et je tremble malgré moi. Jake doit le remarquer car il fait un pas brusque vers moi pour attraper mes épaules. Son sourire s'est éteint. Ses mains diffusent une chaleur agréable dans mes bras. Je relève la tête vers lui, le cœur battant.
Il fait un pas en arrière, et suit avec moi le chemin de ses doigts le long de mes bras, puis de mon ventre. Du bout de l'index, il parcourt ma cicatrice, retraçant les souvenirs dont j'aurais voulu ne plus jamais me souvenir. Le vestige du coup fatal que j'ai infligé à mon corps est à présent gravé dans ma peau, me rappelant la mort à chaque instant. Je quitte la main de Jake du regard et observe son visage, fermé. Ses doigts ne bougent plus. Ses yeux ne me regardent plus. Ils sont rivés sur ses propres souvenirs. Sur mon cadavre, peut-être. Ils sont perdus dans le monde que j'ai quitté pendant longtemps, dans la vie qu'il a eue sans moi.
Je joins mon geste au sien, et dessine lentement ma cicatrice. Je me force à parcourir la réalité de ma mémoire, à affronter ce que j'ai fait. Mon pauvre corps...
Le silence est brisé par le soupir de Jake qui serre ma main, nous sortant tous deux de notre songe douloureux. Il arrime enfin ses yeux aux miens, y exprimant alors bien plus qu'il n'y a de mots pour le dire. Cette marque sur mon ventre n'est pas seulement sur ma peau. Elle est creusée dans nos cœurs, installée dans nos âmes. Elle n'est que la maigre trace de quelque chose de bien plus grand.
— Je ne veux pas poser la question, déclaré-je alors d'une voix étranglée. Mais...
Jake a deviné ce que j'allais dire. Mais il ne répond pas, pas encore. Il perd encore ses yeux sur mes traits, et avance un peu vers moi. Puis, il me faut prononcer les mots qui m'arrachent la gorge :
— Combien de temps je suis morte ?
Mes paroles me semblent résonner tout autour de nous, dans mon crâne et dans mon cœur. Elles éveillent sur Jake une expression profondément heurtée, comme celle qu'on a quand on est sur le point de pleurer. Mais il ne pleurera pas.
Il ne veut pas répondre. Il sait qu'en le faisant, il va briser le peu de réalité que j'ai créée depuis que j'ai ouvert les yeux. Il va bouleverser mon âme, encore une fois. Mais je sais que ça ira. Parce que peu importe le temps passé, il est là. Et je m'accrocherai à lui.
Il prend une profonde inspiration, et serre les poings. Tout son corps se contracte. Puis, son regard se durcit.
— Quatre mois. Et sept jours.
Il a dit ça dans un souffle faible, mais il m'a paru qu'il hurlait. Ma respiration se bloque malgré moi, et je sens mon cœur se serrer tellement que tout mon corps se tend. J'aimerais réagir, mais je suis paralysée. Alors je ne dis rien. Je ne regarde plus Jake. Moi aussi, cette fois, je suis perdue dans le flot de mes souvenirs. Quatre mois. Ces deux mots se répètent sans cesse dans ma tête, assènent mon crâne alors que je m'imagine allongée, éteinte, dans ma prison de glace, pendant tout ce temps. Ma première pensée est naïve. Je me dis que ça aurait pu être pire, que j'aurais pu partir des années, que quelques mois dans une vie, ce n'est rien. Mais quatre mois dans ma vie, c'est une éternité. Parce qu'en à peine deux mois ici, j'ai vécu plus de choses que je ne saurais compter. En deux mois, j'ai eu une vie entière. Et je viens d'en sacrifier le double. Et eux... Quatre mois à attendre mon retour. Sans doute ont-ils perdu espoir. Comment ai-je pu croire que rien n'avait changé ? Comment ai-je pu croire que j'arriverais à me sortir de la mort sans y laisser des mois entiers de vie ?
Je redresse la tête et affronte le regard de mon loup-garou. Dans ses yeux, je vois passer tous ces instants que j'ai manqués. Je vois l'hiver passer, et mon corps immobile. Je vois son cœur, alourdi par le temps. Notre relation était si fraîche quand je suis partie. M'a-t-il vraiment attendue ? A-t-il vraiment cru en moi jusqu'au bout ?
Mes mains se crispent sur mes genoux, et je sens mon crâne peser lourdement, à un tel point que je laisse ma tête tomber sur l'épaule de Jake. Ce dernier se raidit, mais ne réagit pas autrement. Je laisse échapper un soupir épuisé, puis ferme les yeux, me replongeant dans l'océan obscur de mes pensées. Mon cœur bat si fort que je le sens pulser dans mon corps entier. Mon ventre est noué, meurtri par les haut-le-cœur qui remontent dans ma gorge douloureuse. La dernière fois que je suis partie, je les ai quittés pendant une semaine, et il m'a semblé qu'ils m'avaient attendue pendant des mois. Aujourd'hui, je reviens vraiment après plusieurs mois. Ce n'est pas rien dans une vie, non. Pas dans celle-ci, pas à ce moment. J'aimerais relativiser. Mais j'ai raté le double de ce que j'ai vécu depuis mes premiers pas à Érédia. Je leur ai fait subir deux vies d'attente.
— Quatre mois... répété-je dans un souffle inaudible.
J'entends le soupir de Jake, et je le sens enfin bouger. Ses mains glissent doucement sur mon dos presque nu, faisant picoter ma peau. Je le sens se presser contre moi, et j'enfouis mon visage dans son cou. À la fois pour respirer son odeur et pour m'empêcher de pleurer. Ma peau brûle contre la sienne, pulse sous le contact grisant de celui que j'aime. Je retrouve les sensations qui s'étaient enfouies au plus profond de moi et ne demandaient qu'à revivre, elles aussi. Mais je déteste le fait qu'elles reviennent en même temps que la douleur du manque et de la culpabilité. Je déteste me sentir si mal de le resserrer contre moi après l'avoir tant fait attendre. Je déteste savoir qu'il a ressenti chaque instant de mon absence pendant que j'errais dans un autre temps.
Nous sommes donc le 1er mars. Et la dernière journée dont je me souviens était le 25 octobre. Je suis morte ce jour-là.
— Pardon, pardon...
Ma voix se brise et je me tais, tremblotante. Il est hors de question que je me remette à pleurer. Mais Jake me sent perdre pied, et c'est pour cela qu'il m'étreint un peu plus encore, passant une main dans les cheveux le long de ma nuque. Il m'emplit de sa chaleur en un instant, et pendant quelques secondes, j'en oublie la douleur. J'en oublie les limbes, j'en oublie le temps.
Puis, il recule et ses doigts courent le long de mâchoire, marquant des points brûlants sur mon visage. Ses yeux s'ancrent aux miens, et cette fois, je suis inondée. De sa chaleur, de mon amour, de mon soulagement, de ma douleur. Et dès que son regard étincelant croise le mien, je replonge. Je me noie. Dans ce noir si profond que je m'y perds sans cesse. Dans ses yeux, je vois un monde entier. Et quand il me regarde, je le voie s'éveiller autour de ses pupilles. Et peut-être que je ne vois que le reflet de mon propre univers, mais j'aime penser que Jake n'a jamais les yeux plus éclairés que quand je suis là. J'aime penser que quand il ferme les paupières, ce sont mes étoiles qu'il voit danser.
— Heaven... sussure-t-il d'une voix rauque.
L'entendre dire mon nom d'une telle manière fait bondir mon cœur, répercutant ses échos dans mes veines. Je me sens prendre feu.
Nos souffles se mélangent alors que nous sommes tous deux plongés dans les pensées de l'autre, et je perçois Jake se mordre les lèvres. Je déglutis, ma tête tournant à la simple idée de l'embrasser. Je lève mes mains, venant à mon tour caresser du bout des doigts la peau de ses joues, ses tempes, les boucles brunes de ses cheveux. Ils ont poussé. À présent, quelques mèches plus épaisses habillent les côtés de son front, et encadrent son visage de douceur. Il est encore plus beau comme ça...
Mon regard suit mon mouvement, perdu dans des pensées mélancoliques. Je connais son visage par cœur tant je l'ai contemplé, et j'ai pourtant l'impression de le découvrir dès que mon regard s'y pose. Dès que mes doigts l'effleurent.
Le chemin de ma main termine sur la base de son cou, et je remonte les yeux vers les siens. Une seconde silencieuse s'écoule, et nos regards s'unissent. Je retiens ma respiration.
Et je n'ai plus le temps de penser. Jake écrase ses lèvres sur les miennes, m'emportant dans son monde. Je sens mes épaules s'affaisser quand ses doigts se pressent sur mes joues, quand sa bouche demande la mienne. Je serre les paupières si fort que je vois des étoiles, prise de vertiges brumeux. J'agrippe son cou, sa nuque pour le coller à moi, pour ne plus jamais délier nos lèvres. Nos langues se trouvent, avec douceur puis ardeur. Notre baiser a un goût bien plus délicat que je l'imaginais. J'avais peur de ne plus savoir comment l'embrasser, comment l'aimer. J'avais peur de ne pas retrouver le goût sucré de ses lèvres comme il était gravé dans ma mémoire. Mais j'ai eu tort. Après tout ce temps, nous nous souvenons. Parce que lorsque nous nous touchons, le temps disparaît. Et tout ce qu'il pourrait nous faire subir n'a plus aucune force. Nous sommes hors de son emprise. Hors du temps, hors du monde.
La dernière fois qu'il m'a embrassée, il m'a promis qu'il ne m'abandonnerait jamais. Je viens seulement de m'en rappeler. Peut-être avais-je voulu l'oublier pour avoir moins mal. Et à présent que je suis de nouveau à ses côtés, j'y crois de nouveau. Je le lui avais promis, également. L'a-t-il oublié ? Avait-il, lui aussi, peur de ne plus goûter à ma bouche ?
Je ne veux pas poser la question. Je ne veux pas entendre les mots de son cœur meurtri. Lire dans ses yeux me suffit. Sentir l'espoir sur sa bouche aussi. En nous embrassant, nous nous exprimons ce qu'aucun de nous ne dira. Je lui dis que je l'aime, parce que je serais incapable de prononcer ces mots tant ils me paraissent représenter. Tant j'ai l'impression qu'ils renferment une chose si fragile, si précieuse qu'elle pourrait se briser si j'osais le dire. Alors, dans chacun de mes baisers, je dépose un peu de mon amour ; dans chacun de mes souffles, je glisse un murmure de mon désir.
Et il fait de même. Je le sens dans ses caresses, dans la chaleur de ses doigts, je le sens sur sa peau, au creux de sa bouche. Il ne dit rien, parce que rien de ce qu'il ressent n'est exprimable. Parce qu'il a peur de m'aimer. Parce qu'il m'a attendue pendant des mois, et qu'il sait qu'en ne m'abandonnant pas, il nous a abandonnés à quelque chose d'encore plus grand que nous l'imaginions. Alors il m'enlace, il m'embrasse ; il scelle sa promesse sans trop en connaître le sens. Nous nous enfonçons dans l'inconnu, dans la peur, nous avançons dans le noir. Et sans doute est-il aussi terrifié que moi.
Ses lèvres quittent les miennes en y laissant le fantôme d'un baiser. Nous reprenons un souffle saccadé en accrochant nos regards ardents. Jake garde sa main sur ma nuque, son contact fiévreux perçant toujours jusque dans mon crâne. Je garde mes poings serrés à son tee-shirt et peine à lâcher ma prise. Une chaleur intense nous enveloppe, nous enferme dans une intimité incandescente qu'aucun de nous n'a envie de briser. Nous nous maintenons hors du temps, autant que nous pouvons, pour éviter ses retombées fatales. Nous restons dans notre monde, l'un perdu dans les étoiles de l'autre, et nous oublions de respirer.
Je me sens bouillir de l'intérieur et j'ai l'impression que mon corps entier est à vif. Tous mes membres tendus, je sens mes muscles se contracter sous la pulsion de mon cœur affolé. Et même dans mes jambes, je sens ces fourmillements irrépressibles. Alors, j'achève notre unique moment de répit. Je me laisse glisser du lavabo, et retombe sur mes pieds. Jake me dévisage d'un air inquiet, mais en me voyant tenir tant bien que mal en équilibre, il se détend. Je réprime un soupir de soulagement en parvenant à sentir le poids dans mes jambes sans pour autant m'effondrer. Je lève la tête vers lui, et mon sourire doit être bien plus béat que prévu, car il m'accorde un regard empli de tendresse. Et à cet instant, le soleil perce à travers la fenêtre pour inonder le sol de la pièce. Il caresse le visage de Jake, fait étinceler les paillettes dans ses yeux, et soulève ses boucles brunes. Il adoucit, le temps d'une seconde, l'expression éternellement troublée de ce loup-garou aux pensées sombres. Il me fait apercevoir l'illusion d'un visage sur lequel aucune douleur n'a marqué sa place. Le soleil dessine sur les traits de Jake l'espoir qu'un jour, je ne verrai plus dans ses yeux que le bonheur.
Mais le soleil passe, et je retrouve le vrai Jake. Un sourire flottant sur ses lèvres qui me paraissent m'appeler. Il quitte mes épaules des mains, et je m'accroche à son bras pour tenter quelques pas. Je vacille, mais tiens debout. Et ça me suffit amplement. Je sais que je regagnerai mon énergie, que je redeviendrai forte. Ces brefs progrès me promettent de redonner à mon corps sa vivacité, et à mon âme sa puissance.
Je m'aventure à lâcher Jake pour marcher seule. Et, non sans peine, je parviens à faire trois pas. Puis, je me retourne, pour faire face à mon reflet dans le large miroir. Et je me vois vraiment, cette fois. Au-delà de mon regard.
Machinalement, je plaque doucement ma main sur mon ventre, où s'étendra pour toujours la cicatrice de ma mort. Je tremble malgré moi, parcourue du souffle de mes souvenirs. Et pendant de courtes secondes, je suis de nouveau dans le feu de la guerre. Puis, dans la glace de la mort. Ma peau est sillonnée de frémissements qui marquent toutes ces blessures, toutes ces égratignures gravées en moi. Je n'ai pas mal. Mais je me souviens. Et dans mes yeux aussi, j'aimerais ne voir que le bonheur.
Mais ce n'est pas pour aujourd'hui. Peut-être demain. Un jour, oui. Un jour, nous n'aurons plus besoin du soleil pour adoucir nos mensonges.
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Voilà pour le chapitre 34 ! J'espère qu'il vous a plu !
Je voulais tant vous le poster pour Noël, mais j'arrive en retard... désolée, je profitais de ma famille :( Voilà un cadeau en retard, du coup ! En résolution de 2020, plus de régularité ?
Heureusement, je vous donne un chapitre plein d'amour ! Mais un peu triste, peut-être...
Est-ce que les retrouvailles vous conviennent pour l'instant ? Le temps de 4 mois, vous vous y attendiez ? J'ai longtemps hésité et j'avoue encore le faire, vous me direz ce que vous en pensez :)
En tout cas, j'espère vraiment que vous ne perdez pas votre intérêt !
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
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