Trente-huitième Chapitre.
[Mercredi 1 mars. Après être rentrés du château, les quatre amis ont décidé de se retrouver dans la salle d'entraînement pour se défouler. Heaven a donc retrouvé sa dague, et a tout de suite choisi de combattre Joyce.]
_ _ _ _ _
On va leur montrer comment se battent les filles.
Un sourire en coin étire mes lèvres, et les secondes d'après s'enchaînent. Joyce abat son katana sur moi, que je pare à la dernière seconde avant de glisser sur le côté pour lui asséner un coup de genou. Propulsée sur le côté, elle rebondit gracieusement sur le mur et se rue sur moi, faisant passer sa jambe entre les miennes pour me faire tomber. Ce que je fais brièvement avant de me relever en la frôlant de mon arme incandescente pour la faire reculer. De nouveau en position de combat, je l'observe, et ses yeux me paraissent s'être enflammés. Ses cheveux couleur miel se sont échappés de sa queue de cheval, flottant autour d'elle. Le soleil couchant se reflétant sur son katana étincelant, ce dernier me paraît brûler, comme quand elle avait déchaîné son esprit renard. Une nouvelle aura l'habite, je peux le sentir d'ici. Elle a été endurcie. Elle a toujours été une combattante hors pair. Mais je crois bien qu'elle est devenue une véritable guerrière.
Elle me laisse peu de temps avant de revenir à la charge, sautant si haut qu'elle frôle le plafond. Je me laisse distraire par la fascination, et elle arrive à me désarmer. Ma dague vole à l'autre bout de la pièce alors que je suis plaquée au sol par les genoux de mon amie, qui me surplombe d'un air féroce. Je hoquette, mais ne me laisse pas abattre une seconde de plus. Le cœur en feu, il me faut une seule seconde pour animer la magie en moi et je repousse Joyce d'un geste bref, la laissant pantoise lorsqu'elle heurte le mur sans pouvoir garder son équilibre. Je peux sentir mes pouvoirs s'activer peu à peu dans toutes les cellules de mon corps, réveillés par la soif de combat. Et c'est un sentiment qui m'avait sincèrement manqué. Un sourire satisfait sur le visage, je fais un autre geste pour faire revenir mon arme dans ma main, la poitrine comprimée.
Non loin de nous, je vois Jake se redresser du mur sur lequel il était adossé près de Zac. Je sens leur regard s'intensifier sur moi quand je parviens à attraper ma dague en plein vol. Ils n'avaient pas vu mes progrès. Lors de la guerre, je n'étais que l'ombre de moi-même. À présent, je peux utiliser librement ma magie, et la mettre au service du combat comme je l'ai appris. Je n'aurais pas pu imaginer meilleure situation pour leur montrer ça. Joyce est une admirable adversaire. Et je suis fière de pouvoir aujourd'hui me mesurer à elle sans avoir peur. Elle me battra sûrement, mais pas aussi facilement que la dernière fois. C'est la seule chose qui compte.
La Kitsune rit du nez. L'instant suivant, nous sommes de nouveau l'une contre l'autre. Nos mouvements semblent se synchroniser, pris dans une danse redoutable, rythmée par les tintements de nos armes et nos respirations haletantes. À chaque instant, je peux sentir mon corps se réveiller un peu plus, bouillonnant de magie et d'énergie. Je retrouve des sensations perdues pendant longtemps, apprécie l'impression de retrouver l'exaltation de mes sens alors que le sang rugit dans mes veines, faisant battre mes extrémités au rythme du combat.
Je sens mes progrès, à la fois dans ma manière de bouger et dans la manière que mes amis ont de me regarder. Je suis plus rapide, plus maligne, et bien plus agile. Joyce le remarque, et je crois que ça lui donne encore plus de force. Elle m'impressionne toujours de sa virtuosité et la façon dont chacun de ses gestes me paraît être inné. Elle paraît exécuter sa chorégraphie avec une aisance naturelle, irréfléchie, irradiant d'une assurance que je n'atteindrai jamais. Pendant un instant, je me demande si je ressemble à ça quand j'utilise mes pouvoirs. Une âme en communion avec ce qui la définit le mieux.
Malgré moi, j'entends les paroles de Derek résonner en moi. « Fais confiance à ton corps autant que tu fais confiance à tes pouvoirs, et tu pourras faire tout ce que je fais sans problème. » Depuis ce jour là, je fais l'effort à chaque fois, et c'est bien ça qui a changé en moi. Mon corps est devenu un allié, et le combat ne me fait plus peur.
Le cœur serré, je m'efforce de retrouver ma contenance et attaque de nouveau vers Joyce. Réceptionnant un coup de katana, je pousse avec ma propre arme sur la sienne, sentant mes bras brûler sous la tension. J'ai allié automatiquement ma magie à mon arme, et celle-ci émane à présent un champ magnétique décuplant sa force. En voyant le visage de Joyce s'animer, je devine que mes yeux ont trouvé leur couleur surnaturelle.
— Tu t'aides de tes pouvoirs, sourit-elle d'une voix étranglée, résistant fermement.
— Il faut bien que j'utilise mes rares atouts.
Amusée, elle ne se laisse cependant pas faire, et je sens la force en elle augmenter, son katana laissant à présent lui aussi échapper une lumière miroitante, légère mais perceptible. Je hausse les sourcils. C'est nouveau, ça.
Les pieds tant bien que mal ancrés dans le sol, je commence à peiner à appuyer sur son arme qui revient peu à peu vers moi. Nous sommes à présent face à face, nos lames croisées se repoussant l'une et l'autre, prises dans une lueur étrange. Joyce est montée d'un cran. Évidemment. Elle a plus d'un tour dans son sac. Il ne me suffit pas d'un petit coup de pouce magique pour la vaincre. À cet instant, je me dis qu'elle honore bien son héritage de Kitsune. Elle nous met sans l'ombre d'un doute tous à l'amende ici. Jake aurait du mal à l'admettre, mais sa meilleure amie est sûrement bien plus forte que lui.
Grisée par le combat, je souris, et je baisse mon arme pour me dérober à son katana. Je glisse rapidement sur le côté. Les coups se remettent à pleuvoir, et je sens mes muscles brûler peu à peu. Je craignais que mon corps, après tout ce temps, ne supporte pas d'être ainsi mis à l'épreuve. Et que, au fond, j'aurais du mal à faire revenir tous mes acquis. Et pourtant, il a suffi d'un instant. Cela fait partie de moi, à présent. Le combat, c'est comme le vélo, finalement.
Mes mouvements se font de plus en plus agiles, de plus en plus instinctifs, je le sens. Mon corps répond à la magie qui irradie en moi. Je peux tout sentir autour de moi. Je rebondis sur les murs, esquive les coups puissants que Joyce m'envoie, imite sa propre technique de déplacement. Nos jambes se cognent, nos dos s'écrasent au mur pour mieux nous propulser, nos armes volent et s'entrechoquent. Joyce fait vibrer son arme chatoyante, ses longs cheveux soulignant chacun de ses mouvements. Je n'égale pas sa grâce, mais j'ai l'impression de presque me calquer sur sa rapidité. Je sais que c'est l'air qui m'aide. En l'utilisant, je deviens bien plus efficace. Comme je l'ai appris avec Derek.
Joyce semble à peine fatiguée. Elle roule puis saute, esquive chacun de mes coups de poing avec évidence. Elle est acharnée, et hypnotisée. Dans ses yeux, brûlent toutes les âmes des Kitsunes qui ont honoré son esprit. Le renard en elle a pris une toute nouvelle place, et me semble plus rusé que jamais.
Mon amie saute au dessus de moi pour éviter mon coup rapproché, et je pivote rapidement. En une seconde, je m'éloigne en un bond et profite du fait qu'elle me tourne le dos pour lui asséner un coup invisible de ma main libre. J'agis naturellement. L'onde de choc la secoue et elle desserre la prise sur son katana en s'agenouillant, prise de court. Je profite de ce bref instant d'inattention pour me concentrer sur son arme. Le bras en avant, je serre la mâchoire et me force à faire affluer une dose énergie importante dans mes veines, pulsant au rythme de mon cœur. Je ne veux pas simplement la désarmer. Je veux la priver de son atout.
Ce que j'arrive à faire quand, alors qu'elle se relève d'un coup, son arme quitte sa main pour rejoindre la mienne. Je recule sous l'impact du choc du katana qui envoie mon bras en arrière, lâchant un soupir étranglé, soulagée. J'ai eu beaucoup de mal à l'attirer. Il est bien plus lourd, gorgé de l'énergie de Joyce. Cette dernière me regarde d'un air ahuri, le regard féroce.
— Je vais te faire payer ça ! s'exclame-t-elle.
Je souris, brandissant à présent deux armes face à moi. Je tente d'ignorer la sensation désagréable du katana dans ma main, qui semble vouloir s'échapper à tout prix pour rejoindre sa propriétaire, animé par un lien imbattable.
Et ce lien, je le sous-estime malheureusement. Mon propre moment de fierté a raison de moi, car la Kitsune en face de moi arrive à mon niveau en un temps record, glissant à côté de moi si vite que je n'ai pas le temps de réagir, perturbée par l'emprise d'une arme qui n'est pas la mienne. Et, alors que je tente de répondre à son assaut en jetant mon pied vers elle, elle attrape mon bras et me plaque contre le mur en attrapant, sous mon air stupéfait, son katana par sa lame incandescente. Bouche bée, je ne serre pas assez sur le manche et l'arme de mon amie tournoie jusqu'à sa main. Réagissant instinctivement en parant ma dague face à mon visage, j'en oublie de réfléchir, et Joyce pivote, laissant un éclair de lumière passer sous mes yeux avant que je ne sente la pointe de son arme sur mon flanc gauche, prêt à me transpercer.
Perdu.
Mon amie sourit largement, et je baisse les bras, haletante. Je la regarde, vaincue mais joyeuse, fière de nous. Puis, mon regard descend vers sa main tenant le manche de son katana.
— Tu l'as pris par la lame ! me rappelé-je, outrée. Ça va ?
Elle s'esclaffe avant de me montrer sa paume, étonnamment intacte.
— C'est un nouveau truc que j'ai appris, m'explique-t-elle, la tête haute. Quand la lame est protégée par mon esprit, elle ne peut pas me blesser.
J'entrouvre les lèvres, sans voix. Ses yeux n'ont pas perdu de leur férocité, au contraire. Cette fille est incroyable.
— Mais toi aussi, tu as des nouveaux trucs, oh ! s'exclame-t-elle en poussant affectueusement mon épaule.
Je ne réprime pas un sourire et accorde aussi un regard à Zac et Jake qui nous rejoignent en quelques pas.
— Ta technique s'est vraiment, vraiment améliorée, note Zac. Et ta magie...
— Oui, réponds-je avant qu'il puisse continuer. Je peux l'utiliser différemment, maintenant.
Un sourire énigmatique étire ses lèvres, et je devine son interrogation.
— J'ai appris ça chez les Bannis, confirmé-je. Grâce à Derek, pour le combat.
Ses sourcils s'arquent d'un air pensif, je tourne la tête vers Jake qui ne me quitte pas des yeux. Il ne dit rien, la mâchoire serrée. Son regard alterne entre une amusante admiration et une appréhension notable. Néanmoins, je suis rassurée, car je ne vois pas de peur ou de dégoût. J'avais peur, il est vrai, que me voir me battre avec des techniques apprises auprès de nos bourreaux ne lui fasse remonter d'affreux souvenirs. Pourtant, je crois qu'il parvient à dissocier tout ça, ce qui me déroute un peu malgré moi. Mais le temps a passé, depuis, après tout.
— L'entraînement a dû être intense, commente Joyce.
Je lui réponds d'un haussement de sourcils éloquent.
— C'est un euphémisme, m'autorisé-je à plaisanter.
— Et ce Derek, il t'a appris d'autres choses ? s'enquiert Zac.
Pendant un instant, j'ai l'impression d'entendre une pointe d'agacement dans sa voix. Je m'amuse à m'imaginer qu'il est jaloux qu'un autre que lui ait pu être un mentor pour moi. Ce qu'il ne sait pas, c'est que dès que j'étais avec Derek, je pensais à lui, et son fantôme m'observait, veillait sur moi comme personne d'autre ne le ferait.
— Il m'a appris à faire confiance à mon corps pour le combat, réponds-je brièvement. Je me reposais trop sur ma magie, avant. Et... je crois que j'ai trouvé le bon équilibre.
Un court silence s'installe. Je fais tourner ma dague dans l'air, m'étirant un peu les bras.
— On ne dirait pas qu'il est méchant, hésite Joyce, soutenant difficilement notre regard.
Sa remarque timide me fait sourire.
— Non, on ne dirait pas. Je crois qu'il ne l'était pas vraiment, avoué-je. Il...
— Était ? relève soudain Jake, parlant pour la première fois.
Je lui accorde un regard bref, hésitante.
— Il est mort. J'ai demandé au roi. Désolée, fais-je plus légèrement en m'adressant aux autres, vous ne pourrez pas juger s'il est méchant ou non.
Ils restent muets, les sourcils froncés. Je crois que l'amertume perçait un peu trop dans ma voix, pour une fille censée être l'ennemie numéro un des Bannis. Je balaie la conversation d'un revers de la main.
— Enfin, ça fait un Banni surpuissant en moins, déclaré-je en feignant la désinvolture. On s'y remet ? J'aimerais bien affronter les garçons, cette fois. Vous êtes moins forts que Joyce, ça devrait être facile.
Ils ne relèvent pas ma première phrase, et je les remercie intérieurement. Réagissant immédiatement à ma pique, ils s'esclaffent et font tinter leurs armes entre elles.
— Je te rappelle que je t'ai tout appris, apprentie, raille Zac.
Je souris, le cœur soudainement chaud. Le mentor et son apprentie.
— Et que moi, je suis ton copain, ajoute Jake d'un air malicieux. Donc je te fais perdre tous tes moyens.
Il m'achève, je réprime difficilement un éclat de rire, empourprée. Quand il me dit des mots pareils, c'est clair qu'il me fait perdre tous mes moyens. Mais je vais me venger, il verra.
Pendant environ trente minutes, nous nous affrontons tous et la pièce devient une vraie fournaise. Je suis honnêtement fière de leur montrer mon amélioration, et de les obliger à ne plus prendre de pincettes avec moi. Je suis encore loin de les battre à plate couture sans mes pouvoirs, mais je vois clairement l'évolution.
Aucun d'eux n'a perdu son énergie. Zac et son épée ne font qu'un, le Changeur mettant son espièglerie à l'oeuvre à chacun de ses coups, m'éblouissant toujours de sa rapidité et de la force parfaitement contrôlée de ses assauts. Son élégance n'a d'égal que son efficacité, et en le voyant combattre avec autant de maîtrise, je me dis que je n'aurais pas pu rêver meilleur mentor.
Quant à Jake, sa combativité est toujours aussi impressionnante. Dans chaque geste, il invoque une impétuosité viscérale, une bestialité intérieure aussi effrayante qu'éblouissante. Ses mouvements sont puissants, il semble avoir dans sa main une arme capable de tuer tout ce qui se mettra en travers de son chemin. Son simple couteau de chasse devient, entre ses longs doigts éraflés, la pire des armes. L'observer se déplacer dans l'espace et tout irradier de sa présence provoque des coups dans mon ventre. J'aime le voir se battre à chaque fois comme si sa vie en dépendait. Comme si c'était le moyen pour lui d'exprimer toute la sauvagerie que je lis si souvent dans ses yeux.
— Si j'utilisais vraiment mes pouvoirs, vous seriez déjà à terre ! me moqué-je en parant un coup de Zac.
— Bah ne te gêne pas, vas-y ! répond Jake, arrivant derrière moi.
Un sourire irrépressible aux lèvres, je m'écarte et ose un mouvement qui les repousse tous les deux contre le mur. Je sais que le but n'est pas de les anéantir en utilisant toute ma force comme sur un champ de bataille, mais c'est quand même drôle de me dire que, à présent, je pourrais le faire si je le voulais. Avant, ma magie était bien trop instable, l'harmonie entre elle et mon corps trop dangereuse. Mais maintenant, je sais que j'ai compris son essence, et que je la contrôle profondément.
C'est pour cela que je me permets quelques acrobaties et autres diversions en maniant l'air et le feu, faisant aller et venir ma dague entre eux puis dans mes mains, m'entourant d'ondes qui me promettent de repousser chacun de leurs assauts. En les affrontant, je me dis que je pourrais certainement battre beaucoup de gens grâce à mon évolution. Sur le champ de bataille, je ne pense plus être démunie. Et, en y songeant, je me prends d'une étrange hâte à combattre, une perturbante impatience à me fondre dans le chaos, et, malgré moi, détruire.
En courant, sautant, haletant sous le bruit de nos lames s'entrechoquant, sous le bruit des glissements et des coups maîtrisés, j'oublie tout ce qui aurait pu compresser ma poitrine. Quand je me bats avec eux, j'ai l'impression de me caler sur un rythme logique, d'être prise dans une cinétique que nous comprenons tous sans avoir besoin de parler. Je me sens à ma place, liée à eux par l'esprit combatif qui nous unie à présent. Je n'aurais jamais cru devenir un jour une guerrière. Ni même une simple combattante, à vrai dire. Mais à leurs côtés, je pourrais m'imaginer être n'importe quoi.
* * *
Je pousse un long soupir en m'allongeant après avoir bu une gorgée d'eau fraîche. Les bras étendus sur le sol frais de la salle d'entraînement, je me laisse respirer enfin après toute cette agitation. Nous battre nous a tous fait beaucoup de bien. Je crois que j'avais bien besoin de ça pour évacuer.
Jake, assis contre le mur à côté de moi, reste silencieux, lui aussi essoufflé - moins que moi, à l'évidence. Zac et Joyce se sont déjà relevés après avoir récupéré. Les yeux rivés sur le plafond, je distingue leurs silhouettes partir lentement, leurs bruits de pas résonnant dans la pièce plongée dans un silence épuisé. La lumière dehors s'est totalement éteinte, alors seules les ampoules d'un blanc chaud éclaire la salle.
Entendant les deux tourtereaux s'éloigner dans les marches de la salle d'armes, je me redresse doucement pour me mettre en tailleurs. J'observe Jake, qui, les yeux fermés, semble bien paisible. Il a presque l'air de dormir. Il est beau, comme ça. Le visage détendu, ses cheveux bruns tombant sur son front légèrement transpirant, ses longs cils posant une douce ombre sur ses pommettes rougies par l'effort.
Il ouvre les yeux. Surprise, avec l'impression d'être prise sur le fait, je sens mes joues chauffer. Et, quand, sans bouger, il m'adresse simplement un petit sourire adorable, je me sens fondre. Je m'approche timidement, me mettant en face de lui. Je soutiens son regard lorsqu'il se penche en avant pour prendre mes mains dans les siennes, et coller ses paumes aux miennes. Je souris avec douceur, papillonnant des cils malgré moi, le cœur en feu.
— Je sais que tu es triste pour Derek, lâche-t-il alors, mais sa voix n'émet aucun reproche.
Je le considère, interdite. J'ai beaucoup de mal à cacher mon embarras à ce moment. Il a raison. Évidemment qu'il a raison. J'ai l'impression d'avoir perdu ce qui aurait pu être un ami, une personne que j'aurais pu aider, et dont l'esprit était riche, plein d'ambitions que j'aurais pu comprendre. Il aurait pu faire changer les choses.
— Mais je n'ai pas le droit de l'être, chuchoté-je. Enfin, pas vraiment.
Jake secoue la tête, un léger rire étirant ses lèvres.
— Si, tu as le droit.
Une expression affectueuse plie mon front. Je suis à la fois attendrie et attristée. Je quitte son regard embrasé pour regarder mes doigts jouer doucement avec les siens.
— Tu n'as pas besoin d'être aussi compréhensif, Jake, fais-je à voix basse. Je ne devrais pas m'être attachée à un Banni, même s'il a été bon avec moi parfois. C'était l'allié de Jorah, il n'était pas dans le bon camp. Donc, pour l'instant, je ne dois pas le pleurer. Peut-être qu'une fois la guerre finie, je le ferai.
Il cherche mon regard, alors je lui accorde. Ses yeux ne respirent que de la douceur. C'est rare, chez lui, encore plus en ce moment.
— Viens là, sussure-t-il en tirant sur ma main pour l'attirer vers lui.
Je me laisse faire, tombant contre son torse. Je souris imperceptiblement, emplie par sa chaleur fiévreuse. En sentant sa main passer dans mon dos, je le sens me presser contre lui encore et je me redresse brièvement pour me mettre à califourchon sur lui, assise sur ses jambes, les mains sur ses épaules. Je baisse les yeux vers lui, les lèvres brûlant d'envie de l'embrasser, et colle mon front au sien. Nos souffles chauds se mélangent alors qu'il passe des doigts tremblants sur ma nuque.
— Il faut que je te dise quelque chose, hésite-t-il alors, le regard perdu dans la contemplation de mon cou.
Je lui lance un regard interrogateur, reculant mon visage pour l'écouter.
— Pendant la guerre, Neela aussi est morte.
Mon cœur prend un coup. J'oublie souvent la présence invisible de Neela dans la vie de Jake, mais je sais qu'en tant que tutrice, elle a toujours représenté la famille à ses yeux. C'est la première personne que j'ai rencontrée ici. C'était ce qu'il y avait de plus proche d'une figure parentale pour lui.
— Jake... fais-je d'une voix douloureuse. Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ?
— Je n'avais pas trop envie d'en parler, avoue-t-il. On l'a retrouvée plus tard que les autres combattants, elle avait... elle est morte dans un feu, donc il ne restait pas grand chose.
Ses yeux me fuient mais j'y perçois quand même une grande douleur. Mon cœur se serre dans un affreux chagrin. Avec précaution, je lève son menton pour qu'il me regarde. Il arrime enfin ses yeux aux miens, et la tristesse que j'y lis me va droit dans les tripes. Les larmes se coincent dans ma gorge.
— Je ne la voyais jamais, souffle-t-il, la voix à peine audible. Je ne pensais pas que...
— Que ça te ferait aussi mal, finis-je.
Il ne répond, sûrement gêné, mais sa mâchoire soudainement contractée et son regard dur s'expriment à sa place. Il se racle la gorge, son regard s'emportant de nouveau derrière moi.
— En la perdant, j'ai eu l'impression de perdre ce qui représentait la famille, tu vois. Je crois que c'était la dernière personne qui tenait à moi de cette manière. Pas comme une mère tient à son fils mais...
La fin de sa phrase disparaît dans ses pensées, mais je la devine assez facilement, n'ayant pas besoin de magie pour lire en lui. Je ne me permets cependant pas de l'exprimer, car je sais qu'il se fermerait si je dévoilais ainsi sa vulnérabilité. Neela ne l'aimait pas forcément comme une mère aime son fils, mais elle le protégeait. Sa présence lui rappelait que quelqu'un, même quand il ne le voulait pas, veillait sur lui. Elle était là, elle connaissait ses parents et elle avait voué une partie de sa vie à l'aider, lui qui avait l'impression de n'avoir personne. Jake ne s'autorise pas beaucoup à l'amour. Mais avec elle, je pense qu'il se l'autorisait.
Je comprends mieux d'où venait cette douleur muette dans ses yeux depuis que je l'ai retrouvé. Pendant tout ce temps, le problème n'était pas que d'apprendre à vivre sans moi. C'était d'apprendre à vivre sans les repères que Neela représentaient, aussi. C'était faire une croix sur son passé, sans même pouvoir se raccrocher au futur. En y songeant, une souffrance horrible me retourne le ventre. Je m'en veux tellement de ne pas avoir été là, et j'ai encore plus mal de savoir que lui, au fond, il doit m'en vouloir. Mais à présent, je suis là. Et je me promets de ne plus jamais le laisser, de toujours m'assurer qu'il va bien. Même si ça l'embête. Il est ma responsabilité, à moi aussi.
Avec une douceur appliquée, je passe la main sur sa joue brûlante, mon autre main pressant sur la naissance de son cou. Il relève les yeux vers moi, et j'écarte délicatement les cheveux de son front.
— Tu as toujours une famille, Jake, assuré-je d'une voix bienveillante.
Il ne trouve pas de mots pour me répondre. Ses traits s'affaissent, dans une expression dont la vulnérabilité m'atteint jusqu'à l'âme. Ses beaux yeux me scrutent, étourdis, plus profonds que jamais. À ce moment, je me dis que j'ai tenu la promesse que je m'étais faite à moi-même il y a si longtemps, sur cette nappe de pique-nique. Je lui ai fait perdre ses moyens, pour une fois.
Quand il retrouve sa contenance, il ne me dit toujours rien. Au lieu de ça, il attrape mon visage pour l'attirer vers lui, et écrase ses lèvres sur les miennes avec fougue. Je m'abandonne tout de suite à ce baiser, qui, pour moi, veut dire tant de choses. J'y sens tant de douleur étouffée, tant de reconnaissance, tant de soulagement. J'y sens ce que je voudrais être l'amour pur. Si j'avais confiance en moi, je me dirais qu'il est amoureux de moi, lui aussi. Qu'il serait capable de se consumer tant il m'aime. Qu'il a, lui aussi, l'impression de devenir fou dès qu'il me touche.
Mes mains viennent presser sa mâchoire, le bout de mes doigts fouillant ses mèches de cheveux, frisant toujours au niveau de ses oreilles. Je ne respire plus, je ne sens rien d'autre que sa bouche, brûlant contre la mienne.
Assise sur lui, je ne peux m'empêcher de bouger au rythme de son corps, mon cœur tambourinant dans ma poitrine collée à son torse musclé. Je peux sentir la température grimper, et mes vêtements me démangent. Il me rend complètement folle.
Notre baiser est interrompu brusquement par Jake qui détache mon visage du sien pour me regarder. Il garde ses mains sur mes joues, contemplant mon visage sûrement écarlate comme si c'était la huitième merveille du monde. Je sens ma poitrine se soulever, quand, dans ses yeux, l'émotion prend le pas sur le désir, et exprime plus de tendresse qu'ils n'en ont jamais exprimé.
— Si tu savais à quel point je... souffle-t-il, fiévreux.
Il se mord la lèvre avant de finir sa phrase, et amène simplement ma tête à son cou. J'enfouis donc mon visage contre lui et respire son odeur, mélange suave de sueur et de soleil. Mon corps vibre contre le sien, tremblant d'un amour difficile à contenir. Il me serre fermement contre lui, et intérieurement, je prie pour qu'il ne me lâche plus jamais.
J'entrouvre les lèvres, prête à lui demander de terminer sa phrase. Parce que je veux pouvoir lui dire les quelques mots qui soulageront mon cœur, qui résonnent en moi depuis trop longtemps pour que j'attende encore.
Mais un bruit m'interrompt, et nous force à nous détacher d'un coup, alarmés par la porte d'entrée de la maison à laquelle on frappe bruyamment. Jake me rend mon regard interloqué, et il ne nous faut pas longtemps pour sauter sur nos pieds et nous dépêcher de sortir de la salle pour rejoindre le couloir. Je titube un peu, encore sonnée par l'intensité de notre échange.
Nous nous dépêchons de rejoindre Zac et Joyce dans l'entrée, qui viennent d'ouvrir à ce qui semble être un garde du château. Arborant un uniforme solennel et les yeux violets des sorciers, il tient une enveloppe dans sa main.
— Je viens délivrer ce message à Heaven Caldwell, déclare-t-il.
— C'est moi, fais-je en m'avançant.
— C'est de la part du roi, explique-t-il en me tendant la lettre. Bonne soirée à vous, au revoir, poursuit-il une fois que sa mission est accomplie.
La porte se referme derrière lui. Les sourcils froncés, je brise le sceau royal qui décore l'enveloppe. Je lis alors lentement le message du roi, mon cœur battant un peu plus fort à chaque ligne.
Heaven,
Je souhaite que demain, à quatorze heures, tu donnes un discours face au peuple d'Érédia, avec moi. Ils ont besoin d'entendre la vérité, et de ta propre bouche. Si tu veux assumer la responsabilité qui pèse sur tes épaules, il te faut l'assumer devant toutes les personnes que tu t'entends sauver.
Je sais que tu as peur, mais c'est ton devoir. Tu ne marcheras à mes côtés que si tu gagnes le respect et le mérite de mon peuple. Et je suis certain que tu y arriveras.
Une fois cela accompli, il faudra enfin commencer ce que nous attendons tous les deux plus que tout. Les choses se mettent en place.
Nous trouverons Jorah. Et nous le vaincrons. Au péril de nos vies.
Ce soir, repose toi. Car demain débute le dernier acte de cette guerre.
Signé : Elijah.
Mon cœur remonte dans ma gorge alors que je referme la lettre. La gorge sèche, les mots me manquent. Pendant un instant, je me demande si c'est l'entretien avec ma mère qui l'a décidé si vite d'engager de vraies missions.
Je prends une longue inspiration, levant les yeux vers mes amis, mes alliés. Je leur adresse un sourire, hésitant face à leur regard interrogateur. Mais en les regardant, ma poitrine se gonfle de courage. Et soudain, je n'ai plus peur.
_ _ _ _ _
Voilà pour le chapitre 38 ! J'espère qu'il vous a plu !
Vous voyez, bien moins d'attente ;) J'ai adoré l'écrire, j'espère autant que vous en lisant !
Dites moi, qu'est-ce que vous avez préféré ? Qu'aimeriez-vous voir plus tard ? A votre avis, comment va se dérouler le prochain chapitre ? ;)
À bientôt pour la suite, bisouus ♥
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top